Le Caucase Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XVI
Les Lesghiens

Une vigoureuse dose de quinine, administrée aussitôt l'accès passé, coupa la fièvre comme par miracle. Le soir vint sans fièvre, la nuit se passa sans fièvre, et le matin à son tour revint sans fièvre.
Je m'étais informé s'il y avait quelque chose à voir à Temirkhan-Choura, et l'on m'avait répondu que non.
En effet, Temirkhan-Choura, ou, comme on dit par abréviation, Choura, est une création moderne. C'était la station du régiment de l'Apcheron. – Le prince Argoulensky, voyant la position de cette station au milieu des peuplades insoumises et guerrières, en fit le quartier général du Daghestan.
Ce quartier général, au moment de notre passage, était commandé par le baron Vrangel. Par malheur, le baron Vrangel était à Tiflis. Choura fut bloquée par Schamyl ; mais elle fut secourue par le général Scrolof, et Schamyl fut contraint de lever le siège.
Une nuit, Hadji-Mourad fit irruption dans ses rues, mais l'alarme fut donnée à temps, et Hadji-Mourad, repoussé, rentra dans ses montagnes.
La tradition prétend que l'emplacement où est aujourd'hui Choura était autrefois un lac.
Le lendemain de notre arrivée, rien n'était plus croyable que la tradition : la ville tout entière n'était littéralement qu'une immense flaque d'eau.
Du moment qu'il n'y avait rien à voir à Choura, et que la fièvre de Moynet était passée, il ne nous restait qu'à prendre congé de notre hôte, à remercier le docteur, à serrer la quinine pour une autre occasion et à partir.
Nous fîmes demander des chevaux et une escorte, et, vers les neuf heures du matin, nous partîmes. J'oubliais de dire que, pendant la nuit, Victor Ivanovitch nous avait rejoints avec les bagages.
Vers dix heures, le brouillard s'était levé, et il faisait un temps magnifique. Cette neige, qui avait donné la fièvre à Moynet, avait disparu comme sa fièvre. Il faisait un splendide soleil, et, quoique nous fussions à la fin d'octobre et sur le versant septentrional du Caucase, on se sentait pénétré d'une bienfaisante chaleur.
Vers midi, nous arrivâmes à Paraoul, simple station de poste, à laquelle il ne manquait qu'une chose : des chevaux.
Nous ne nous en rapportâmes naturellement pas au smatritel. Nous allâmes voir dans les écuries : elles étaient vides.
Il n'y avait rien à dire. Seulement, c'était dur de ne faire que vingt verstes dans la journée. On tira les plumes, le papier et l'encre du nécessaire ; on tira les crayons et le bristol du carton, et l'on se mit à travailler. C'était notre grande ressource dans les contretemps de cette espèce.
Pendant la nuit, des chevaux rentrèrent, mais deux troïkas seulement. Force fut encore à notre pauvre Victor-Ivanovitch de rester en arrière.
Nous partîmes à dix heures du matin seulement : il y avait eu pendant la nuit une alerte dont nous n'avions rien su. Deux hommes s'étaient présentés à la porte du village en disant qu'ils venaient de s'échapper des mains des Lesghiens. Mais, comme les Lesghiens emploient souvent ces sortes de ruses pour pénétrer dans les aouls, on les avait menacés de tirer sur eux, et ils s'étaient éloignés. – On nous donna une escorte de dix hommes ; on fit une visite générale des armes et nous partîmes. Au bout d'une heure et demie de marche, dans les restes d'un brouillard épais qui allait se dissipant de plus en plus, nous fîmes arrêter la voiture à un quart d'heure du village d'Helly.
C'était le pendant de l'aoul du champkal Tarkovsky.
Tout le premier plan, c'est-à-dire celui sur lequel nous nous trouvions, était un charmant bocage, formé d'arbres magnifiques, entre les troncs desquels coulait un véritable ruisseau d'idylle, – la Voulzie du pauvre Hégésippe Moreau. Pendant les chaudes journées d'été, toute cette portion de paysage devait faire une adorable oasis. Plus loin, sous un rayon de soleil filtrant entre deux masses de vapeur encore mal dissipée, apparaissait le village d'Helly, magnifique aoul tatar, situé sur une haute colline, entre deux montagnes plus hautes encore, et dont les bases étaient séparées de la sienne par deux charmantes vallées.
