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Chapitre XXI
Le caravansérail de Schah-Abbas

Il fallut se quitter : c'est l'heure triste des voyages. Depuis quatre jours, nous voyagions avec Bagration ; nous ne nous séparions pas pendant une heure de la journée ; il était tout pour nous ; notre cicérone, notre interprète, notre hôte. Il savait le prix de tout, le nom de tout. En passant devant un faucon, il jugeait de sa race ; en regardant un poignard, il appréciait sa trempe. A chaque désir exprimé, il se contentait de répondre : « C'est bien, ce sera fait. » De sorte que, devant lui, on n'osait plus exprimer de désir ; c'était le type, enfin, du prince géorgien, brave, hospitalier, prodigue, poétique et beau.
Au moment de partir, j'avais voulu, comme d'habitude, faire quelques provisions ; mais Bagration avait répondu :
« Vous avez, dans votre tarantasse, un poulet, des faisans, des oeufs durs, du pain, du vin, du sel et du poivre, et, en outre, votre déjeuner et votre dîner sont commandés tout le long de la route jusqu'à Bakou.
- Et à Bakou ? demandai-je en riant, ne présumant pas que la prévoyance allât plus loin que Bakou.
- A Bakou, vous logez chez M. Pigoulevsky, chef du district. Vous y trouverez un homme charmant, une femme charmante, une fille adorable.
- Je n'ose vous demander après ?
- Après, vous avez à Schoumaka une excellente maison de la couronne et un excellent homme, le commandant de la ville. A Nouka, vous avez le prince Tarkanof, ce qu'en France vous appelez, je crois, un gaillard à poil. Il vous montrera une bague en diamants que l'empereur lui a donnée en échange de vingt-deux têtes de bandits qu'il a eu l'honneur de lui offrir. Que voulez-vous ! la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Embrassez, pour moi, son fils, un enfant de douze ans, qui parle français comme vous ; et vous verrez quelle merveille d'intelligence est ce charmant bonhomme-là. A Tsarsko-Kalatzi, vous avez le prince Mellikof et le comte Toll, qui vous donneront des chevaux pour aller voir un des cent palais ruinés de la reine Tamara. Enfin, à Tiflis, vous descendrez chez votre consul, le baron Finot. Je ne sais pas si c'est le premier consul que la France ait eu à Tiflis, mais, à coup sûr, c'est le seul. Là, vous vous retrouverez en plein boulevard de Gand. Passé Tiflis, cela ne me regarde plus, c'est l'affaire des autres.
- Et tout ce monde-là est prévenu ?
- Il y a trois jours qu'un courrier est parti. D'ailleurs, vous aurez avec vous jusqu'à Bakou un nouker chargé de veiller à ce que rien ne vous manque sur la route. A Bakou, il vous sera renouvelé jusqu'à Schoumaka, et à Schoumaka jusqu'à Nouka. »
Il n'y a vraiment pas de reconnaissance possible pour de pareils soins ; et, comme le dit si philosophiquement notre ami Nestor, on ne peut s'en acquitter que par l'ingratitude. J'attendrai une autre occasion pour profiter du conseil.
Enfin, nous partîmes. Nos papaks se dirent encore adieu longtemps, quand nos voix ne pouvaient plus échanger de paroles.
« Quand nous reverrons-nous ? Nous reverrons-nous jamais ?
- Dieu seul le sait ! »
Enfin, nous tournâmes l'angle de la rue, et je ramenai les yeux sur nous, sur les rues, sur la magnifique porte de Derbend, bâtie, selon toute probabilité, par Chosroès le Grand.
Porte de l'Asie !
Nous passions dans la seconde partie du monde.
Kalino, qui ne se doutait pas de la poétique transition que nous étions en train de faire, lisait avec la plus grande attention, et autant que le lui permettaient les cahots de la voiture, un petit ouvrage qui paraissait absorber toute son attention.
A la recherche de tout ce qui pouvait compléter le voyage et me donner sur la route des notions historiques, scientifiques ou pittoresques, je me permis de lui demander ce qu'il lisait.
- « Rien, me répondit-il.
- Comment, rien ?
- Une légende.
- Une légende, sur quoi ?
- Sur un fameux brigand.
- Comment, une légende sur un fameux brigand, et vous appelez ça rien, vous ?
- Il y en a tant dans ce pays-ci !
- Des légendes ?
- Non, mais des brigands.
- Voilà justement, cher ami ; c'est parce qu'il y a beaucoup de brigands et peu de légendes, que je suis à la recherche des légendes. Quant aux brigands, j'y tiens moins ; d'ailleurs, je suis toujours sûr d'en rencontrer. Et vous nommez cette légende ?
