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Chapitre LII
Où Timaf trouve à faire un nouvel emploi de ses allumettes chimiques

Pendant une verste à peu près, nous allâmes assez rapidement : nous nous trouvions sur un plateau ; mais, au fur et à mesure que nous approchions du Sourham, les côtes se succédaient et devenaient de plus en plus rapides.
Nous arrivâmes au bas d'une montée ; il faisait presque nuit.
Il est impossible de se faire une idée, sans l'avoir vu, de ce paysage entièrement couvert de neige. Le chemin était à peine tracé par les pieds des chevaux ; on n'y découvrait aucune trace de roues de voiture, ni de patins de traîneau ; au fond s'étendait comme un immense rideau blanc dont les dentelures se perdaient dans un ciel gris, la chaîne du Sourham, laquelle réunit la branche du Caucase qui se prolonge vers la mer Noire et s'arrête à Anapa à la branche qui s'enfonce dans la Perse, en séparant le Lesghistan de l'Arménie ; à notre gauche, au bas d'une immense nappe de neige insensiblement inclinée, grondait la Koura ; à notre droite, une série de monticules bornaient l'horizon en s'élevant les uns au-dessus des autres en vagues immobiles.
Aucun être humain, aucune créature animée ne sillonnait ce désert, image la plus complète de la mort que j'aie jamais vue. Le ciel, la terre, l'horizon, tout était blanc, tout était froid, tout était glacé.
Nous descendîmes du traîneau, prîmes nos fusils sur nos épaules, et commençâmes de gravir cette pente à pied.
Déjà, un mois auparavant, M. Murray, ambassadeur d'Angleterre en Perse, avait fait le chemin que nous faisions, et il avait écrit qu'il n'avait pu traverser le Sourham qu'en faisant traîner ses trois voitures par soixante boeufs. Or, depuis un mois, il avait constamment neigé ; en admettant la progression, il nous en faudrait deux cents. Nous enfoncions à chaque pas jusqu'aux genoux. Grégory se hasarda hors de la route indiquée par les pas des chevaux et enfonça jusqu'à la ceinture. Nous avions autour de nous une moyenne de quatre à cinq pieds de neige ; nous comprenions très bien que, pris par un tourbillon dans la situation où nous nous trouvions, nous y resterions tous, hommes et chevaux.
Il faisait très froid, et cependant la route était tellement fatigante, que nous étions couverts de sueur ; nous arrêter un instant, c'était laisser se glacer cette sueur sur notre visage, c'était risquer une pleurésie ou une fluxion de poitrine ; il fallait donc continuer de marcher ; d'ailleurs, le traîneau que nous apercevions comme un point noir à une verste derrière nous, et qui, débarrassé de notre poids, ne nous suivait qu'avec une difficulté inouïe, ne ferait plus un pas du moment que nous serions dedans.
Nous mîmes trois quarts d'heure à peu près à atteindre le sommet de la montagne. Nous nous trouvions sur un plateau. Nous continuâmes notre chemin en ralentissant le pas pour nous refroidir peu à peu ; mais nous fîmes près de trois verstes avant que le traîneau nous eût rejoints.
Par bonheur, il y avait de la lune ; quoiqu'il fût impossible de l'apercevoir à cause de la masse de neige suspendue dans l'atmosphère, sa clarté arrivait jusqu'à nous, pâle, maladive, mourante, mais suffisante cependant pour nous permettre de nous diriger.
Nous boutonnâmes nos touloupes et remontâmes dans le traîneau ; au bout d'une demi-heure, à peu près, nous entendîmes des abois de chiens, mais à quatre ou cinq verstes au moins de nous. Ces abois venaient du village de Ruys.
Il n'y avait plus que patience à avoir, nous approchions. Nous mîmes trois quarts d'heure à faire ces quatre verstes : le traîneau n'allait qu'au pas ; notre hiemchik craignait de perdre le chemin, dont on ne voyait plus aucune trace.