Le village, que nous découvrions parfaitement par sa situation en amphithéâtre, paraissait être dans une grande agitation. La plate-forme d'un minaret qui dominait l'aoul, le sommet de la montagne qui dominait le minaret, étaient couverts d'une foule de gens qui faisaient des signaux les uns aux autres et qui tous semblaient avoir les yeux fixés sur le même point.
Nous nous arrêtâmes dix minutes pour que Moynet pût faire un croquis. Le croquis fini, nous reprîmes au grand trot le chemin d'Helly ; il était évident qu'il s'y passait quelque chose d'extraordinaire, et nous avions hâte de savoir ce que c'était que ce quelque chose.
En effet, ce qui se passait était grave.
Nous avions enfin des nouvelles de cette fameuse expédition des Lesghiens dont on nous parlait, depuis trois jours, comme d'une chose vague, mais menaçante.
A l'heure qu'il était, les miliciens d'Helly devaient en être aux mains avec eux.
Voici ce que l'on savait déjà, le reste était ignoré.
Au point du jour, deux pâtres étaient venus à Helly les mains liées et avaient raconté ceci aux habitants :
Un parti de cinquante Lesghiens sous la conduite d'un fameux abreck de Gaubden, nommé Taymas Goumisch Bouroum, ayant pris, la veille au matin, dans un koutan, les moutons qu'il contenait et les deux pâtres qui les gardaient, s'était égaré dans le brouillard, et, pendant la nuit, avait été en quelque sorte se heurter à Paraoul, où nous étions couchés ; il s'en était écarté vivement, mais était tombé sur un autre village nommé Guilley. Alors, les montagnards, comprenant le danger de leur position, avaient abandonné bêtes et gens, et avaient pris, la direction des montagnes couvertes de bois qui relient Helly à Karabadakent.
C'étaient évidemment nos deux hommes de Paraoul.
Mais, à Helly, comme il faisait jour, comme on se trouvait dans un grand aoul de deux à trois mille âmes, on fit plus d'attention à leur récit.
A l'instant même, l'essaoul Mohamet-Iman-Gasalief avait rassemblé toute la milice tatare d'Helly, deux cents hommes à peu près, et avait demandé cent hommes de bonne volonté pour l'accompagner : les cent hommes s'étaient présentés.
Il y avait déjà trois heures qu'il était parti : il était près de midi, et l'on venait de voir une grande fumée s'élever du côté du ravin de ­illy-Kaka, situé à deux lieues, à peu près, de la ville, à droite de la route de Karabadakent.
C'était notre chemin ; c'était justement à Karabadakent que nous allions.
Nous relayâmes avec la plus grande rapidité possible. Quant à notre escorte, douze hommes étaient prêts avant que nous les eussions demandés. Nous en aurions eu cinquante si nous l'avions voulu ; nous aurions eu tout le village, femmes et enfants.
Les femmes, surtout, étaient d'une incroyable animation. C'étaient des gestes d'une sauvagerie, des cris d'une férocité dont on n'a pas l'idée.
Des enfants à qui, chez nous, on ne laisserait pas un couteau entre les mains de peur qu'ils ne vinssent à se blesser, tenaient des kandjars nus, et semblaient prêts à faire le coup de poignard.
Nous partîmes au grand galop, au milieu des hurlements de ce troupeau d'hyènes.
En sortant d'Helly, nous découvrîmes parfaitement toute la plaine et toute la chaîne de montagnes dans laquelle s'accomplissait l'événement. Il nous semblait voir s'agiter avec une grande rapidité des êtres quelconques. Mais, à la distance où nous étions d'eux, il était impossible de distinguer si c'étaient des hommes ou des animaux, une bande de cavaliers ou un troupeau de boeufs ou de moutons.
On ne voyait que des points noirs.
Il y avait à peu près une lieue de plaine parfaitement unie, du chemin que nous suivions au pied de la montagne. Avec l'autorisation de mes deux compagnons, je donnai l'ordre aux hiemchiks de diriger les voitures à travers cette plaine, droit sur le ravin de ­illy-Kaka.
Notre escorte applaudit à cette décision par de grands cris. Les hommes qui la composaient avaient leurs frères et leurs amis engagés avec les Lesghiens et ils avaient hâte de savoir ce qu'ils étaient devenus.
La tarantasse et la télègue abandonnèrent donc le chemin et se lancèrent à travers la plaine.
Mais, par un effet de perspective tout simple, à mesure que nous avancions, la première montagne grandissait, tandis que l'autre, la seconde au contraire, semblait s'abaisser derrière elle.
Arrivés au pied de la première montagne, nous avions donc complètement perdu de vue ce qui se passait au sommet de la seconde.
