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Chapitre XLVIII
Route de Tiflis à Vladikavkas

Dès mon arrivée à Tiflis, j'avais décidé que je prendrais, sur mon séjour dans la capitale de la Géorgie, une semaine pour faire une excursion à Vladikavkas.
Ce n'était pas assez d'avoir passé par les portes de fer de Derbend, je voulais passer par celles du Darial. Ce n'était point assez d'avoir fait le tour du Caucase. Il fallait le couper par la moitié. Malgré la menace du temps, – que l'on n'oublie pas que nous étions en décembre, – nous montâmes en tarantasse.
Moynet restait à Tiflis ; Kalino seul venait avec moi.
Dès la porte de la maison de notre hôte, nous trouvâmes un spécimen du chemin que nous allions suivre pendant toute la route. Il longe la rive droite de la bruyante et rapide Koura en suivant la base d'une chaîne de montagnes peu élevées ; puis il tourne brusquement à gauche au moment où la rivière fait un coude appelé le Genou-du-Diable, nom qui lui vient de ce que sa partie inférieure a la forme d'un genou immense.
A partir du Genou-du-Diable, le chemin devient plus effondré et plus cahoteux que jamais. Notez qu'on est à deux verstes à peine de la ville.
La seule chose remarquable dans cette première partie de la route, c'est, à une hauteur où aucun escalier ne conduit, où aucune échelle ne peut atteindre, une multitude d'excavations dont l'entrée présente toujours une forme carrée. Ces cavernes, je l'avoue, excitaient vivement ma curiosité ; par malheur, si j'étais curieux, Kalino ne l'était pas : il eût passé près des sept châteaux du roi de Bohême sans s'informer qui les avait bâtis. Ce n'était qu'avec un fabuleux travail que j'arrivais à monter son intelligence à la hauteur de la question que je voulais lui faire.
Au reste, la situation était mauvaise : notre hiemchik était le seul à qui nous pussions demander des renseignements, et le brave homme, qui faisait, depuis quinze ans, trois ou quatre fois par semaine, le chemin que je faisais pour la première fois, n'avait jamais remarqué les ouvertures dont je lui demandais l'explication. J'en étais donc réduit à mes conjectures. Les excavations sont-elles creusées de main d'homme ou par la nature ?
Pour être creusées par la nature, elles sont évidemment trop régulières. Les cristallisations que l'on rencontre au Caucase affectent parfois des formes d'une incroyable régularité ; mais des cristallisations ne sont pas des ouvertures.
Ce qui est plus probable, c'est que ces cavernes sont les habitations des premières races d'hommes qui ont habité le Caucase. S'il en est ainsi, inclinons-nous avec respect devant ces vénérables restes de l'architecture primitive.
Quand je dis primitive, je crois que je me trompe : les premières habitations des hommes durent être des arbres à l'ombrage épais. L'hiver les força de quitter l'arbre hospitalier et de chercher un abri contre le froid, et alors force leur fut de se retirer dans des cavernes, ou d'en creuser quand ils n'en trouvèrent pas de toutes faites.
En tout cas, si ces cavernes ont eu la destination que nous leur prêtons, elles datent de quelque chose comme soixante et dix siècles, ce qui est une fort honorable antiquité, et ce qui prouve tout simplement qu'il ne faut pas moins que sept mille ans pour nous apprendre que nous ne savons rien.
Peut-être aussi ces excavations sont-elles des tombeaux où les anciens Guèbres déposaient les cendres de leurs morts ; en Perse, et particulièrement à Yésid, près de Téhéran, on trouve dans la montagne des cavernes exactement pareilles à celles que nous avions devant les yeux, et que les gens du pays regardent comme les tombeaux des sectateurs de ­oroastre.
Il n'y aurait rien de trop hasardé dans cette dernière supposition, le culte des adorateurs du feu ayant dominé en Géorgie, et surtout dans sa capitale, Mskett, jusqu'à l'introduction du christianisme.
La tradition populaire veut que la route que nous suivions soit la même qu'ait suivie Pompée en poursuivant Mithridate. Près du pont bâti sur la Koura en 1849 par le père de notre hôte, M. ­oubalof, ingénieur du gouvernement, sont les ruines d'un pont en briques que l'on attribue au vainqueur du roi de Pont.
Ce pont traversé, on entre dans Mskett, c'est-à-dire dans l'ancienne capitale de la Géorgie, aujourd'hui un pauvre village situé sur l'emplacement de l'ancienne ville dans un angle formé par le confluent de l'Aragwi et de la Koura.
Si l'on remonte aux traditions nationales, Mskett fut bâtie par Msketos, fils de Kartlos, qui vivait six générations seulement après Moïse. Quelques siècles après sa fondation, elle était devenue une ville considérable, que les rois de Géorgie choisirent pour leur résidence. Un de ses gouverneurs, Persan de naissance, nommé Ardam l'entoura de murailles, bâtit près du pont de la Koura une forteresse dont on voit encore les ruines et une autre du côté nord.
Au temps d'Alexandre le Grand, lors de la persécution des Guèbres, les murailles de Mskett furent démolies par Aron, puis relevées par Pharnavaz. Le roi Mirian, qui régna de 255 à 318 de Jésus-Christ, fit bâtir à Mskett une église en bois dans laquelle on conservait une tunique déchirée du Christ. Mirdat, vingt-sixième roi de Géorgie, qui florissait vers la fin du même siècle, substitua des colonnes de pierre aux colonnes de bois. C'est la même église qui s'appelle aujourd'hui Samironé.
Au nord de celle-ci, le même roi fit bâtir celle de Ghthabissa-Sansthavro, ornée d'une belle coupole. Le quarante-troisième roi de Géorgie, Mir, qui vécut vers la fin du VIIème siècle, y est enterré. Vers 1304, la ville, dévastée, fut rebâtie sous le règne de Ghiorghi, soixante et onzième roi, mais ce ne fut que pour être de nouveau ruinée par Timour-Lang, que les Géorgiens appellent Lang-Timour. Mskett se releva de nouveau de ses ruines sous Alexandre, soixante-seizième roi de Géorgie, qui fit bâtir une église en pierre, avec une coupole. Enfin, Vacktang fit à cette même église de grands embellissements vers 1722. Plusieurs rois y sont enterrés, et, entre autres, le dernier, Yorghi, mort, je crois, en 1811 seulement.