- La Neige du mont Chakh-Dague.
- Qu'est-ce que c'est que la neige du mont Chakh-Dague ?
- Vous devriez me demander d'abord ce que c'est que le mont Chakh Dague ?
- Vous avez raison.
- Qu'est-ce que c'est que le mont Chakh-Dague ?
- C'est une petite montagne un peu plus haute que le mont Blanc, à laquelle on ne fait pas attention, parce qu'elle fait partie du Caucase. Nous la verrons en allant à Kouba. Elle a poussé comme cela un matin entre les sources du Koussaer et de la Koudiout-Tchay : hauteur 13950 pieds.
- Et quant à la neige dont elle est couverte ?...
- C'est autre chose : les Tatars lui attribuent un grand privilège. Quand l'été est trop aride, quand un trop long temps se passe sans pluie, on choisit le Tatar qui passe pour le plus brave dans tout le district, et on l'envoie, au milieu des précipices et des brigands, chercher une livre ou deux de cette neige dans une aiguière de cuivre. Il rapporte cette neige à Derbend ; il trouve les moullahs rassemblés dans la mosquée où l'on vous a fait un discours, et, de là, en grande cérémonie, avec force prières, on va jeter la neige dans la mer Caspienne.
- Après quoi ?
- Il tombe de l'eau.
- Les idiots ! dit Moynet.
- Ce n'est pas beaucoup plus bête, cher ami, que la châsse de Sainte Geneviève.
- Au fait, c'est vrai. Et c'est l'histoire de la montagne ou l'histoire de la neige que vous lisez ?
- Non, c'est l'histoire du jeune homme qui va la chercher, l'histoire des dangers qu'il court, etc., etc.
- Et qui vous a donné cela ?
- C'est le prince donc ! il m'a dit : « Tenez, vous traduirez cela pour Dumas ; je suis sûr qu'il y trouvera quelque chose. »
- Cher prince ! ce n'est point assez qu'il s'occupe de la nourriture du corps, il se met en quête de la nourriture de l'esprit... Kalino, lisez. Je vous raconterai ce que nous aurons vu. Et traduisez bien vite, mon enfant ; si Bagration a dit que c'était bien, c'est que c'est bien.
- Oui, ce n'est pas mal.
- Vous êtes content ?
- Je suis content.
- C'est tout ce qu'il faut. Eh bien, hiemchik ! aïda ! aïda ! »
Aïda ! aïda ! en tatar, répond au sharé ! sharé ! russe, lequel répond au vite ! vite ! français.
Notre hiemchik était d'autant plus impardonnable de s'endormir, que le chemin, longeant à gauche les steppes, à droite la base des montagnes, était magnifique. Une bande énorme de pélicans se jouait dans la mer Caspienne avec la grâce, bien entendu, d'une bande de pélicans. Tout à coup, un grand trouble se manifesta parmi les estimables volatiles qui la composaient ; leur vol, d'habitude si grave, devint désordonné ; au lieu de raser l'eau, comme c'est leur coutume, ils montèrent dans le ciel en poussant de grands cris. Cette manoeuvre méritait attention. Je m'acharnai à regarder de leur côté, et avec l'oeil d'un chasseur, je découvris deux ou trois points noirs, presque imperceptibles ; ces deux ou trois points noirs étaient cause de toute la révolution.
Les points noirs étaient des faucons qui, à deux ou trois, donnaient la chasse à une centaine de pélicans, lesquels avaient eu la mauvaise idée de prendre le large et de se lancer vers l'Orient.
Bientôt les points noirs disparurent tout à fait, et les taches blanches furent seules visibles entre le double azur du ciel et de la mer. Pendant quelque temps encore, elles allèrent s'amoindrissant comme des flocons de neige qui fondent et enfin elles s'évanouirent dans l'air.
Notre escorte fit à peu près comme les pélicans.
En sortant de Derbend, nous avions cinquante miliciens et six Cosaques de la ligne. Quelques-uns de ces miliciens, qui portent, non pas un uniforme, mais des costumes de fantaisie, étaient d'un pittoresque achevé. Chez les Tatars, tout est pour les armes : tel des hommes de notre escorte, dont les habits étaient en haillons, avait une ceinture de cinquante roubles, un kandjar et une schaska de cent, et une cartouchière de vingt-cinq. A la seconde station, c'est-à-dire à Koulaze, notre escorte n'était plus que de quinze miliciens et de trois Cosaques.