Ce qui m'étonnait, c'est que nous n'avions entendu aucun coup de feu, aperçu aucune fumée.
Nos Tatars nous expliquèrent cela. – Montagnards et miliciens font feu les uns sur les autres quand ils se rencontrent, feu de leurs fusils, feu de leurs pistolets ; puis ils tirent kandjars et schaskas, et tout se décide à l'arme blanche.
On avait entendu le feu ; on avait vu la fumée ; maintenant, c'était le tour des kandjars et des schaskas.
Les deux voitures étaient arrêtées au pied de la montagne ; elles ne pouvaient pas aller plus loin.
Nous proposâmes à nos Tatars de nous donner trois de leurs chevaux ; les neuf cavaliers restants graviraient la montagne avec nous ; les trois démontés garderaient la voiture. Dans le cas où la lutte se prolongerait, un renfort de neuf hommes – nous avions la modestie de ne pas nous compter – pouvait être utile aux miliciens.
La proposition fut acceptée. Trois hommes descendirent et nous donnèrent leurs chevaux ; je nommai de ma propre autorité, et comme général, je nommai, dis-je, commandant celui qui me parut le plus intelligent de tous, et nous partîmes le fusil sur le genou.
En arrivant sur le premier plateau, nous vîmes poindre, au-dessus de nous, l'extrémité des papaks d'une troupe à cheval qui semblait venir à notre rencontre.
Nos hommes n'eurent besoin que d'un coup d'oeil pour reconnaître les leurs, et, avec de grands cris, ils mirent leurs chevaux au galop.
Les nôtres les suivirent. Nous ne savions pas trop où nous allions, et si les gens que nous avions devant nous étaient des amis ou des ennemis.
Mais les hommes aux papaks, eux aussi, nous avaient reconnus, ou plutôt ils avaient reconnu leurs amis ; ils poussèrent, de leur côté, un hourra, et quelques-uns levèrent les bras, en montrant des objets que nous crûmes reconnaître.
Les cris de golovii ! golovii ! retentirent. « Des têtes ! des têtes ! »
Il n'y avait plus à chercher ce que les hommes aux papaks tenaient à la main et montraient à leurs compagnons.
D'ailleurs eux, de leur côté, approchaient avec une rapidité qui, même sans explications, ne nous eût pas laissé de doute. Nos deux troupes se joignirent ; une troisième venait lentement derrière.
Celle-là, ce n'était pas la troupe victorieuse, c'était la troupe funèbre : elle portait les morts et les blessés.
Au premier moment, il fut impossible de rien comprendre aux paroles qui s'échangeaient autour de nous ; d'abord, on s'exprimait en tatar, et Kalino, notre interprète russe, n'y comprenait absolument rien.
Mais ce qu'il y avait de clair, c'étaient quatre ou cinq têtes coupées et saignantes, et, ce qui n'était pas moins pittoresque, des oreilles passées à des mèches de fouet. Sur ces entrefaites, l'arrière-garde arriva ; elle apportait trois morts et cinq blessés ; trois autres blessés pouvaient se soutenir sur leurs chevaux et marchaient au pas.
Il y avait eu quinze Lesghiens tués ; les cadavres étaient à une demi-lieue de là, dans le ravin de ­illy-Kaka.
« Demandez au chef de la centaine de nous donner un homme qui puisse nous conduire jusqu'au champ de bataille, et priez-le de nous donner des détails sur le combat », dis-je à Kalino.
Le chef de la centaine offrit de nous y conduire lui-même ; il était décoré de Saint-Georges, et, pour son compte, il avait tué deux Lesghiens dans une lutte corps à corps ; dans l'ardeur du combat, il leur avait coupé à chacun la tête et rapportait la paire.
Il ruisselait de sang.
Chaque homme qui avait tué un montagnard, outre la tête et les oreilles, avait toute la dépouille de l'ennemi mort. L'un d'eux avait un magnifique fusil ; je n'osai pas lui demander s'il voulait le vendre, quelque envie que j'eusse de le posséder.
La troupe continua son chemin vers l'aoul. J'autorisai le commandant de la centaine à disposer de nos deux voitures, s'il en avait besoin pour ses blessés ou même pour ses morts.
Il transmit l'autorisation à ses hommes.
Puis nous nous tournâmes le dos, les combattants retournant au village, nous continuant notre route jusqu'au champ de bataille.
Voici ce que Mahomet Iman-Gasalief nous raconta.