A l'est de Mskett est le mont ­edatseni, au sommet duquel est bâtie l'église de la Cuarisse. La tradition raconte qu'une chaîne de fer s'étendait du sommet de cette dernière église au sommet de celle de Mskett, et que les saints des deux églises se rendaient la nuit visite en marchant sur cette chaîne. Elles avaient été bâties, l'une par un architecte et l'autre par son élève ; or, le maître, se voyant surpassé par son élève, se coupa la main droite de désespoir.
En 469, Mskett cessa d'être la résidence des rois de Géorgie, Vacktang- Gourgasian ayant fait bâtir Tiflis et y ayant transporté sa résidence. La ville abandonnée avait, assure-t-on, au sommet de cet abandon, six verstes du nord au sud. Aujourd'hui, la seule célébrité de Mskett est la qualité de ses poulardes, qui pourraient, assure-t-on, rivaliser avec celles du Mans, et de ses truites, qui ne le cèdent en rien aux fameuses truites de Ropscha.
A deux ou trois verstes au-delà de Mskett, on rencontre le mont ­adeni, sur lequel sont les restes d'un fort bâti par Phavnadje, quatrième roi de Géorgie. Il éleva sur cette montagne l'idole ­adan ; de là le nom de ­adeni.
Nous continuâmes notre route, tout en interrogeant le temps avec inquiétude ; d'épais nuages gris allaient s'abaissant, et semblaient n'être empêchés d'arriver jusqu'à nous que par les pics des montagnes qui les maintenaient à distance ; mais nous voyions ces pics de montagnes se couvrir peu à peu de neige, et le blanc linceul aller toujours en descendant vers nous.
A une dizaine de verstes après Mskett, nous quittâmes la base de la montagne pour suivre, à travers la vallée, les rives de l'Aragwi. A partir de ce moment, et tant que nous suivîmes le fleuve, le chemin s'était fort amélioré ; d'exécrable, il était tout simplement redevenu mauvais. Il redevint exécrable à trois verstes avant Douchett, où nous arrivâmes à la nuit noire, ou plutôt à la nuit blanche, car la neige, qui, pendant toute la journée, s'était arrêtée aux montagnes, commençait à descendre dans la vallée.
Tout le monde était couché à Douchett. Une seule lumière brillait, pâle et près de s'éteindre : celle de la station. A cette lumière, on alluma notre feu et celui du samovar. Nous tirâmes nos provisions, et, tant bien que mal, nous soupâmes.
Après le souper, Kalino s'étendit voluptueusement sur son banc de bois et s'endormit avec cette charmante insouciance qui le caractérisait, sans s'inquiéter le moins du monde du lendemain.
Ce lendemain ne laissait pas cependant de me donner quelques inquiétudes : la neige tombait à flots. Je me mis à travailler. J'écrivais tout courant mon voyage au Caucase, et, contre toute contrariété, le travail est ma grande ressource. Vers trois heures du matin, je me jetai sur mon banc, m'enveloppai de ma pelisse et m'endormis à mon tour.
A sept heures, je me réveillai, il commençait à faire jour, si toutefois on peut appeler cela le jour. Le brouillard était presque palpable : on eût dit un mur mobile et qui reculait à mesure que l'on avançait.
Kalino se réveilla et demanda des chevaux. Cette prétention de continuer notre route par un pareil temps ébouriffa notre smatritel. Nous pourrions encore arriver à Ananour, mais à coup sûr, nous n'irions pas plus loin.
Je répondis que, puisque c'était une question qui ne pouvait être résolue qu'à Ananour, il fallait d'abord aller jusqu'à Ananour.
Notre thé, notre déjeuner, la mauvaise volonté du maître de poste, nous conduisirent jusqu'à neuf heures et demie. Nous partîmes enfin. Trois heures après, c'est-à-dire vers midi, nous étions à Ananour.
Une petite éclaircie de lumière, qui s'était faite vers midi, nous avait permis d'entrevoir le fort d'Ananour, situé sur la rive droite de l'Aragwi. C'était autrefois une forteresse commandée par les eristaws argaves ; elle fut prise à la suite de l'événement que nous allons raconter.
D'abord, établissons ceci : c'est que le mot eristaw ou eristof, devenu aujourd'hui un nom propre, était autrefois un titre de commandement et voulait dire chef du peuple.
La plupart des noms des princes géorgiens ont cette origine. Les noms de famille ont disparu sous les titres, qui sont devenus les noms aujourd'hui en usage. Cela tient à ce que les commandements étant héréditaires, on s'habitua peu à peu à appeler les commandants par leurs titres au lieu de les appeler par leurs noms.
En 1727, l'eristaw de l'Aragwi – celui qui habitait le fort d'Ananour – se nommait Bardsig. Un jour qu'il venait de faire un copieux repas avec ses frères et ses parents, l'un d'eux, en s'approchant de la fenêtre, vit au loin sur la route une noble dame qui, selon la coutume d'alors, qui est encore celle d'aujourd'hui, cheminait à cheval, accompagnée de son aumônier, de deux fauconniers et d'une suite de serviteurs. Il appela les autres convives.
Un de ces convives, qui avait une meilleure vue que les autres, reconnut la voyageuse pour la femme ou la soeur, je ne sais trop laquelle des deux, de l'eristaw de Ksani, avec lequel l'eristaw de l'Aragwi était pour le moment en délicatesse.
Une proposition fut faite : c'était d'enlever la jeune et belle voyageuse ; car, à mesure qu'elle approchait, on reconnaissait qu'elle était jeune et belle.
