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Chapitre XL
Citations

Donnons au lecteur une idée du génie de l'homme dont la plume pittoresque de la pauvre comtesse Rostopchine nous a tracé le portrait physique et moral.
Les hommes peuvent être appréciés et traduits par les hommes, mais ils devraient toujours être racontés par les femmes.
Nous ne faisons pas de choix : nous prenons au hasard dans les poésies de Lermontof, regrettant de ne pouvoir faire connaître à nos lecteurs son poème capital, le Démon, comme nous leur avons fait connaître son meilleur roman, Petchorine ; mais son génie est partout, et peut-être l'appréciera-t-on mieux en voyant les variations qu'il peut subir, les formes qu'il peut prendre.
Commençons par la pièce intitulée la Pensée, lamentation dans laquelle il apprécie un peu misanthropiquement peut-être la génération dont il fait partie.

                              La pensée

          Oh ! que, des yeux, je suis tristement sur sa route
          Ce siècle, à l'avenir ou vide ou ténébreux ;
          Sous le poids écrasant du savoir et du doute
          Il vieillit inactif et cependant fiévreux.

          Nous pourrions, éclairés des fautes de nos pères,
          Nous faire des radeaux de nos vaisseaux brisés ;
          Mais, comme un repas pris aux fêtes étrangères,
          La vie est insipide à nos palais blasés.

          Athlètes énervés avant d'entrer en lutte,
          Le bien comme le mal nous trouve indifférents.
          Nous voyons s'accomplir les grandeurs et les chutes
          Sans plaindre les proscrits, sans haïr les tyrans.

          C'est ainsi qu'un fruit maigre éclos dans une serre,
          Pour les yeux sans attrait, pour le goût sans saveur,
          Rongé secrètement d'un invisible ulcère,
          Meurt de vieillesse, alors qu'il devrait être en fleur.

          Nous avons, par les longs frottements de l'étude,
          Usé le velouté de nos illusions,
          Et notre coeur a pris cette triste habitude
          De se moquer de tout, même des passions.

          Notre main touche à peine à la coupe remplie
          Où la bonté des dieux versa la volupté.
          Qu'un impuissant désir, changeant le vin en lie,
          En place de l'amour boit la satiété.

          La poésie est morte et l'art est un fantôme ;
          Admirer est stupide, et, si dans notre coeur
          D'enthousiasme encor vit un dernier atome,
          Vite il faut l'étouffer sous un rire moqueur.

          Jusqu'au bout de nos dents ce rire monte à peine ;
          Nos pleurs sont desséchés avant d'atteindre aux yeux ;
          Nous ne connaissons plus ni l'amour ni la haine,
          Robustes sentiments morts avec nos vieux.

          Nous craignons d'imprimer nos traces dans l'histoire,
          Nous raillons ces grands noms qui laissaient un grand deuil.
          Et nous hâtons nos pas vers un tombeau sans gloire
          En jetant sur la vie un dédaigneux coup d'oeil.

          En foule taciturne et bientôt effacée,
          Nous traversons le monde, où nous n'avons planté
          Ni travail fructueux, ni fertile pensée,
          Qui fasse une moisson pour la postérité.

          Mais aussi dans la tombe, inutile refuge,
          Nous fuirons l'avenir... Sévère historien,
          Il nous condamnera comme poète et juge ;
          Il nous méprisera comme homme et citoyen.

Faites la part de la faiblesse de la traduction, et Byron et de Musset n'auront rien écrit de plus amer.
Voici maintenant une pièce d'une touche toute différente : c'est une conversation entre deux montagnes, le Chat-Elbrouz et le Kasbek, les deux plus hauts sommets du Caucase après l'Elbrouz, je crois.
Le Chat-Elbrouz, situé dans la partie la plus imprenable du Daghestan, a échappé jusqu'ici à la domination de la Russie.
Le Kasbek, au contraire, est depuis longtemps soumis. C'est la porte du Darial. Ses princes, depuis sept cents ans, ont reçu un tribut des différentes puissances qui se sont successivement emparées du Caucase, et ont ouvert et fermé leur passage selon que le tribut leur a été exactement ou inexactement payé.
De là vient le reproche que fait le Chat-Elbrouz au Kasbek, reproche qui, sans l'explication que nous venons de donner, serait peut-être incompréhensible à la majorité de nos lecteurs.
Ceci posé, passons à la Dispute.

          Chat-Elbrouz, un matin, s'éveilla dans la brume ;
          Il était d'humeur sombre ayant très mal dormi ;
          Il apostropha donc d'un ton plein d'amertume
          Le mont Kasbek, son vieil ami.

          « Ah ! dit-il, quelle faute as-tu faite, mon frère,
          De te soumettre à l'homme et d'accepter sa loi,
          Quand dans ta liberté tu pouvais, au contraire,
          Vivre loin de lui, comme moi !

          « Il fera pâturer ses boeufs dans tes vallées.
          Tressaillir tes échos aux accents de son cor,
          Et, dans tes profondeurs par la sonde ébranlées,
          Il descendra chercher de l'or.

          « Il bâtira ses tours sur ta plus haute cime,
          S'ouvrira dans tes rocs un chemin inconnu ;
          Et foulera ton front, où dans son vol sublime
          L'aigle seul était parvenu.

          « Prends garde ! tout se peut dans le siècle où nous sommes :
          Tu te trouveras pris un jour en t'éveillant.
          J'ai déjà vu venir tant de chevaux et d'hommes
          Par la route de l'Orient. »

          « L'Orient ! dit Kasbek en secouant la tête ;
          D'un fantôme tu fais un épouvantement.
          De lui je ne crains rien : sur sa couche muette
          L'homme y dort trop profondément.

          « La Perse, dont la main jadis donnait des chaînes
          Sous des berceaux de fleurs, dans un air attiédi,
          En écoutant couler l'onde de ses fontaines,
          Chante les vers de Saadi.

          « Byzance, en qui longtemps Rome vécut encore,
          Oubliant les exploits par ses princes rêvés,
          Aujourd'hui, sur les flots transparents du Bosphore,
          Berce ses sultans énervés.

          « Immobile, muette, au bord du Nil assise,
          L'Egypte du regard suivant son flot bénit,
          Comme le sphinx qui veille au tombeau de Cambyse,
          Semble être changée en granit.

          « L'Arabe voyageur, dans sa course inconstante,
          Sans tourner vers Grenade un regard envieux,
          A l'étoile du soir, en dépliant sa tente,
          Dit les hauts faits de ses aïeux.

          « Jérusalem, pleurant sur son saint mausolée.
          Voit, veuve des chrétiens vaincus par Soliman,
          Décroître chaque jour, sur sa plaine brûlée,
          L'ombre du pouvoir musulman.

          « Tout ce que mon oeil voit, si loin qu'il puisse atteindre.
          Désireux du repos, au sommeil souriant,
          Se couche pour toujours. Je n'ai donc rien à craindre
          Du paralytique Orient. »

          « D'avance, mon ami, ne chante pas victoire,
          D'une moqueuse voix répondit le vieillard.
          Ne vois-tu pas grandir comme une ligne noire...
          Au nord, là-bas, dans le brouillard ? »

          Le Kasbek se tourna vers l'horizon polaire ;
          Il y vit s'agiter, de son regard perçant,
          D'hommes et de chevaux comme une fourmilière,
          Avec un bruit toujours croissant.

          Du Danube à l'Oural, ce n'étaient que poussières
          S'élevant sous les pas de rouges cavaliers,
          Que bataillons suivant le courant des rivières,
          Froissement de fers et d'aciers.

          Des drapeaux précédaient la colonne géante :
          Puis venaient les tambours aux roulements confus,
          Puis les canons de bronze à la gueule béante
          Galopant sur leurs lourds affûts.

          Puis enfin s'avançait au milieu des fumées,
          Des sabres reflétant le rayon augural,
          Des fusils reluisants, des mèches allumées,
          Yermolof, le vieux général.

          Et tous ces forts guerriers qu'en chemin rien n'arrête,
          Pareils au tourbillon orageux et bruyant
          Que pousse devant lui le vent de la tempête,
          Marchaient du nord à l'Orient.

          Kasbek, épouvanté de la vision sombre,
          Le matin, aussitôt que le soleil eut lui,
          Se mit à les compter, voulant savoir leur nombre :
          Mais autant eût valu pour lui.

          Essayer de compter les atomes de poudre
          Que chasse le simoun au désert libyen,
          Ou, quand ils sont battus de l'aile de la foudre,
          Les flots du vieux lac Caspien.

          Alors, il murmura : « Que le ciel me protège ! »
          Jeta sur le Caucase un regard attristé,
          Et, tirant sur ses yeux son bachelik de neige,
          S'endormit pour l'éternité !

Là, le poète trouve moyen d'être à la fois railleur et grand, chose difficile, la raillerie et la grandeur étant presque toujours des qualités exclusives l'une de l'autre.
Dans les trois ou quatre pièces que nous allons citer, il sera seulement mélancolique. Toutes ces pièces ont précédé sa mort de bien peu de temps. La comtesse Rostopchine nous a raconté qu'il en avait le pressentiment ; ce pressentiment, nous allons le retrouver presque à chaque vers.

                    Le rocher qui pleure

          Un nuage dormait sur le sein d'un rocher.
          Le soir, il avait pris sa poitrine pour gîte ;
          Le vent en fut jaloux et vint l'en arracher.
          « Adieu, dit le nuage, il faut que je te quitte,

          J'aurais voulu pourtant demeurer près de toi,
          Mais nul de son destin ici-bas n'est le maître !
          Adieu, mon bon rocher, pense souvent à moi,
          Qui ne repasserai jamais ici, peut-être... »

          Sans sourire et sans pleurs, jusque-là dans les cieux
          L'égoïste géant levait son crâne aride :
          Mais, de ce jour, on vit sous son front soucieux
          Une larme briller dans le creux d'une ride.

                              Les nuages

          Nuages qui, voguant sous le ciel solitaire,
          Dans les steppes d'azur passez silencieux ;
          Ainsi que moi, qui suis un proscrit de la terre,
          Etes-vous les proscrits des cieux ?

          Qui vous chassa du nord ? Vers le sud qui vous mène ?
          Est-ce l'orgueil d'un dieu, la colère d'un roi ?
          Coupables, d'un forfait subissez-vous la peine ?
          Etes-vous martyrs comme moi ?

          Non ; vous êtes partis un jour de la prairie,
          Ouvrant votre aile blanche à l'élément subtil,
          Et, libres dans les cieux, n'ayant pas de patrie.
          Vous n'avez pas non plus d'exil.

Nous avons copié sur un album la pièce suivante, qui ne se retrouve pas dans les oeuvres de Lermontof. Peut-être faisait-elle partie de ce dernier envoi qui fut perdu par le courrier.

                              Le blessé

          Voyez-vous ce blessé qui se tord sur la terre ?
          Il va mourir ici, près du bois solitaire
          Sans que de sa souffrance un seul coeur ait pitié ;
          Mais ce qui doublement fait saigner sa blessure,
          Ce qui lui fait au coeur la plus âpre morsure,
          C'est qu'en se souvenant, il se sent oublié.

Sur le même album était inscrit ce quatrain, que nous ne citons que pour mémoire :

                              Boutade

          Dieu nous garde, dans sa pitié.
          Des moustiques et des vestales,
          D'une trop fidèle amitié,
          Et des vieilles sentimentales !

Les vers suivants sont tellement populaires en Russie, qu'on les trouve sur tous les pianos, et qu'il n'y a peut-être pas une jeune fille ou un jeune homme qui ne les sache par coeur. Ils sont, je crois, un souvenir de Goethe ou de Heine.

                              Gornaïa-Verchina

          La montagne s'endort dans le ciel obscurci
          Les vallons sont muets et trempés de rosée,
          La poussière s'éteint sur la route embrasée
          La feuille est immobile et le vent adouci.
          - Attends encore un peu, tu dormiras aussi.

En effet, le poète dormit bientôt ; mais, comme si cette mort souhaitée ne venait pas assez vite, parfois il la provoquait, à l'exemple de ces anciens chevaliers qui, las de leur inaction, sonnaient du cor pour faire apparaître un adversaire.
Voici une de ces provocations. Elle a pour titre les Mercis. Elle pourrait s'appeler les Blasphèmes :

                              Les mercis

          Eh bien, soit, je te rends grâce pour toute chose,
          O Dieu ! qu'en mon erreur je tremble d'accuser :
          Pour l'impur limaçon qui rampe sur la rose,
          Pour le poison amer qui coule du baiser ;
          Je te rends grâce aussi pour la trempe de l'arme
          Dont l'assassin dans l'ombre atteint son ennemi ;
          Je te rends grâce encor pour la sanglante larme
          Que tire de nos yeux l'abandon d'un ami ;
          Grâce, enfin, pour la vie, énigmatique aurore
          Que le monde maudit de Werther à Didon ;
          Mais tâche que ma voix n'ait pas longtemps encore
          A te remercier de ce terrible don !

Le voeu du blasphémateur fut exaucé : huit jours après, il était tué, et l'on retrouva cette pièce parmi d'autres papiers sur sa table, après sa mort.

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