Après avoir réuni ses cent hommes, il avait pris avec eux le chemin de Guilley, guidé par les pâtres. Près de Guilley, il avait trouvé les troupeaux que les montagnards avaient abandonnés pour aller plus vite.
Il avait laissé les pâtres réunir leurs troupeaux, et avait cherché les traces des montagnards.
Il n'avait pas tardé à les trouver.
On fit trois verstes, guidé par deux hommes experts dans l'art de suivre les pistes.
On arriva ainsi au ravin de ­illy-Kaka, couvert en ce moment d'un épais brouillard.
Tout à coup, au fond du ravin, on crut voir s'agiter des hommes, et, en même temps, une grêle de balles siffla au milieu des miliciens. De cette première décharge, un homme et deux chevaux tombèrent.
Iman-Gasalief cria alors :
« Pas de fusils ! à la schaska et au kandjar. »
Et, avant que les montagnards qui se reposaient dans le ravin eussent eu le temps de remonter à cheval, les miliciens tombèrent sur eux, et un combat corps à corps s'engagea.
A partir de ce moment, Iman-Gasalief, qui travaillait pour son compte, n'avait pas vu ce qui se passait autour de lui.
Il avait, l'un après l'autre, attaqué deux hommes corps à corps, et les avait tués tous les deux.
Mais la lutte avait dû être terrible ; car, lorsqu'il regarda autour de lui, il compta treize morts, et ses deux qui faisaient quinze. Les autres étaient en fuite.
Tout s'était passé, comme il l'avait ordonné, à l'arme blanche. Les miliciens n'avaient pas tiré un seul coup de fusil.
Il nous faisait ce récit en russe. Kalino nous le traduisait au fur et à mesure en français.
Pendant le récit, nous avions fait du chemin. Une large flaque de sang nous indiqua que nous étions arrivés sur le champ de bataille.
A notre droite, dans un pli de terrain, étaient les cadavres, nus, ou à peu près. Cinq étaient décapités ; à tous ceux à qui restait la tête manquait l'oreille droite.
Il était terrible de voir les blessures faites par les kandjars.
Une balle fait son trou et tue : une plaie à fourrer le petit doigt, un cercle bleu à l'entour, et tout est dit.
Mais les blessures du kandjar sont de véritables éventrements ; il y avait des crânes complètement ouverts, des bras presque détachés du corps, des poitrines creusées à y voir le coeur ! Comment se fait-il que l'horrible ait un si étrange attrait, qu'une fois qu'on a commencé à regarder, on veuille tout voir ?
Iman-Gasalief nous montra ses deux cadavres, qu'il reconnaissait aux blessures qu'il leur avait faites.
Je lui demandai à voir l'instrument qui avait si bien travaillé. C'était un kandjar des plus simples, à poignée d'os et de corne ; seulement, il avait acheté la lame à un bon faiseur, et l'avait fait solidement monter ; le tout lui revenait à huit roubles.
Je lui demandai s'il consentirait à se défaire de cette arme, et combien il la vendrait.
« Ce qu'elle m'a coûté, me dit-il simplement. J'ai maintenant trois kandjars, puisque j'ai ceux des deux Lesghiens que j'ai tués ; je n'ai donc plus besoin de celui-ci. »
Je lui donnai un billet de dix roubles et il me donna son kandjar.
Il fait partie de la collection d'armes que j'ai rapportées du Caucase, et qui presque toutes sont historiques.
Nous attendîmes que Moynet eût fait un dessin du ravin où étaient couchés les cadavres, et, abandonnant la place à cinq ou six aigles qui paraissaient attendre notre départ avec impatience, nous descendîmes vers la plaine.
Au bas de la montagne, nous retrouvâmes nos voitures ; on avait jugé inutile de s'en servir.
Nous prîmes congé d'Iman-Gasalief, et, voyant que nos Tatars avaient grande envie de retourner avec lui à Helly pour fraterniser avec leurs compagnons, nous leur donnâmes congé.
Il n'était pas probable qu'après la leçon qu'ils venaient de recevoir, les montagnards, de quelque temps, se remontrassent dans les environs de l'aoul d'Helly.
En effet, nous arrivâmes sans accident à Karabadakent.
Là, on nous dit que le prince Bagration, qui venait de passer, nous avait demandés, et courait après nous.
Nous n'avions qu'une chose à faire : c'était de courir après le prince Bagration.
En arrivant à Bouinaky, nous vîmes, sur le perron, un homme de trente à trente-cinq ans, portant avec une admirable élégance le costume tcherkesse.
C'était le prince Bagration.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente