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Chapitre XLI
Les bains persans

Toute la journée, Finot nous avait dit qu'il nous ménageait une surprise pour le soir.
La nouvelle que je venais d'apprendre de la mort de la comtesse Rostopchine me rendait peu curieux de surprises, et j'eusse mieux aimé les garder pour un autre jour. Mais je n'étais pas seul, et je laissai Finot maître du reste de ma soirée ; nous montâmes en drojky.
« Au bain ! » dit-il en russe.
Je savais assez de russe pour comprendre ce que Finot venait de dire.
« Au bain ? lui demandai-je ; nous allons au bain ?
- Oui, me répondit-il ; avez-vous quelque chose à dire contre cela ?
- Contre les bains ? Pour qui me prenez-vous ? Seulement, vous m'aviez parlé d'une surprise, et je trouve assez impertinent que vous trouviez que c'est une surprise pour moi d'aller au bain.
- Connaissez-vous les bains persans ?
- De réputation.
- En avez-vous pris jamais ?
- Non.
- Eh bien voilà où est la surprise. »
Nous échangions ces paroles en allant comme le vent dans les rues plus qu'accidentées de Tiflis, qui ne sont éclairées que par les lanternes des faiseurs de whist attardés, rentrant chez eux.
Pendant mon séjour de six semaines à Tiflis, j'ai vu à peu près quinze personnes ou boitant ou portant le bras en écharpe, que j'avais rencontrées la veille parfaitement ingambes ou jouissant joyeusement de leurs deux mains.
« Que vous est-il donc arrivé ? leur demandais-je.
- Imaginez-vous qu'hier au soir, en rentrant chez moi, j'ai rencontré un pavé et j'ai été jeté hors de mon drojky. »
C'était la réponse invariable. Aussi, à la fin ne faisais-je plus la question que par politesse, et, quand la personne interrogée avait répondu : « Imaginez vous qu'hier au soir, en rentrant chez moi..., » je l'interrompais :
« Vous avez rencontré un pavé.
- Oui.
- Et vous avez été jeté hors de votre drojky.
- Parfaitement ! Vous savez cela ?
- Non, mais je le devine. »
Et l'on admirait ma perspicacité.
Nous allions donc comme le vent, au risque que l'on nous fît le lendemain la question sacramentelle. Par bonheur, en arrivant à une place dont la descente rapide m'inquiétait, nous la trouvâmes encombrée de chameaux. Force fut donc à notre hiemchik d'aller au pas.
Cette rapidité des courses de nuit dans les rues de Tiflis a l'inconvénient que je viens de dire pour ceux qui sont en drojky mais il a encore un bien autre inconvénient pour ceux qui sont à pied. Comme les rues ne sont pas éclairées, comme les drojkys ne sont pas éclairés, comme le pavé est remplacé l'été par une couche de poussière, l'hiver par une couche de boue plus ou moins épaisse, à moins d'être éclairé lui-même, le piéton a le drojky sur le dos avant qu'il s'en doute, et, comme le drojky est attelé de deux chevaux, s'il échappe au choc de l'un, il n'échappe pas au choc de l'autre.
Nous mîmes un quart d'heure à passer à travers nos chameaux, qui avaient dans la nuit cet aspect fantastique qui n'appartient qu'à eux. Cinq minutes après, nous étions à la porte des bains. Nous étions attendus ; dès le matin, Finot avait fait prévenir que l'on nous gardât un cabinet.
Un Persan à bonnet pointu nous fit suivre une galerie suspendue sur un précipice, et traverser une salle pleine de baigneurs, – du moins à ce qu'il me parut au premier abord ; mais, en y regardant mieux, je m'aperçus que je faisais erreur. C'était une salle pleine de baigneuses.
« J'ai choisi le mardi, jour des femmes, dit Finot ; quand on fait une surprise à ses amis, il faut la leur faire complète »
En effet, la surprise y était, non pas pour ces dames, qui ne paraissaient pas surprises du tout, mais pour nous. Je vis avec une certaine humiliation que notre passage au milieu d'elles ne les préoccupait pas le moins du monde ; deux ou trois – par malheur, c'étaient les vieilles et les laides – déplacèrent la serviette que l'on donne, en entrant au bain, à tout baigneur, de l'endroit où elle était, pour se couvrir le visage. Je dois dire que celles-là me firent l'effet d'affreuses sorcières.
Il y avait bien dans cette salle commune une cinquantaine de femmes en chemise ou sans chemise, debout ou assises, s'habillant ou se déshabillant ; tout cela noyé dans une vapeur pareille à ce nuage qui empêchait Enée de reconnaître sa mère.
Au reste, si notre usage nous cachait des Vénus, elles étaient bien cachées. Il eût été imprudent de s'arrêter ; d'ailleurs, je n'en avais aucun désir.
Notre porte était ouverte, notre homme au bonnet pointu nous sollicitait d'entrer. Nous entrâmes.
Notre appartement se composait de deux chambres : la première à trois lits assez grands pour qu'on pût s'y coucher à six ; la seconde... Nous entrerons tout à l'heure dans la seconde.
Cette première chambre est le vestibule du bain. On s'y déshabille avant d'y entrer, on s'y couche en sortant, et l'on s'y rhabille au moment de s'en aller. Nous étions magnifiquement éclairés par six bougies plantées sur un grand candélabre de bois dont le pied posait à terre.
Nous nous déshabillâmes, et, munis de nos serviettes pour nous en cacher le visage, sans doute, il passait des femmes, nous entrâmes dans le bain. J'avoue que je fus obligé d'en sortir immédiatement, mes poumons étaient impuissants à respirer cette vapeur. Je dus les habituer peu à peu en laissant la porte du vestibule entrouverte et en me faisant une atmosphère mixte des deux atmosphères.
L'intérieur du bain était d'une simplicité biblique : il était tout en pierre, sans aucun revêtement, avec trois cuves de pierres carrées, chauffées à différents degrés, ou plutôt recevant des eaux naturellement chauffées à trois températures différentes. Trois lits en bois attendaient les baigneurs. Je me crus un instant ramené dans une station de poste. Les grands amateurs vont directement à la cuve chauffée à quarante degrés et s'y plongent bravement. Les amateurs médiocres ou les novices vont à celle qui est chauffée à trente.
Puis, successivement, de la cuve chauffée à trente, ils passent à celle qui est chauffée à trente-cinq, et de celle qui est chauffée à trente-cinq à celle qui est chauffée à quarante. De cette manière, ils s'aperçoivent à peine de la progression.
Le Caucase a des eaux qui montent naturellement à une température de soixante-cinq degrés ; elles sont efficaces pour les rhumatismes. Celles-là, on n'en prend que la vapeur. Le baigneur est maintenu au-dessus de la cuve, couché sur un drap dont quatre hommes tiennent les quatre coins. Ce bain est de six, de huit et de dix minutes ; dix minutes, c'est tout ce que le plus robuste baigneur peut supporter.
Un archevêque périt, cette année, dans un de ces bains, d'une façon fort malheureuse. Sa pudeur ne lui avait pas permis de confier aux hommes habitués à cet exercice les quatre coins du drap sur lequel il prenait son bain. Il leur avait substitué quatre diacres. Un des diacres eut la maladresse ou la distraction de lâcher le coin qui lui était confié. Sa Grandeur glissa sur la pente et tomba dans la cuve bouillante.
Les quatre diacres jetèrent de grands cris, essayèrent de rattraper le noyé, et se brûlèrent les doigts en essayant. Ils crièrent plus fort : les hommes du bain accoururent. Plus aguerris aux brûlures, ceux-ci parvinrent à tirer monseigneur de sa cuve. Mais il était trop tard : monseigneur était cuit.
Au risque d'être cuit comme monseigneur, Finot se précipita dans les quarante degrés.
Avis à Satan : préparer une chaudière à part pour le jour où l'on recevra en enfer le consul de France à Tiflis.
Je m'acheminai vers les trente degrés et j'y descendis timidement. Puis, des trente degrés, je passai progressivement et sans trop de douleur aux trente cinq et aux quarante.
C'était à ma sortie des quarante que m'attendaient les baigneurs. Ils s'emparèrent de moi au moment où je m'y attendais le moins. Je voulus me défendre.
« Laissez-vous faire ! me cria Finot, ou ils vous casseront quelque chose. »
Si j'avais pu savoir ce qu'ils me casseraient, peut-être me serais-je défendu ; mais, dans l'ignorance de ce qu'ils pouvaient me casser, je me laissai faire...
Les deux exécuteurs me couchèrent sur un des lits en bois, en ayant le soin de me passer un tampon mouillé sous la tête, et me firent allonger les jambes l'une contre l'autre et le bras le long du corps. Alors, chacun d'eux me prit un bras et commença de m'en faire craquer les articulations. Le craquement commença aux épaules et finit aux dernières phalanges des doigts. Puis, des bras, ils passèrent aux jambes. Quand les jambes eurent craqué, ce fut le tour de la nuque, puis des vertèbres du dos, puis des reins.
Cet exercice, qui semblait devoir amener une dislocation complète, se faisait tout naturellement, non seulement sans douleur, mais même avec une certaine volupté. Mes articulations, qui n'ont jamais dit un mot, semblaient craqué toute leur vie. Il me semblait qu'on aurait pu me plier comme une serviette, et me placer entre les deux planches d'une armoire, et que je ne me serais pas plaint.
Cette première partie du massage terminée, mes deux baigneurs me retournèrent, et, tandis que l'un me tirait les bras de toute sa force, l'autre se mit à me danser sur le dos, laissant de temps en temps glisser sur mon râble, – ma foi, je ne trouve pas d'autre expression, – ses pieds qui retombaient avec bruit sur la planche.
Cet homme, qui pouvait peser cent vingt livres, chose étrange, me paraissait léger comme un papillon. Il remontait sur mon dos, il en descendait, il y remontait, et tout cela formait une chaîne de sensations qui menaient à un incroyable bien-être. Je respirais comme je n'avais jamais respiré ; mes muscles, au lieu d'être fatigués, avaient acquis ou semblaient avoir acquis une incroyable énergie : j'aurais parié lever le Caucase à bras tendu.
Alors, mes deux baigneurs se mirent à me claquer, du plat de la main, les reins, les épaules, les flancs, les cuisses, les mollets, etc. J'étais devenu une espèce d'instrument dont ils jouaient un air, et cet air me paraissait bien autrement agréable que tous les airs de Guillaume Tell et de Robert le Diable. D'ailleurs, cet air avait un grand avantage sur ceux des deux estimables opéras que je viens de citer : c'est que, moi qui n'ai jamais pu chanter un couplet de Malbrouk sans détonner dix fois, je suivais leur air en battant la mesure avec ma tête et sans m'écarter un instant du ton. J'étais exactement dans l'état de l'homme qui rêve, qui est assez éveillé pour savoir qu'il rêve, mais qui, trouvant son rêve agréable, fait tous ses efforts pour ne pas se réveiller tout à fait.
Enfin, à mon grand regret, l'affaire du massage fut terminée, et l'on passa à la dernière période, à celle du savonnage. Un des deux hommes me prit par- dessous les bras et m'assit sur mon derrière, comme fait Arlequin à Pierrot quand il croit l'avoir tué. Pendant ce temps, l'autre chaussait sa main d'un gant de crin et me frottait tout le corps, tandis que le premier, puisant de pleins seaux d'eau dans la cuve à quarante degrés, me les jetait à toute volée par les reins et sur la nuque. Tout à coup l'homme au gant, trouvant que l'eau ordinaire ne suffisait plus, prit un sac ; je vis aussitôt ce sac s'enfler et suer une mousse savonneuse dans laquelle je me trouvai enseveli. A part les yeux qui me piquèrent un peu, je n'ai jamais éprouvé plus douce sensation que celle produite par cette mousse me ruisselant sur le corps. Comment Paris, cette ville des délices sensuelles, n'a-t-elle pas de bains persans ? Comment un spéculateur ne fait-il pas venir deux baigneurs de Tiflis ? Il y aurait là, bien certainement une philanthropique idée à accomplir, et, chose bien autrement déterminante, une fortune à faire.
Tout couvert d'une mousse tiède et blanche comme du lait, légère et fluide comme de l'air, je me laissai conduire au bassin, où je descendis avec une attraction aussi irrésistible que s'il eût été peuplé des nymphes qui enlevèrent Hylas. On en avait fait autant à chacun de mes compagnons, mais je ne m'étais occupé que de moi. Ce ne fut que dans la cuve que je semblai me réveiller et que je me remis, non sans quelque répugnance, en contact avec les objets extérieurs. Nous restâmes cinq minutes, à peu près, dans les cuves et nous sortîmes. De longs draps parfaitement blancs avaient été étendus sur les lits du vestibule, dont l'air froid nous saisit d'abord, mais pour nous donner une nouvelle sensation de bien-être. Nous nous couchâmes sur ces lits, et l'on nous apporta des pipes.
Je comprends que l'on fume en Orient, là où le tabac est un parfum, là où la fumée passe à travers une eau embaumée et à travers des tuyaux d'ambre ; mais notre caporal dans une pipe de terre, mais notre faux cigare de la Havane qui vient d'Alger ou de Belgique, et que l'on chique au moins autant qu'on le fume... pouah !
Nous eûmes le choix entre le khalian, la chibouque et le houka, et chacun, à sa fantaisie, se fit Turc, Persan ou Hindou.
Alors, pour que rien ne manquât à la soirée, un des baigneurs prit une espèce de guitare à un pied, tournant sur ce pied, de sorte que ce sont les cordes qui cherchent l'archet et non l'archet qui cherche les cordes, et il se mit à jouer un air plaintif servant d'accompagnement à des vers de Saadi. Cette mélodie nous berça si bien et si doucement, que nos yeux se fermèrent, que le khalian, la chibouque et le houka nous échappèrent des mains, et, ma foi, que nous nous endormîmes.
Pendant les six semaines que je restai à Tiflis, j'allai tous les deux jours aux bains persans.

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