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Acte deuxième, sixième tableau


La chambre de la Reine, au Louvre.

SCèNE PREMIèRE

ANNE D'AUTRICHE, LA PORTE.

ANNE
Eh bien, la Porte, le duc ?

LA PORTE
Le duc ?

ANNE
Vous n'avez point de ses nouvelles ?

LA PORTE
Nous n'en pouvions avoir que par madame Bonacieux, et, du moment que le cardinal l'a fait enlever, nous retombons dans l'incertitude.

ANNE
La Porte !

LA PORTE
Madame ?

ANNE
Il me semble que j'entends marcher dans le couloir secret; voyez qui ce peut être.

SCèNE II

Les mêmes, MADAME BONACIEUX.

MADAME BONACIEUX, ouvrant la porte du couloir.
Silence !

ANNE
Ah ! c'est toi, Constance !

MADAME BONACIEUX
Oui, madame... oui, Votre Majesté, c'est moi.

ANNE
Ils t'ont remise en liberté ?

MADAME BONACIEUX
Je me suis enfuie.

ANNE
Et tu es accourue ici ?

MADAME BONACIEUX
J'ai été où ma présence était nécessaire.

ANNE
Tu l'as vu ?

MADAME BONACIEUX
Votre Majesté...

ANNE
Réponds vite; tu l'as vu ?... il ne lui est arrivé aucun accident ?

MADAME BONACIEUX
Il est là.

ANNE
Là!... qui ?...

MADAME BONACIEUX
Le duc.

ANNE
Le duc de Buckingham ?

MADAME BONACIEUX
Lui même.

ANNE
Au Louvre... chez le roi... près du cardinal !

MADAME BONACIEUX
Madame, il a dit que, puisqu'il était venu, il ne retournerait pas à Londres sans vous voir; qu'il savait que la lettre n'était pas de vous; qu'il savait avoir été attiré dais un piège; mais qu'il remerciait ses ennemis de lui avoir fait cette position.

ANNE
Quelle folie ! Retourne où tu l'as laissé; prie, implore, ordonne en mon nom... (Le Duc paraît.) Dis lui qu'il faut qu'il parte... que je ne le verrai pas... que je ne veux pas le voir... Au besoin, s'il le faut, je dirai tout au roi.

SCèNE III

Les mêmes, BUCKINGHAM.

BUCKINGHAM
Oh ! vous n'aurez pas ce courage, madame !

ANNE
Le duc!... La Porte, de ce côté... Constance, dans ce couloir. (A Buckingham.) Oh ! monsieur, monsieur, qu'avez vous fait ?
(Les deux Serviteurs se sont éloignés; la Reine et Buckingham sont restés seuls.)

SCèNE IV

ANNE D'AUTRICHE, BUCKINGHAM.

BUCKINGHAM, mettant un genou en terre.
Je suis venu m'agenouiller devant vous et vous dire: Georges de Villiers, duc de Buckingham, est toujours le plus humble et le plus obéissant de vos adorateurs.

ANNE
Duc, vous savez que ce n'est point moi qui vous ai fait écrire, n'est ce pas ?

BUCKINGHAM
Oui, je sais que j'ai été un fou de croire que la neige s'animerait, que le marbre pourrait s'échauffer... Mais, que voulez vous ! quand on aime, on croit facilement à l'amour; d'ailleurs, je n'ai pas tout perdu à ce voyage, puisque je vous vois.

ANNE
Vous oubliez, milord, qu'en me voyant, vous courez risque de la vie, et que vous me faites courir, à moi, risque de mon honneur; vous me voyez pour m'entendre vous dire que tout nous sépare, les profondeurs de la mer, l'inimitié des deux royaumes, la sainteté des serments: il est sacrilège de lutter contre tant de choses, milord; vous me voyez enfin pour m'entendre vous dire que nous ne pouvons plus nous revoir..

BUCKINGHAM
Parlez, madame ! parlez, reine ! la douceur de votre voix couvre la dureté de vos paroles... Vous parlez de sacrilège... mais le sacrilège est dans la séparation des cœurs que Dieu avait faits l'un pour l'autre.

ANNE
Milord, je ne vous ai jamais dit que je vous aimais.

BUCKINGHAM
Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point.

ANNE
Milord !

BUCKINGHAM
Et ce serait une cruauté que vous ne commettrez pas... car, dites moi, reine, où trouverez vous un amour pareil au mien; un amour que ni le temps, ni l'absence, ni le désespoir ne peuvent éteindre; un amour qui se contente d'un ruban, s'égaye d'un regard perdu, d'une parole échappée ?... Il y a trois ans que je vous ai vue pour la première fois, madame, et il y a trois ans que je vous aime ainsi.

ANNE
Duc !

BUCKINGHAM
Voulez vous que je vous dise comment vous étiez vêtue la première fois que je vous ai vue ? Voulez vous que je détaille chaque ornement de votre toilette ?... Je vous vois encore avec cette robe de satin brodée d'or, dont les manches pendantes se rattachaient sur vos bras si beaux par des ferrets de diamants... Oh ! oui, tenez, je ferme les yeux et je vous vois telle que vous étiez alors... je les ouvre et vous vois telle que vous êtes... c'est à dire cent fois plus belle !

ANNE
Quelle folie de nourrir une passion inutile avec de tels souvenirs !

BUCKINGHAM
Et de quoi voulez vous donc que je vive ?... Je n'ai que des souvenirs, moi... C'est mon bonheur, mon trésor, mon espérance... Chaque fois que je vous vois, c'est un diamant de plus que je renferme dans l'écrin de mon cœur...Celui ci est le quatrième que vous laissez tomber et que je ramasse; car, en trois ans, madame, je ne vous ai vue que quatre fois: cette première que je viens de vous dire, la seconde chez madame de Chevreuse, la troisième dans les jardins d'Amiens...

ANNE
Ne parlez pas de cette soirée, milord.

BUCKINGHAM
C'est la soirée heureuse et rayonnante de ma vie... Vous rappelez vous la belle nuit qu'il faisait ?... Comme l'air était doux et parfumé ! comme le ciel était bleu et tout émaillé d'étoiles ! Oh ! cette fois comme aujourd'hui, j'étais seul avec vous; cette fois, vous étiez prête à tout me dire, votre isolement dans la vie, les chagrins de votre cœur, le veuvage de votre âme... Vous étiez appuyée à mon bras... tenez, à celui ci... Je sentais, en inclinant la tête de votre côté, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et, à chaque fois qu'ils l'effleuraient, je frissonnais de la tête aux pieds... Oh ! reine ! reine ! vous ne savez pas tout ce qu'il y a de joie dans un pareil moment ! Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire..tout ce qui me reste de jours à vivre pour une semblable nuit... car, cette nuit là, oh ! cette nuit là, madame, vous m'aimiez...

ANNE, se levant.
Mais la calomnie s'en est emparée, de cette nuit. Le roi, excité par M. le cardinal, a fait un éclat terrible; madame de Vernet a été chassée; Putange, exilé; madame de Chevreuse est tombée en défaveur, et, lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui même s'est opposé à votre retour.

BUCKINGHAM
Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi.

ANNE
Comment cela ?

BUCKINGHAM
Je n'ai point l'espoir de pénétrer jusqu'à Paris à main armée... non, sans doute; mais cette guerre pourra amener une paix... cette paix nécessitera un négociateur... ce négociateur, ce sera moi... et je reviendrai à Paris, et je vous reverrai !

ANNE
Milord ! mais, songez y donc, toutes ces preuves d'amour que vous voulez me donner, ce sont des crimes.

BUCKINGHAM
Ah ! parce que vous ne m'aimez pas... Madame de Chevreuse, dont vous parliez tout à l'heure, a été moins cruelle que vous. Holland l'a aimée, et elle a répondu à son amour.

ANNE
Hélas ! madame de Chevreuse n'était pas reine.

BUCKINGHAM
Vous m'aimeriez donc si vous ne l'étiez pas, vous, madame ? Oh ! merci de ces douces paroles, ô ma belle Majesté, cent fois merci !

ANNE
Oh ! vous avez mal compris.

BUCKINGHAM
Je suis heureux d'une erreur... soit ! n'ayez pas la cruauté de me l'enlever... Cette lettre que j'ai reçue n'était pas de vous; vous l'avez dit vous même; on m'a attiré dans un piège, j'y laisserai ma vie peut être; car, tenez... c'est étrange, depuis quelque temps, j'ai le pressentiment que je vais mourir.

ANNE
Ah ! mon Dieu !

BUCKINGHAM
Je ne dis point cela pour vous effrayer, madame; croyez que je ne me préoccupe pas de pareils rêves... Mais ce mot que vous venez de dire... cette espérance que vous m'avez presque donnée.., elle aura tout payé, fût ce ma vie.