A chaque instant, il s'arrêtait pour s'orienter. Par bonheur, les abois des chiens le guidaient ; à mesure que nous avancions, ces abois redoublaient ; avec le flair prodigieux d'animaux à demi sauvages, ils nous avaient éventés à une lieue.
Enfin, nous vîmes se dessiner des lignes noires ; c'étaient les haies du village. Nous pressâmes notre hiemchik, qui ne pouvait plus craindre de se perdre, mais qui pouvait bien encore nous verser dans quelque trou.
Il n'en fit rien ; notre traîneau s'arrêta en face d'une espèce d'auberge placée en sentinelle avancée sur la route ; l'hiemchik appela, l'hôte sortit avec un tison allumé à la main. Nous étions glacés malgré nos touloupes ; nous nous précipitâmes vers la maison.
Je me hâte de m'excuser d'avoir appelé cela une maison. C'était un hangar, un appentis, un bouge, effroyable à l'extérieur, mais, pis que cela, repoussant à l'intérieur.
Cet intérieur était éclairé par un grand feu brûlant dans une cheminée de briques ; la lueur de ce feu se jouait sur des objets qu'il était impossible de reconnaître au premier coup d'oeil, impossible d'énumérer une fois reconnus.
C'étaient des peaux de buffle entassées dans un coin, des poissons séchés et des morceaux de viande boucanée pendus pêle-mêle au plafond avec des paquets de chandelles ; des outres à moitié vides, des graisses fondues débordant des vases sur le plancher, des nattes pourries servant de lit aux hiemchiks, des verres qui n'avaient jamais été rincés, – quelque chose d'inouï, sans aspect, surtout sans nom.
Il fallait entrer là dedans, marcher sur ce plancher boueux où la gelée n'avait pas de prise, respirer cette atmosphère infecte, sans odeur déterminée, mélangée de vingt odeurs nauséabondes ; il fallait s'asseoir sur cette paille, ou plutôt sur ce fumier ; il fallait surmonter tous les dégoûts, vaincre toutes les répugnances, il fallait se boucher le nez, il fallait se fermer les yeux, il fallait affronter enfin quelque chose de bien pis que le danger.
Notre premier soin fut de nous informer d'un moyen de nous procurer des chevaux ou des boeufs.
Le maître du logis, espèce de boucher aux vêtements couverts de taches sanguinolentes passa de l'autre côté d'un comptoir et donna quelques coups de pied à un objet sans forme et gisant à terre. L'objet sans forme s'anima, se plaignit, mais presque aussitôt rentra dans l'immobilité, retomba dans le silence. Les coups de pied redoublèrent ; une créature humaine couverte de lambeaux se dessina dans la pénombre, se dressa sur ses pieds, se frotta les yeux et demanda, avec ce lamentable accent d'une fatigue incessante, d'une douleur continue, ce qu'on lui voulait.
Sans doute, le tavernier lui dit qu'il s'agissait d'aller chercher des chevaux. L'enfant – c'était un enfant – se glissa sous le comptoir et passa, pour aller à la porte, dans le cercle de lumière que projetait le feu. C'était un charmant enfant, pâli, amaigri par la souffrance, plein de cette poignante poésie de la misère, dont nous n'avons pas même l'idée dans nos pays civilisés, où la charité, et, sinon la charité, la police, jette son manteau sur les nudités qui deviennent par trop hideuses. L'enfant s'éloigna, grelottant et gémissant ; c'était une plainte vivante.
Pendant ce temps, nous nous étions approchés du feu et nous avions cherché vainement quelque chose pour nous asseoir. Je me rappelai m'être heurté à la porte contre une espèce de poutre ; j'appelai Grégory et Moynet ; à nous trois, nous la soulevâmes et l'apportâmes devant le feu ; c'était un siège.
L'enfant revint au bout d'un instant, se glissa sous le comptoir, alla reprendre sa place, se roula comme un hérisson et se rendormit. Il était suivi de deux hommes. Ces deux hommes étaient des loueurs de chevaux.