Au reste, la première escorte était purement et simplement une escorte d'honneur ; de Derbend à Bakou, quoiqu'on longe toute la ligne lesghienne, dans laquelle on est entré un peu au-dessus du village d'Andref, on ne court aucun risque ; ce qui n'empêche pas les voyageurs indigènes de voyager armés jusqu'aux dents, et les voyageurs étrangers, quand on ne les décore pas d'une escorte, d'attendre, comme on dit, l'occasion.
Après la troisième station, nous arrivâmes au bord du Samour.
Ce terrible torrent – nous ne voudrions pas lui faire l'honneur de l'appeler fleuve – qui prend un développement gigantesque au mois de mai, et qui couvre, sur huit ou dix pieds de profondeur, une demi-verste de terrain, en était réduit à la largeur d'un ruisseau ordinaire ; ce qui ne l'empêchait pas de faire beaucoup de bruit et d'embarras. Nous le coupâmes insolemment en deux avec notre tarantasse et notre télègue. Il bouillonna, rugit, essaya d'escalader nos voitures, mais n'y put réussir.
Nous montâmes au grand galop, et à triple renfort de coups de fouet, sa rive, qui présente un talus de vingt ou vingt-cinq pieds, à peu près à pic. Nous avons déjà dit que c'était, au Caucase, la recette pour franchir les difficultés du terrain.
Si les chevaux s'abattaient, en descendant, on serait tué.
Si les chevaux reculaient en montant, on serait tué.
Mais les chevaux ne s'abattent pas, mais les chevaux ne reculent pas ; de sorte que l'on n'est pas tué.
Mais, quand on le serait, bah ! la vie d'un homme est si peu de chose en Orient !
Vers le soir, nous arrivâmes à Kouba. Il était déjà nuit sombre lorsque nous entrâmes dans le village juif qui sert de faubourg à la ville.
Ces juifs sont plutôt, chose rare, des cultivateurs que des commerçants. Ils viennent, comme les juifs guerriers du Lezistan, de la grande proscription de Sennachérib. Leur faubourg conduit à un pont jeté sur un torrent, la Koudiout-Tchay, que Kouba domine de plus de cent pieds.
Cette montée, sans parapet, et à laquelle la nuit donnait un aspect fantastique, était des plus effrayantes. Nous passâmes par une porte étroite et nous entrâmes à Kouba.
Nous crûmes entrer dans un lac dont les maisons formaient les îles : les rues ne ressemblaient pas mal aux canaux de Venise.
Notre tarantasse y entre jusqu'au moyeu.
Décidément, j'aimais mieux le Samour avec toute sa colère et tout son tapage ; au moins voyait-on, à travers son eau, pure comme le cristal, les cailloux qu'il roulait.
Notre chef d'escorte nous conduisit droit à notre logement, où un souper nous était préparé.
Le khanat de Kouba est un des plus importants du Daghestan. Il renferme à peu près dix mille familles, qui font de soixante à soixante-cinq mille âmes.
La ville elle-même compte une population de mille familles, cinq mille habitants, à peu près. Au reste, Kouba – la ville du moins – a la plus mauvaise réputation du monde à l'endroit de l'air qu'on y respire.
C'est la Terracine de la mer Caspienne. Ce serait une condamnation à mort pour des soldats russes, que d'être trois ans en garnison à Kouba : les cadavres présentent presque tous, à l'autopsie, des foies et des poumons gangrenés ; ce qui prouve qu'ils meurent d'empoisonnement paludéen.
Il y a une chose bizarre, et qui échappe à toutes les conjectures scientifiques : c'est que les juifs qui habitent la vallée et qui devraient, par conséquent, être en plus mauvais air que les Koubachis qui habitent la montagne, ne connaissent pas les fièvres dont meurent leurs voisins de la rive droite de la Koudiout-Tchay.
Le grand commerce de Kouba consiste en tapis tissés par les femmes, et en poignards fabriqués par des armuriers qui rivalisent de réputation. Je voulais acheter un ou deux de ces poignards ; mais les libéralités du prince Bagration et d'Ali-Sultan m'avaient rendu difficile, et je n'en trouvai pas d'assez beaux ou d'assez historiques pour les joindre à ma collection.
De Kouba, on aperçoit plusieurs des plus hauts sommets du Caucase, et, entre autres, celui du Chakh-Dague, ce géant neigeux de la tradition que m'avait recommandé le prince Bagration.
A huit heures du matin, les chevaux étaient attelés, l'escorte prête ; le chef du district, M. Khlziovsky, nous avait fait les honneurs d'un excellent logement et ne se crut quitte envers nous que lorsqu'il nous eut bouclés dans notre tarantasse.
Une petite fille qui, comme la Galatée de Virgile, ne se cachait que pour être vue, nous accompagna pendant plus de cinquante pas en courant de toit en toit. Les toits de Kouba remplacent les rues des autres villes, sur les toits seulement on peut marcher à peu près à pied sec.
En sortant de Kouba, nous retrouvâmes une suite de montagnes russes qu'il nous fallut descendre et monter avec les accompagnements ordinaires de cris et de coups de fouet. Au nombre de ces montées et de ces descentes étaient comprises trois rivières : Kara-Tchay, la rivière Noire ; Akh-Tchay, la rivière Blanche, et la troisième, Velvélé, la rivière du Bruit.
A mesure que nous avancions, l'immense cap de l'Apcheron se prolongeait à notre droite ; à chaque verste, nous croyions en voir l'extrémité, et toujours un cap plus étendu succédait à celui que nous venions de franchir. Au reste, le temps était magnifique, l'atmosphère d'une douceur tout estivale ; les feuilles semblaient déjà repousser sur les arbres.
Nous arrivâmes, à la nuit, à la station de Soumguaïd. A cinq cents pas de nous, on entendait les lamentations de la mer Caspienne, que nous avions perdue de vue depuis quelque temps. Je montai sur une espèce de falaise de sable pour la voir à la clarté des étoiles. De la mer, qui était calme comme un miroir, mes yeux se reportèrent sur le steppe qui s'étendait entre nous et la pointe de l'Apcheron. A deux ou trois verstes de nous, cinq ou six feux étaient allumés et indiquaient un campement tatar.
Je redescendis vivement de ma falaise et courus à la poste. Les chevaux n'étaient pas encore dételés. Je proposai à Moynet et à Kalino de faire deux verstes de plus et de profiter de cette belle nuit pour coucher encore une fois sous notre tente, qui nous était devenue inutile depuis notre excursion aux lacs salés des Kirghis, et voir à notre aise un campement tatar.
La proposition fut acceptée. On proposa aux hiemchiks un rouble de pourboire ; deuxième proposition qui fut acceptée avec encore plus d'enthousiasme que la première. On fit main basse sur le souper, que l'on chargea sur la télègue ; on remonta dans la tarantasse, et l'on partit, accompagné d'un Tatar qui devait nous servir d'interprète auprès des nouvelles connaissances que nous allions faire.
Ce Tatar n'était autre que celui qui nous avait été donné à Derbend pour veiller à ce que nous ne manquassions de rien. Il faut dire que, si la mission était importante, il s'en acquittait consciencieusement.
Toute la journée, il galopait en tête de l'escorte ; à trois verstes de la station où nous devions nous arrêter, il doublait le galop et disparaissait ; puis nous le retrouvions à la porte de cette station pour nous dire que nous étions servis ; puis il disparaissait de nouveau, et nous ne le revoyions que le lendemain, à cheval et de nouveau en tête de l'escorte.
Où et comment avait-il soupé ? où et comment s'était-il couché ? C'était un mystère dont nous n'avions pas à nous occuper. Comme les diables de nos surprises, il ne reparaissait que quand on levait le couvercle.
Nous partîmes, et, dix minutes après, nous avions à notre droite le campement tatar.
Il était établi autour des ruines d'un grand bâtiment dont la lune doublait encore les proportions et qui s'élevait au milieu du désert.
Nous nous informâmes du bâtiment d'abord et avant tout ; on nous répondit que c'était un des caravansérails que Schah-Abbas avait laissés derrière lui après sa conquête.
Ces ruines se composaient d'un grand mur flanqué de tours qui, en s'écroulant sur elles-mêmes et en se comblant intérieurement de leurs propres débris, avaient formé des terrasses.
A la lueur de la flamme tremblante des campements, on pouvait distinguer, sur ce grand mur, des espèces de figures hiéroglyphiques creusées dans la pierre, et qui avaient dû servir d’ornement architectural.
Outre ce grand mur et ces tours, il restait trois voûtes, dont les couvertures cintrées se trouvaient presque à fleur de terre : on y descendait par une pente couverte de débris, et quelques Tatars, éclairés par des feux de branches sèches, y avaient établi leur domicile.
Notre arrivée avait été depuis longtemps signalée par les aboiements des chiens ; depuis l'aventure d'Unter-Kale, Moynet était complètement brouillé avec ces quadrupèdes, si improprement appelés amis de l'homme. Aussi ne descendîmes-nous de la tarantasse que quand, sur l'invitation de notre Tatar, qui nous signalait comme des amis, ses compatriotes du campement eurent appelé à eux et calmé leurs chiens.