L'état de gaieté auquel étaient arrivés les convives de l'eristaw fit paraître cette proposition la plus naturelle du monde. On appela les noukers, on fit seller les chevaux, on descendit de la forteresse, on mit en fuite aumônier, fauconniers et serviteurs de la princesse, on la fit prisonnière et on l'emmena au château.
Une heure après, le caleçon cerise de la pauvre princesse flottait sur le fort en manière d'étendard. Que lui était-il arrivé, à elle ? Il faut croire que ce qui lui était arrivé était fort grave ; car, lorsqu'elle rentra chez elle, sans caleçon, l'eristaw de Ksani, qui avait nom le prince Chanche, fit le serment d'exterminer, depuis le premier jusqu'au dernier, tous les eristaws de l'Aragwi.
Ce n'était pas un serment facile à tenir ; mais le prince Chanche fit ce qu'avait fait le comte Julien après le viol de dona Florinde : il se lia avec les infidèles. Les infidèles du Caucase sont les Lesghiens. Aidé des Lesghiens, l'eristaw de Ksani prit d'abord le fort de Khamchistsikhi, puis marcha sur Ananour, où étaient renfermés, comme dans un fort imprenable, l'eristaw de l'Aragwi et ces mêmes frères et parents qui avaient pris part à l'offense faite au prince Chanche.
Celui-ci, en arrivant en vue d'Ananour, aperçut le fameux caleçon cerise qui flottait au bout d'un bâton. Il greffa alors un second serment sur le premier ; ce fut de remplacer le caleçon, symbole de honte, par la tête de l'eristaw. Le siège fut long ; mais enfin, grâce aux Lesghiens, la forteresse fut prise, les eristaws égorgés depuis le premier jusqu'au dernier, et le caleçon cerise – conservé, dit-on encore aujourd'hui, comme une relique par la famille des vainqueurs – remplacé par la tête du prince Bardsig.
Dans le fort d'Ananour, il existait deux églises, toutes deux consacrées à un saint fort inconnu chez nous, mais fort en honneur en Géorgie, à saint Khitobel. Aujourd'hui, il n'en reste que les ruines ; toutes deux furent pillées et ruinées par les Lesghiens, qui ont crevé avec leurs kandjars les yeux des apôtres et des saints peints sur la muraille.
Ananour était autrefois le lazaret où faisaient quarantaine ceux qui entraient en Géorgie, venant de Russie.
Nous n'avions qu'une prétention, celle d'aller coucher à Passanaour, c'est-à dire de faire encore vingt-deux verstes dans notre journée.
A partir d'Ananour, le chemin devient non seulement mauvais, mais encore dangereux : il s'escarpe aux flancs d'une montagne raide et couverte de bois, et est large à passer deux voitures à peine. L'Aragwi, à cinq cents pieds au- dessous du voyageur, bouillonne dans un précipice. A quinze verstes d'Ananour, un ruisseau, le Manesacu, je crois, se précipite d'une vingtaine de pieds et forme une belle cascade.
Ananour est un simple poste de Cosaques d'une quarantaine d'hommes, ne présentant aucune ressource. Par bonheur, nous avions avec nous assez de provisions pour atteindre Kobi, en supposant que nous l'atteignissions, ce qui devenait problématique à cause du changement de climat ; depuis Ananour, nous étions entrés dans l'hiver, et notre tarantasse roulait sur un pied, un pied et demi, et même deux pieds de neige.
Le prince Bariatinsky, en nous racontant une anecdote qui lui était arrivée, nous avait prévenus de l'obstacle que nous rencontrions.
Un jour qu'il suivait le chemin opposé au nôtre, c'est-à-dire qu'il venait de Vladikavkas à Tiflis, il se trouva arrêté un peu au-dessus de Passanaour par une avalanche qui avait barré le chemin. Pendant qu'on déblayait la route pour faire passer ses équipages, il descendit impatient de son traîneau, et, vêtu d'une simple capote d'officier, une badine à la main, il se mit bravement en route, décidé à marcher tant que ses voitures ne le rattraperaient pas, et, s'il le fallait à faire toute la route à pied. La route est un peu longue ; elle est, comme nous l'avons dit, de vingt-deux verstes.
Le prince en avait déjà fait une dizaine et commençait à regarder, mais inutilement, derrière lui, si ses voitures arrivaient, lorsqu'il vit déboucher par un des sentiers de la montagne un joyeux Géorgien, au nez rouge dénotant le beau buveur, qui s'en venait chantant, sur un petit mais vigoureux cheval.
Le prince jeta un regard d'envie sur l'homme, et surtout sur l'animal. Tout au contraire du Géorgien, le prince venait à pied ; il s'était refroidi dans la neige, et il n'avait pas, pour lui souffler une chanson à l'oreille, ce joyeux compagnon qu'on appelle l'ivresse.
Nous sommes obligés de nous servir de ce mot, n'en trouvant pas d'autre ; un Géorgien n'est jamais ivre. Un Géorgien boit à dîner, et sans qu'il y paraisse autrement que par une gaieté plus expansive, ses huit ou dix bouteilles de vin.
Le prince Bariatinsky m'a donné une goulah magnifique ayant appartenu à l'avant-dernier roi de Géorgie : elle contient quatre bouteilles. Le roi la vidait sans reprendre haleine. Or notre Géorgien eût été bien embarrassé de dire combien de goulahs il avait vidées ; mais ce qu'il pouvait affirmer, c'est qu'il était dans cet état de béatitude ou le vrai buveur suit le précepte de l'Evangile en aimant son prochain comme lui-même.
Aussi, voyant son prochain qui se promenait dans la neige, une badine à la main, s'approcha-t-il de lui et débuta-t-il par le Gomar djoba sacramentel, c'est-à-dire Que la victoire soit avec vous !
Le prince répondit : Gaghi mardjos, c'est-à-dire : Avec vous aussi.
Mais, comme le prince ne savait guère que ces deux mots de la langue géorgienne, il demanda à l'homme à cheval s'il parlait russe.
« Oui, un peu », répondit le Géorgien.
Et la conversation s'engagea.
Un Géorgien marche toujours la main ouverte et le coeur ouvert ; aussi le nôtre commença-t-il par se raconter des pieds à la tête à son compagnon de voyage. C'était un tout petit propriétaire comme il y en a tant en Géorgie depuis que les grands ont disparu ; il avait un cheval et six ou huit arpents de vigne. Il avait été invité à une noce dans la montagne, et il venait de la noce. Avant de partir, on avait bu le coup de l'étrier ; après quoi, il s'était remis en route pour retourner à Tiflis.
Le prince le laissa dire ; puis, quand il eut fini :
« Mon ami, lui dit-il, vous devriez bien faire une chose.
- Laquelle ? demanda le Géorgien.
- Vous devriez me louer votre cheval jusqu'à Ananour. Il reste huit ou dix verstes à faire ; ce n'est rien pour vous qui n'êtes pas fatigué, c'est beaucoup pour moi qui en ai déjà fait dix ou douze.
- Louer ? Allons donc ! dit le Géorgien ; vous prêter, oui. »
Et il mit pied à terre en chantant une chanson géorgienne dont le sens est :

          Il faut bien s'aider entre frères !

« Mais non, mais non », dit le prince en tirant de sa poche un billet de dix roubles et en essayant de le faire accepter au Géorgien.
Celui-ci le repoussa avec un geste d'une majesté royale, et, remettant, d'une main, la bride au prince, et, de l'autre, lui tenant l'étrier :
« Faites-moi la grâce de monter », dit-il.
Le prince savait que, lorsqu'un Géorgien offre, c'est de bon coeur ; il monta, puis, une fois monté, se mit à marcher au pas à côté du cavalier démonté.
« Que diable faites-vous ? lui demanda le Géorgien.
- Vous le voyez, répondit le prince, je vous tiens compagnie.
- Je n'ai pas besoin de votre compagnie, et vous avez besoin, vous, d'un bon feu et d'un verre de vin. Piquez droit sur Ananour, et dans une heure vous y serez.
- Mais votre cheval ?
- Vous le laisserez dans une écurie quelconque, et vous direz : « Ce cheval appartient à un bonhomme qui me l'a prêté et qui vient derrière. » Voilà tout.
- Alors, vous permettez ?
- Comment donc ! je vous en prie. » Le prince ne se le fit pas dire deux fois et partit aussi vite que le chemin permettait au cheval d'aller. Une heure après, en effet, il était à Ananour. Là, son dîner l'attendait ; là, toute la garnison était sur pied ; là, enfin, il retrouvait tous les honneurs dus à son rang.
Le prince se mit à table en recommandant de guetter le Géorgien et de donner double ration d'avoine à son cheval. Puis il dîna en homme qui a fait douze verstes à pied et dix à cheval. Au dessert, la porte s'entrebâilla doucement et il vit passer la tête joyeuse de son Géorgien, précédée du nez qui lui servait de phare.
« Ah ! dit-il, vous voilà, mon bon ami ; asseyez-vous et mangez et buvez. »
Le Géorgien balbutia quelques mots, se mit à table, mangea et but. Il mangeait, depuis une heure, il buvait depuis deux, et ne se levait pas. Le prince se leva. Le Géorgien en fit autant.
Le prince était fatigué et désirait se coucher ; mais, tout levé qu'il était, le Géorgien restait immobile. Le prince lui donna la main et lui souhaita le bonsoir. Le Géorgien alla jusqu'à la porte, mais à la porte il s'arrêta. Décidément, il avait à dire au prince quelque chose qu'il n'osait lui dire.
Le prince alla à lui.
« Voyons, lui demanda-t-il, parlez franc : vous voulez me dire quelque chose ?
- Oui, Votre Excellence ; je voulais vous dire que, lorsque je vous ai rencontré, je vous ai pris pour un pauvre officier russe, mon égal ; alors, j'ai repoussé les dix roubles que vous m'offriez, maintenant, voilà que vous êtes prince, grand seigneur riche comme le padischah, il me semble que c'est tout autre chose et que je puis recevoir de vous ce que vous voudrez bien me donner. »
Le prince trouva la réclamation juste ; seulement, au lieu de dix roubles, il en donna vingt au joyeux Géorgien.
Nous avons raconté cette anecdote, parce que nous la trouvons d'une simplicité charmante et peignant à merveille les moeurs du pays.
J'ai parlé de la route de Tiflis à Vladikavkas, et vice versa, traversant le Caucase dans toute sa largeur, et j'ai répété le dicton commun : « Avec l'argent dépensé pour cette route, on pourrait paver en roubles le chemin qui conduit de Tiflis à Vladikavkas.
C'est à Passanaour que commence la nouvelle route qui doit aller directement de Passanaour à Kasbek, en laissant de côté Kaïchaour et Kobl, c'est-à-dire les deux stations sur lesquelles ou plutôt entre lesquelles tombent les avalanches. Il serait difficile de dire depuis combien d'années on travaille à cette route, qui peut s'étendre aujourd'hui sur une longueur de quinze ou dix-huit verstes, mais qui probablement sera ruinée d'un côté tandis qu'on l'achèvera de l'autre.
Si jamais cette route s'achève, elle sera large, unie, accessible ; elle serpentera au milieu de montagnes dont la hauteur n'est point effrayante, dont les rampes ne sont point escarpées, et où, par conséquent, l'on aura peu à craindre les avalanches de neige et les éboulements de roches.
A cinq ou six verstes de Kasbek, le vallon que suit cette nouvelle route est brusquement coupé par une haute colline qu'il a été impossible de tourner ; on la franchira en faisant des zigzags, comme au mont Axous ; ce qui ne raccourcira point la route, mais seulement la fera plus commode. Pendant la nuit, des nouvelles de la route nous étaient arrivées ; depuis trois jours, la neige tombait sur les hauteurs, et l'on nous assurait qu'il devait y en avoir au moins cinq à six pieds. Il était impossible de continuer notre voyage en tarantasse ; à peine si la chose serait possible en traîneau.
Nous troquâmes donc notre tarantasse contre un traîneau auquel nous attelâmes cinq chevaux ; on nous prévint que, selon toute probabilité, nous serions obligés de troquer à Kvichett ces chevaux contre des boeufs. Tout alla bien jusqu'à Kvichett ; nous traversions un pays assez plat, ayant l'Aragwi à notre droite et des coteaux boisés à notre gauche. Bientôt nous franchîmes la rivière et eûmes, au contraire, l'Aragwi à notre gauche et les coteaux à notre droite.
Au-delà de Kvichett commençait une montée de dix verstes, presque à pic ; on détela nos chevaux, et l'on attela douze boeufs à notre véhicule. Ces boeufs enfonçaient à chaque pas dans la neige jusqu'au ventre, et tiraient à grand-peine notre traîneau, qui était obligé, pour passer, de déplacer sa largeur de neige.
Cette neige, sur laquelle nous passions les premiers, était extrêmement friable. Nous n'avions que vingt-deux verstes à faire, c'est-à-dire cinq lieues et demie, et nous mîmes plus de six heures à les faire. Deux fois, nous rencontrâmes des traîneaux. La route était si étroite, qu'il fallait prendre toute sorte de précautions pour que l'un des deux traîneaux ne tombât point dans le précipice, dont la pente était dissimulée par la neige. Par bonheur, notre position nous autorisait à prendre la droite, et, au lieu de pencher sur l'abîme, nous nous collions contre le rocher.
Une fois, les deux premiers boeufs du traîneau qui nous croisait perdirent pied, et les voyageurs furent obligés de s'élancer sur la route ; le conducteur retint ses bêtes je ne sais comment. Leur terreur avait été si grande, que, lorsqu'ils se retrouvèrent sur un terrain solide, les pauvres animaux se mirent à trembler de tout leur corps, un des deux même se coucha.
Au fur et à mesure que nous montions, la neige nous paraissait plus éclatante ; aussi, tout ceux que nous rencontrions portaient-ils de grandes visières pareilles à des abat-jour de lampe, qui leur donnaient les plus ridicules aspects.
Finot nous avait prévenus de ce phénomène, et, par son conseil, nous nous étions munis de voiles de tulle vert, comme les amazones en portent chez nous pour aller au bois, et les commis voyageurs, à Londres, pour aller aux courses d'Epsom. Ceux qui ne prennent pas cette précaution, ou celle d'allonger leurs chapeaux avec la visière dont nous avons parlé, risquent d'attraper des ophtalmies.
Une fois arrivé à Kaïchaour, il faut s'arrêter et regarder autour de soi, et surtout derrière soi. Autour de soi, on a les neiges éternelles ; derrière soi, les plaines de la Géorgie. Je ne sais pas quel aspect le paysage prend l'été : l'hiver, il est triste et grandiose ; tout est d'une blancheur éclatante. Nuages, ciel, terre, c'est un vide immense, une monotonie sans fin, un silence de mort.
Les seules taches noires que l'on aperçoive sont des fragments de rocher dont les pics trop aigus ne laissent pas de point d'appui à la neige, ou les parois de quelque cabane solitaire bâtie sur des roches escarpées et inaccessibles. Ces taches noires, au reste, sont le seul moyen qu'aient les voyageurs de se rendre compte des distances, qui autrement se confondent dans le vague. En regardant ces cabanes isolées, en les voyant aux trois quarts couvertes par la neige, sans apercevoir aucune cheminée ni aucun sentier qui y conduise, on pourrait croire qu'elles sont abandonnées par leurs habitants.
Au bas, dans la profonde vallée, lorsqu'on trouve quelque point d'appui ou que l'on parvient à s'accrocher à quelque chose pour regarder au-dessous de soi, on voit serpenter l'Aragwi, non pas reluisant comme en été, long ruban d'argent déroulé sur le fond sombre de la terre, mais cours d'eau noirâtre, dont la couleur d'acier bruni tranche vivement avec la blancheur de la neige.
La station de Kaïchaour et tous les bâtiments qui l'entouraient étaient complètement couverts de neige ; les toits, du même ton que le reste du paysage, bosselaient cette neige comme des tumuli. Quant aux fenêtres, que le niveau de la neige eût dépassées de plus d'un mètre, il avait fallu faire des tranchées pour que la lumière du jour et l'air arrivassent jusqu'à elles. On eût pu se croire en pleine Sibérie.
Nous nous arrêtâmes à Kaïchaour. Il ne fallait pas songer à aller plus loin ce jour-là : nous aurions été obligés de passer, de nuit, la montagne de la Croix, et l'on n'osait pas nous promettre que nous la passerions, même de jour. Il était trois heures de l'après-midi. On détela, et, comme personne n'osait se hasarder dans la montagne par un pareil temps, nous eûmes pour nous seuls la meilleure chambre de la station, ce qui n'est pas beaucoup dire.
Le lendemain, nous nous mîmes en route vers neuf heures du matin. Deux ou trois traîneaux étaient passés depuis l'heure de notre arrivée, de sorte qu'il y avait une espèce de chemin tracé.
Grâce à mon padarojné et à un ordre particulier donné par le prince Bariatinsky, on mit à ma disposition une douzaine de boeufs, dix soldats d'infanterie et dix Cosaques. A peine avions-nous fait deux verstes en sortant de Kaïchaour, que nous rencontrâmes un seigneur ingonche, avec une suite de quatre noukers. Quatre autres hommes, à cheval comme le seigneur et les noukers, venaient après eux, tenant en laisse dix grands et magnifiques lévriers.
Le prince – on m'a dit que c'était un prince – portait l'ancien costume de nos croisés, c'est-à-dire le casque posé à plat sur la tête, avec un réseau de fer pendant tout autour, excepté par devant ; la cotte de mailles, la schaska droite et le petit bouclier de cuir.
En effet, nous entrions dans le district ossète de Gouda. A moins d'être un savant de la force de Klaproth ou de Dubois, il est difficile de reconnaître les Ossètes des Ingonches, leurs vainqueurs. Les Ingonches ne sont ni mahométans ni chrétiens ; ils ont une religion très simple. Ils sont déistes.