Gregory discuta un instant avec eux, nous transmit leurs prétentions : ils voulaient quinze roubles pour aller chercher la télègue ; ils finirent par réduire leurs prétentions à dix ; nous leur en donnâmes cinq à titre d'arrhes, et ils partirent, promettant que, dans deux heures, la télègue nous aurait rejoints.
Il était dix heures du soir. Nous mourions de faim. Par malheur, la cuisine était sur la télègue. Nous jetâmes les yeux sur tout ce qui nous entourait : à la seule vue de ce que pouvait nous offrir notre hôte, notre coeur se soulevait. Grégory seul résistait triomphalement à ce sentiment de dégoût.
« Demandez à cet homme s'il a des pommes de terre, lui dis-je ; nous les ferons cuire sous la cendre. C'est la seule chose que je me sente le courage de manger dans cette infecte sentine. »
L'homme avait des pommes de terre.
« Qu'il nous en donne, alors », dis-je à Grégory.
Gregory lui transmit notre demande.
L'homme s'approcha de l'enfant et lui donna de nouveaux coups de pied. L'enfant se leva, plaintif et gémissant, comme la première fois, glissa sous le comptoir, se perdit dans les profondeurs obscures de notre hangar et revint avec son papak plein de pommes de terre. Il les versa à nos pieds et alla se recoucher.
Je mis des pommes de terre sous la cendre, et cherchai des yeux un endroit où je pusse m'adosser pour dormir.
Moynet avait été chercher dans le traîneau une vieille peau de mouton qui nous servait à envelopper nos jambes ; il l'avait étendue à terre et dormait déjà dessus avec notre poutre pour oreiller.
Grégory trouva un pavé, s'adossa à moi, et nous nous endormîmes appuyés l'un contre l'autre. Il y a certaines positions où, si fatigué que l'on soit, l'on ne dort pas longtemps ; je me réveillai au bout d'un quart d'heure. J'ai un heureux privilège pour un voyageur : c'est de dormir à volonté, et de me trouver reposé par un sommeil, si court qu'il soit.
Souvent, après mes longues nuits de travail, et quand je suis resté au lit une heure ou deux seulement, mes yeux se ferment, et, si je suis posé contre un mur, ma tête s'appuie au mur ; si je suis devant une table, ma tête tombe sur la table. Alors, si gênante que soit la position, quelque angle que fasse mon corps, je dors cinq minutes, et, au bout de cinq minutes, je me réveille assez reposé pour me remettre immédiatement au travail ; seulement, ce n'est pas pour moi que le proverbe « qui dort dîne » a été fait : je me réveille presque toujours ayant très faim.
Aussi, à l'aide de mon kandjar, tirai-je une ou deux pommes de terre du feu ; elles étaient cuites. Je demandai du sel. L'homme donna un coup de pied à l'enfant, l'enfant se réveilla, et, à moitié endormi, m'apporta un morceau de sel gros comme une noix ; cette façon d'offrir du sel avait un avantage, c'est que le centre au moins était propre.
Dans tout le Caucase, on vend le sel en énormes blocs, tel qu'on le tire des mines. Je ne sais où va l'immense quantité de sel marin que l'on recueille sur les lacs salés ; excepté sur les tables des personnes riches, j'ai constamment vu du sel gemme.
Je mangeai quatre ou cinq pommes de terre, et ma faim se trouva engourdie.
Enfin, vers deux heures du matin, nous entendîmes les grelots des chevaux ; nous courûmes à la porte, Grégory et moi ; Moynet dormait toujours profondément.
C'était notre télègue qui arrivai avec les huit chevaux de nos loueurs. Des chevaux de la poste et de l'hiemchik, il n'y avait point vestige.
Notre idiot de Timaf avait laissé l'hiemchik dételer ses chevaux et partir avec eux ; il était resté seul.
Cela avait bien été tant qu'il avait fait jour ; mais, la nuit venue, il avait entendu des rugissements qui allaient toujours se rapprochant, puis il avait vu luire comme des étincelles au milieu de l'obscurité.