ANNE
Eh bien, moi aussi, duc, j'en ai, des pressentiments; moi aussi j'ai fait un rêve... et, dans mon rêve, je vous voyais là, couché, sanglant, blessé...

BUCKINGHAM
Du côté gauche, n'est ce pas, avec un couteau ?

ANNE
Oui, c'est cela, milord. Ah ! mon Dieu, qui a pu vous dire que j'avais fait ce rêve ?... Je n'en ai parlé qu'à Dieu, et encore dans mes prières.
(Elle se lève.)

BUCKINGHAM
Je n'en veux pas davantage. (A genoux.) Vous m'aimez, madame, c'est bien.

ANNE
Je vous aime... moi ?...

BUCKINGHAM
Oui, vous; Dieu vous enverrait il les mêmes rêves qu'à moi si vous ne m'aimiez pas ?... aurions nous les mêmes pressentiments si nos deux existences ne se touchaient point par le cœur ?... Vous m'aimez, reine, et vous me pleurez.

ANNE
Mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez que c'est plus que je n'en puis supporter... Tenez, duc, au nom du ciel, partez, retirez vous; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas... mais ce que je sais, c'est que, si vous étiez frappé en France, que, si vous mouriez en France, que si je pouvais supposer que votre amour pour moi fût cause de votre mort... je sais que je ne m'en consolerais jamais ! Je sais que j'en deviendrais folle ! Panez donc, partez, je vous en supplie.

BUCKINGHAM
Oh ! que vous êtes belle ainsi et que je vous aime ! que je vous aime !

ANNE
Partez, partez et revenez plus tard, revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, entouré de gardes qui vous défendront, de serviteurs qui veilleront sur vous... Et alors... alors, je ne craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur à vous revoir.

BUCKINGHAM
Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui me vienne de vous, et qui me rappelle que je n'ai point fait un rêve!... quelque chose que vous ayez porté et que je puisse porter à mon tour, une bague, un collier, une chaîne !

ANNE
Et partirez vous, partirez vous, si je vous donne ce que vous me demandez ?

BUCKINGHAM
Oui.

ANNE
A l'instant même ?

BUCKINGHAM
Oui.

ANNE
Vous quitterez la France ? vous retournerez en Angleterre ?

BUCKINGHAM
Oui, je vous le jure!... je vous le jure !

ANNE
Attendez, milord, attendez. (Elle s'élance hors de l'appartement; Buckingham l'attend, immobile, les bras tendus.Anne reparaît, tenant un coffre de bois de rose.) Tenez, milord, tenez, gardez ceci en mémoire de moi: ce sont les ferrets de diamants que je portais la première fois que vous m'avez vue, et que m'avait donnés le roi.

BUCKINGHAM, tombant à genoux.
Est ce bien vrai, madame ?

ANNE
Vous m'avez promis de partir.

BUCKINGHAM
Et je tiens ma parole... Votre main, madame, votre main, et je pars ! (Anne lui tend sa main, qu'il baise avec transport.) Avant trois mois, madame, je serai mort ou je vous aurai revue, dussé je, pour en arriver là, dussé je bouleverser le monde !

SCèNE V

Les mêmes, MADAME BONACIEUX, puis D'ARTAGNAN.

MADAME BONACIEUX, entrant.
Madame ! madame !

ANNE
Qu'y a t il ?

MADAME BONACIEUX
Le duc a été suivi, son signalement pris, le mot d'ordre changé.

ANNE
Vous entendez, duc ?

BUCKINGHAM
Mon Dieu ! que faire ?

D'ARTAGNAN, entrant vivement.
Mettre ce manteau et ce chapeau, monseigneur, et laisser là le vôtre.

BUCKINGHAM
Mais le nouveau mot d'ordre ?

D'ARTAGNAN
Rochefort et La Rochelle. Maintenant, n'oubliez pas que vous êtes de la compagnie Tréville.

BUCKINGHAM
Madame.

ANNE
Partez, duc, partez !... au nom du ciel, partez !

MADAME BONACIEUX
Partez !

D'ARTAGNAN
Partez !
(Le Duc sort.)

ANNE, écoutant.
Silence !

UNE VOIX
Qui va là ?

BUCKINGHAM, au dehors.
De la compagnie Tréville... Rochefort et La Rochelle.

LA VOIX
Passez !

ANNE, tombant dans un fauteuil.
Il est sauvé !

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