Leur Dieu s'appelle Dale ; mais il n'a autour de lui ni saints ni apôtres. Le dimanche, ils se reposent, et ont un grand et petit carême ; ils font des pèlerinages à certains lieux saints, qui sont presque tous des églises du temps de la reine Tamara. Leur prêtre est un vieillard qu'ils appellent Isanin Stag l'homme pur ; il n'est point marié et fait les sacrifices et les prières.
Les missionnaires russes de la commission ossète se sont donné beaucoup de peine pour essayer de les convertir, mais ils n'ont pu y parvenir. D'un autre côté, deux frères ingonches, ayant été vendus en Turquie, y embrassèrent le mahométisme et firent un pèlerinage à la Mecque, puis revinrent dans leur pays ; ils y trouvèrent leur mère encore vivante et la convertirent à l'islamisme qu'ils prêchèrent ensuite à leurs compatriotes. Mais ceux-ci leur dirent : « Vous prêchez une religion que vous avez apprise dans votre esclavage ; nous n'en voulons pas. Allez-vous-en, et que l'on ne vous revoie plus dans le pays. » Les deux frères s'en allèrent, et on ne les revit plus.
Les Ingonches empruntent, comme les Kalmouks, leurs noms à des animaux ; les uns s'appellent Po, ce qui veut dire chien ; Ousi, ce qui veut dire boeuf ; Kaka, ce qui veut dire cochon.
Ils épousent cinq, six et même sept femmes, plus à l'aise encore sur ce point que les musulmans, qui n'en peuvent épouser que quatre. Ils sont divisés en grands et petits Ingonches : les premiers habitent la plaine ; les autres, la montagne.
Quant aux Ossètes, dont nous avons dit quelques mots, et qui portent – chose qui me frappa tout particulièrement – des bonnets absolument semblables à ceux de nos pierrots, nous fîmes bientôt connaissance avec eux. Ils avaient été mis en réquisition pour déblayer la route, ce qu'ils faisaient en criant, en chantant, en se querellant, en se jetant des pelletées de neige.
Plusieurs voyageurs anciens et modernes ont écrit sur les Ossètes. Dubois a consacré la moitié d'un volume à la recherche de leur origine ; mais il avoue qu'il n'a absolument rien trouvé sur eux que dans les auteurs russes, qui n'en savaient pas plus que lui à ce sujet.
Il est incroyable dans quel labyrinthe sans fil s'égarent les savants pris de la rage de prouver une origine. Selon Dubois, les Ossetins ou Ossètes sont les anciens Méothes, ou les mêmes qui étaient autrefois connus sous les noms d'Assas, de Jases, d'Alasses, et plus tard de Comanes. Il trouve, avec cette persistance de l'homme qui ne peut pas trouver, une certaine analogie entre la langue, les coutumes et les moeurs des Ossètes et des Finnois ; il en déduit que les Estoniens descendent des Ossètes ou du moins en sont très proches parents. Pour arriver à ce résultat, Dubois se lance dans les citations historiques et dans les étymologies probables, et il déclare que les Ossetins sont des Scythes, comme il a prouvé que les Mèdes descendent de Midaï, fils de Japhet.
Les Ossètes, qui habitent près de la grande route stratégique de la Géorgie, gagnent beaucoup d'argent. Mais, dépensiers, joueurs et ivrognes, ils sont toujours très mal vêtus, ou plutôt pas vêtus du tout. Ils vivent dans des cabanes de terre, dans les vieilles ruines des tours, dans des angles de fortification. Tout ce qu'ils gagnent se dépense en tabac et en eau-de-vie. Pendant les grandes gelées, ils se chauffent à quelques minces tisons faisant de la fumée, mais jamais de feu, et il est impossible de distinguer parmi eux les riches des pauvres, les uns étant aussi mal mis que les autres.
Les Ossetins, comme les Ingonches, furent jadis, sous la reine Tamara, les adorateurs du Christ, mais, aujourd'hui, eux-mêmes ne sauraient dire ce qu'ils sont. Ils ont accommodé à leur caprice toutes les religions dont ils ont entendu parler, leur empruntant ce qui pouvait flatter leurs désirs, et repoussant ce qui contrariait leurs caprices. Par toute la terre, même en Océanie, même chez les fétichistes de l'intérieur de l'Afrique, on chercherait inutilement un pareil amalgame d'idées sauvages et de croyances disparates.
Cela tient aussi à une cause historique. Une centaine d'années après la mort de la reine Tamara, un siècle, en conséquence, après que les ossètes s'étaient faits chrétiens, les Mongols se répandirent comme un double torrent dans les plaines de la Circaucasie et de la Transcaucasie. Devant ces flots de barbares inconnus, les Ossètes reculèrent et rentrèrent dans la montagne, qu'ils ne quittèrent plus.
Une fois là, ils perdirent tous rapports avec la Géorgie et se replongèrent peu à peu dans leur ancienne ignorance, ne gardant de la religion chrétienne que certaines cérémonies, une idée de Dieu et de Jésus-Christ, auxquels ils donnent Mahomet pour prophète ; avec cela, croyant aux anges, aux esprits, à la magie, pratiquant la polygamie et faisant des sacrifices païens.
Mais la prépondérance du christianisme sur l'islamisme se fait surtout sentir à l'endroit des femmes. Les femmes, chez les Ossètes, ne se dérobent point à la vue des hommes dans des demeures particulières et ne sortent pas voilées, tandis qu'aujourd'hui encore la Géorgie chrétienne, et surtout l'Arménie, subissant l'influence politique et morale de la Perse, laissent les femmes presque aussi esclaves et aussi recluses que si elles vivaient sous la loi de Mahomet.
D'un autre côté, dans les montagnes où règne le brigandage armé, où les habitants comptent plus sur le vol que sur le travail, les femmes doivent faire une complète allégation de leur volonté, porter tout le poids des travaux domestiques, pourvoir à la nourriture et à l'habillement de leurs maris, qui, pendant ce temps, cherchent les aventures et courent la montagne. L'Ossetin, en conséquence, achète une, deux, trois et même quatre femmes si ses moyens le lui permettent ; il en paye l'ourvat, les traite sévèrement, et leur laisse tous les travaux de la maison et de la campagne. S'il est mécontent d'elles, il les chasse de chez lui.
Ses filles n'ont aucun droit à l'héritage ; il ne leur donne pas de dot, au contraire, il les vend comme un animal domestique élevé dans la maison ; aussi s'attriste-t-on à la naissance d'une fille, et se réjouit-on à celle d'un garçon. Il en résulte que, dans leurs cérémonies nuptiales, on apporte toujours un garçon nouveau-né, devant lequel les époux se prosternent plusieurs fois, priant leur Dieu, quel qu'il soit, de leur accorder pour premier enfant un enfant mâle.
Le meurtre d'une femme, par suite de ces mêmes principes, est considéré comme moitié moins grave que le meurtre d'un homme.
La seule loi et la seule coutume qui n'aient jamais varié chez eux, c'est la loi du sang : oeil pour oeil, dent pour dent ; loi des sociétés primitives, loi pour ainsi dire de la nature, la dernière que parviennent à détruire les civilisations quelles qu'elles soient. Et, en effet, sans la stricte observance de cette loi, nul ne serait sûr de son existence au milieu de ces nations sauvages, qui n'obéissent qu'à l'entraînement de leurs passions.
Nous nous apercevons que nous sommes arrêtés à une verste ou deux de Kaïchaour pour jeter un coup d'oeil sur ces braves Ossetins qui, la pioche à la main, s'occupaient de nous faire une route. Mais les Ossetins et les avalanches sont les deux choses les plus intéressantes dont on puisse s'occuper, non pas à Paris lorsqu'on se promène rue de la Paix, au boulevard de Gand, ou aux Champs-Elysées, mais au Caucase, de la station de Kaïchaour à celle de Kobi, et lorsqu'on monte la montagne de la Croix.
Les avalanches surtout !
Sur les pentes rapides du Caucase, bien plus encore que sur les inclinaisons moins rapides de la Suisse, la neige glisse par couches immenses et couvre des verstes entières de chemin ; ou bien encore, si les avalanches restent par leur base soudées à la terre, le vent à leur surface soulève d'épaisses nuées de neige, les jette dans toutes les directions, et, là où elles vont, couvre avec elles les abîmes, nivelle les précipices, de sorte que le chemin réel disparaît, et que, comme aucun poteau ne l'indique, le voyageur assez téméraire pour voyager au Caucase, du mois de décembre au mois de mars, est exposé à chaque instant à s'engloutir dans un ravin de deux ou trois mille pieds, alors qu'il se croit au beau milieu de sa route.
Deux ou trois jours de neige, et le chemin devient impraticable.
C'était justement le cas où nous nous trouvions, et ce qui avait nécessité l'emploi des Ossètes, que nous venions de rencontrer sur notre route.
Mais les Ossètes sont trop bien avec la neige pour lutter sérieusement contre elle. Ils ne remuent en réalité les bras que lorsqu'ils sont directement surveillés par le smatritel ; aussitôt que celui-ci leur tourne le dos pour aller, à une verste plus loin, surveiller d'autres travailleurs, la bêche et la pioche rentrent dans le repos, d'où leurs propriétaires ne les tirent qu'à leur corps défendant.
A trois verstes de Kaïchaour, nous rencontrâmes la malle-poste de Russie, c'est-à-dire la simple caisse de la voiture démontée de ses roues et assujettie sur des traverses ; parfois même, et quand les chemins sont impraticables aux traîneaux, la malle-poste russe prend la forme d'un simple cavalier, qui lui-même en est réduit parfois à se métamorphoser en piéton. Elle était conduite par trois chevaux attelés à la file, et, comme elle descendait sur une pente rapide, celle de la montagne de la Croix, elle était maintenue en arrière par cinq ou six hommes qui l'empêchaient d'aller trop vite.
Nous interrogeâmes le courrier sur l'état du chemin ; mais le courrier se contenta de nous répondre par une moue des moins engageantes ; enfin, poussé à bout par nos questions, il nous apprit qu'à trois ou quatre verstes de l'endroit où nous nous trouvions, il avait entendu un grand bruit, et que son avis était que ce grand bruit était celui d'une avalanche qui aurait coupé le chemin derrière lui. Ces renseignements donnés, il continua sa route, nous laissant assez inquiets sur notre avenir.
En effet, à peine avions-nous fait quatre verstes depuis Kaïchaour : – et nous avions mis plus de deux heures à franchir cette distance, attendu que nos six chevaux, à la seconde verste, avaient menacé de ne pas nous conduire plus loin, de sorte qu'on leur avait adjoint quatre boeufs, lesquels traînaient non seulement le traîneau, mais encore les chevaux.
Notre hiemchik, ou plutôt nos hiemchiks, marchaient à pied à côté de l'abîme, sondant le chemin avec des bâtons ferrés. A midi, nous n'avions pas fait moitié du chemin que nous avions à faire, et nous montions toujours.
Nos hiemchiks doutaient que nous arrivassions avant la nuit à Kobi...
Si nous y arrivions !
Ce si nous y arrivions méritait explication. Cette explication, nous la demandâmes.
Kalino, à grand-peine, tira des hiemchiks ce pronostic assez fâcheux :
« Vers deux heures, nous aurons du brouillard, et probablement, avec le brouillard, un chasse-neige. »
Je savais par théorie ce qu'était un chasse-neige ; mais je l'ignorais encore comme pratique, celui de Temirkhan-Choura ne pouvant pas compter pour un vrai chasse-neige. Cette fois, j'étais dans de bonnes conditions pour faire connaissance avec lui.
Il me passa cette mauvaise pensée que nos hiemchiks nous disaient cela pour nous effrayer, de sorte que je leur ordonnai d'aller en avant. Ils obéirent, mais en nous faisant une dernière recommandation : c'était de garder le silence le plus complet. Comme je tenais à m'instruire, je leur demandais la raison de cette recommandation.
Ils craignaient, si nous parlions haut, que la vibration produite dans l'air par notre voix ne détachât quelque fragment de neige, lequel, en roulant sur la pente, pouvait rapidement se transformer en une avalanche, laquelle avalanche, venant naturellement sur ceux qui l'avaient éveillée, nous engloutirait sans miséricorde.
Il me parut qu'il y avait là dedans un peu plus de superstition que de réalisme ; mais j'avais entendu dire la même chose en Suisse, et, retrouvant la même croyance à un autre bout du monde, j'en fus frappé. D'ailleurs, la croyance plus ou moins profonde, même à une superstition, dépend des circonstances où l'on se trouve. Tel qui ne croit pas, au coin de son feu, dans son salon, les pieds sur ses chenets, sa robe de chambre sur le dos et son journal à la main, croit dans une gorge du Caucase, sur une pente de quarante-cinq degrés, au bord d'un abîme, avec de la neige sur la tête et de la neige sous les pieds.
Que nous crussions ou que nous ne crussions pas, nous n'en gardâmes donc pas moins le silence. Au reste, la prédiction de nos hiemchiks se réalisa ; seulement, sans doute pour ne pas nous faire attendre, ce fut vers une heure, et non vers deux, que le brouillard apparut. Ce fut l'affaire de cinq minutes. Au bout de cinq minutes, nous ne vîmes plus que le derrière des deux chevaux attelés à notre traîneau. Les quatre autres chevaux et les quatre boeufs avaient disparu dans la vapeur. Il faisait sombre et froid ; le vent sifflait avec rage à nos oreilles, et, au milieu de cette nuit et de ce sifflement, la seule chose que l'on entendit était le tintement doux et argentin de la sonnette pendue à la dossière du cheval des brancards.
Un instant nous fûmes obligés de nous arrêter. Nos hiemchiks ne répondaient plus de rien s'ils n'allaient pas sonder le chemin. Le tintement de la sonnette cessa, mais nous entendîmes alors celui d'une cloche d'église qui, du fond de la vallée, montait jusqu'à nous. Je demandai à l'un de nos hommes d'escorte d'où pouvait venir cette sonnerie si triste, si mélancolique, et en même temps si consolante au milieu du désert de neige où nous étions. Il nous répondit qu'elle venait d'un village situé au bord de la petite rivière Baïdara.
J'avoue que j'éprouvai une sensation inouïe aux vibrations de cette cloche venant nous trouver au milieu de ce vide affreux, de cet effroyable néant où nous étions aussi perdus, aussi immergés que si nous eussions été au milieu des vagues roulantes de l'océan.
Mais à ce doux et triste appel de la pitié humaine à la miséricorde divine, le vent répondit par un sifflement plus aigu que jamais ; une épaisse nuée de neige s'abattit sur nous : nous étions en plein orage, au milieu du tourbillon. Ce qui restait de lumière disparut tout à fait. Notre escorte se serra autour de notre traîneau. Etait-ce pour nous défendre contre la tempête ?
était-ce parce que, dans le danger, l'homme cherche naturellement le voisinage de l'homme ?
Je demandai combien de verstes il nous restait à franchir jusqu'à Kobi. Il nous en restait neuf : c'était désespérant ! Le vent soufflait avec une telle violence, la neige s'abattait sur nous avec une telle intensité, qu'en moins d'un quart d'heure elle avait monté jusqu'aux genoux de chevaux. Il était évident que, si nous restions là une heure, nous en aurions jusqu'à la poitrine, et, deux heures, par-dessus la tête.
Nos hiemchiks ne revenaient pas ; malgré la recommandation qu'ils nous avaient faite de ne point parler, je les appelai à haute voix, mais inutilement ; ils ne répondirent point. Etaient-ils égarés ? étaient-ils tombés dans quelque précipice ?
Il est vrai qu'au milieu d'un pareil vacarme, où toutes les lamentations de la nature se mêlent, la voix humaine est bien faible.
Je résolus de voir si ma carabine se ferait mieux entendre que ma voix ; mais à peine eus-je manifesté mon intention, que dix bras s'étendirent vers moi pour m'empêcher d'exécuter mon projet.
Si la voix pouvait déterminer la chute d'une avalanche, à plus forte raison la commotion d'un coup de fusil. J'expliquai ma crainte à l'endroit de nos hiemchiks, et je demandai s'il y avait dans l'escorte un homme qui, moyennant trois ou quatre roubles, consentît à se mettre à leur recherche. Deux hommes s'offrirent. J'aimais mieux deux qu'un : l'un au moins, en cas d'accident, pouvait porter secours à l'autre. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent, ramenant les hiemchiks. Une effroyable avalanche coupait le chemin ; c'était celle dont le courrier de la poste avait entendu le bruit. Il était impossible de conserver même l'espoir d'aller plus loin. Un conseil fut tenu entre Kalino et moi.
La délibération ne fut pas longue. A la suite du possible, j'irai où l'on voudra. En face de l'impossible, l'obstination devient absurdité. Je donnai l'ordre de retourner à Kaïchaour.
Trois jours après, j'étais à Tiflis ; on me croyait englouti dans la neige, et l'on ne comptait me retrouver qu'au printemps.
Quant à Tiflis, le temps n'y avait pas changé une minute : la chaleur y était toujours à vingt degrés, le ciel y était toujours d'azur. Une députation de la colonie française était venue en mon absence demander si j'accepterais de mes compatriotes un dîner et un bal. Je répondis que dîner et bal seraient accueillis avec reconnaissance. Le tout eut lieu à la grande satisfaction des invitants et de l'invité, le dimanche 2 janvier 1859, – de notre style.
Les Russes et les Géorgiens sont, comme on sait, de douze jours en retard sur nous.
Je comptais partir le jeudi suivant ; mais l'homme propose, et Dieu dispose.

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