Alors, il avait commencé à comprendre qu'on était à cette heure que, chez nous, on appelle entre chien et loup, seulement, il n'y avait pas de chiens, mais, en échange, il y avait beaucoup de loups.
Timaf avait cherché si nous lui avions laissé une arme quelconque ; mais nous n'avions plus, de nos armes, que trois fusils, et nous les avions emportés tous les trois.
Les loups avaient été longtemps sans prendre le parti de s'approcher de la télègue : cette masse inconnue de forme les inquiétait, enfin, l'un d'eux s'était risqué et était venu s'asseoir sur son derrière à vingt pas de Timaf.
Timaf, alors, avait gagné le plus haut du sommet de la télègue.
Au mouvement qu'il avait fait, le loup s'était enfui.
Mais, voyant que tout était redevenu immobile et qu'aucun bruit ne se faisait entendre, le loup s'était rassuré, et, au lieu de s'arrêter à vingt pas, il était venu jusqu'à dix.
Alors, Timaf lui avait jeté son papak, et le loup s'était sauvé une seconde fois.
Mais c'était un loup obstiné, et il était revenu à la charge.
Timaf avait cherché quelque chose à lui jeter, et avait avisé notre cuisine.
Il avait commencé par jeter au loup le couvercle, puis le gril, puis la casserole, puis la poêle, puis les assiettes ; le diable de loup revenait toujours, et il semblait dire à ses compagnons : « Vous voyez bien que ce n'est rien ; faites comme moi, venez. »
Et les loups, qui commençaient à s'enhardir en voyant l'assurance de leur compagnon, se rapprochaient de plus en plus ; il ne restait à Timaf que deux projectiles, la marmite et la cuiller à pot.
Au lieu de les leur jeter, action qui le désarmait, il les frappa l'une contre l'autre.
A ce bruit, les loups s'enfuirent, mais pas loin, en loups intelligents et qui comprennent que ce bruit-là n'est pas bien dangereux ; aussi, au bout d'un quart d'heure, Timaf les vit-il reparaître en plus grand nombre, et déterminés cette fois, ils le paraissaient du moins, à pousser la chose jusqu'au bout.
Timaf comprit que, s'il ne variait pas ses moyens de défense, il était perdu, ces loups, qui, malgré leurs excellents yeux, ne pouvaient voir sous sa touloupe et ses trois capotes, n'avaient garde de deviner qu'ils n'avaient affaire qu'à une espèce de squelette, et se rapprochaient de plus en plus.
Alors, une idée lumineuse traversa le cerveau obtus de Timaf.
Il avait sur lui son briquet phosphorique tout bourré d'allumettes.
Il jeta aux loups la cuiller à pot et la marmite, et tira son briquet.
Une allumette s'alluma en crépitant et jeta un éclair.
Les loups se sauvèrent.
Puis ils revinrent.
Timaf fit briller une seconde allumette, puis une troisième, puis une quatrième ; chaque fois qu'il suspendait cet exercice, les loups se rapprochaient d'un pas : il frottait une allumette, et les loups s'arrêtaient.
Cela dura une heure.
Quand les hiemchiks parurent au sommet de la côte, Timaf en était à ses dernières allumettes.
Il était temps !
Au bruit des grelots, au mouvement des chevaux, aux cris des hiemchiks, les loups s'enfuirent. On croyait trouver Timaf gelé, on trouva Timaf en nage. Celui-ci raconta son aventure aux hiemchiks, lesquels se mirent en quête des différentes pièces de notre cuisine, qui se retrouvèrent toutes.
Deux poulets rôtis, sur lesquels je comptais, avaient disparu. Sans doute, Timaf, dans sa précipitation, les avait jetés aux loups avec le reste, et les loups avaient dévoré les projectiles.
Nous crûmes qu'il était inutile de recommander à Timaf de ne point laisser les hiemchiks dételer leurs chevaux et partir avec eux.
Nous avions tort, comme nous le prouva l'avenir.

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1998-2010
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