Une fois sur la grande route, bien armés cette fois, chacun de notre fusil et de notre kandjar, – ce qui, du reste, était parfaitement inutile, – nous fîmes demander aux Tatars deux choses :
La première, de camper auprès d'eux.
Ce à quoi ils répondirent que nous étions les maîtres de nous placer où nous voudrions, et que le steppe appartenait à tout le monde.
La seconde, de les visiter à leur campement.
Ce à quoi ils répondirent que nous serions les bienvenus.
Pendant que quatre Cosaques déchargeaient notre tente de dessus la télègue et la dressaient de l'autre côté de la route, près d'un puits desséché, dont la pierre était ornée des mêmes figures que nous avions déjà remarquées aux murs du caravansérail, nous nous avançâmes vers le campement le plus rapproché de nous, c'est-à-dire celui qui était adossé aux restes du grand mur. Il paraissait, d'ailleurs, le campement principal.
Ceux qui le composaient étaient assis en rond sur les ballots qu'ils transportaient, et qui contenaient de la farine venant de Bakou et destinée à l'armée du Caucase. Ils s'occupaient à faire le pain du souper.
C'était une opération vite faite : ils coupaient à un immense morceau de pâte fraîche un morceau de la grosseur du poing, le plaçaient sur une espèce de tambour de fer chauffé par des charbons, l'étendaient sur ce tambour avec un rouleau de bois, comme font nos cuisinières quand elles exécutent une galette ou un flan, le laissaient cuire d'un côté, le retournaient pour qu'il cuisît de l'autre ; et se le passaient tout chaud.
Ces galettes avaient la forme et le croustillant de ces pains d'épice nommés croquets, que l'on vend à nos fêtes de village.
A notre approche, celui qui paraissait le personnage principal du cercle vers lequel nous nous avancions, se leva et vint au-devant de nous, nous présentant un pain et un morceau de sel gemme, symbole de l'hospitalité qu'il nous offrait.
Nous prîmes le pain et le sel, et nous nous assîmes autour du foyer, sur les sacs de farine.
Alors, comme on pensa sans doute que l'hospitalité du pain et du sel était insuffisante, un des hommes démasqua un quartier de cheval pendu à la muraille, en coupa une tranche de viande qu'il subdivisa en petits morceaux, mit ces morceaux sur le tambour de fer qui venait de servir à cuire le pain ; la viande commença à fumer, à crier, à se tordre ; au bout de cinq minutes, elle était cuite, et l'on nous fit signe que c'était à notre intention.
Nous tirâmes les petits couteaux que les armuriers ajoutent, à cet effet, au fourreau des kandjars, et nous piquâmes les morceaux de viande, parfaitement rissolés, que nous mangeâmes avec notre sel et notre pain.
Nous avions souvent beaucoup plus mal soupé à des tables beaucoup mieux servies.
Il est vrai que ce bivac avait sa poésie toute particulière.
Souper avec les descendants de Gengis-Khan et de Timour le Boiteux, dans les steppes de la mer Caspienne, près des ruines d'un caravansérail bâti par Schah-Abbas ; avoir pour horizon, d'un côté, les montagnes du Daghestan, d'où peuvent descendre à chaque instant des brigands contre lesquels il faut défendre sa liberté et sa vie ; de l'autre côté, ce grand lac si peu fréquenté, qu'il est presque aussi inconnu aujourd'hui encore en Europe, malgré Klaproth, qu'il l'était autrefois en Grèce, malgré Hérodote ; entendre tout autour de soi tinter les grelots d'une cinquantaine de chameaux qui paissent l'herbe desséchée, ou qui dorment couchés, la tête allongée sur le sable ; être seul, ou à peu près, au milieu d'un pays naturellement hostile à l'Europe ; y voir flotter sa tente isolée comme un point dans l'immensité, y dérouler pour la première fois peut-être, aux brises de la nuit, la bannière tricolore qui la surmonte c'est ce qui ne se présente pas tous les jours, c'est ce qui laisse un profond souvenir dans la vie, c'est, ce que l'on revoit en fermant les yeux chaque fois qu'on veut le revoir ; tant le cadre d'un pareil tableau est gigantesque, tant les lointains en sont poétiques, tant les groupes en sont pittoresques, tant les contours en sont arrêtés.
Nous quittâmes nos hôtes en leur serrant la main. Le principal personnage, qui nous avait donné un pain à notre arrivée, nous en offrit un second à notre départ ; car ce n'est pas assez, chez cette tribu nomade, que de pourvoir au souper du soir : il faut encore pourvoir au déjeuner du lendemain.
Je demandai son nom au donneur de pain et de sel ; il s'appelait Abdel Azim.
Que Dieu garde Abdel-Azim !

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