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Chapitre I
Kislar

Nous arrivâmes à Kislar le 7 novembre 1858, à deux heures de l'après-midi.
C'était la première ville que nous rencontrions depuis Astrakan. Nous venions de faire six cents verstes à travers les steppes sans rencontrer autre chose que des relais de chevaux et des postes de Cosaques.
Parfois une petite caravane de Tatars Kalmouks ou de Tatars Nogaïs, nomadisant, c'est-à-dire allant d'un endroit à un autre, et emportant avec elle, sur les quatre chameaux de rigueur, tout ce qu'elle possédait.
Cependant, à mesure que nous approchions de Kislar, le paysage s'était peuplé, comme il arrive aux environs des ruches et des villes.
Mais nous avions remarqué que les abeilles qui sortaient de la ruche que nous allions visiter, avaient de rudes aiguillons.
Cavaliers et fantassins, tout ce monde était armé. Un berger que nous avions rencontré avait son kandjar au côté, son fusil sur l'épaule et son pistolet à la ceinture. Une enseigne qui l'eût représenté n'eût pas pu mettre, comme chez nous : Au Bon Pasteur.
Les vêtements eux-mêmes avaient pris un caractère guerrier.
A l'inoffensive touloupe russe, à la naïve doubianca kalmouke, succédait la tcherkesse grise ou blanche, avec sa rangée de cartouches sur chaque côté de la poitrine.
Au regard souriant avait succédé le regard inquiet, et l'oeil du passant, quel qu'il fût, prenait une expression menaçante, vu à travers les poils de son papak noir, blanc ou gris.
On sentait que l'on entrait sur un sol où chacun craignait de rencontrer un ennemi, et, trop loin d'une autorité quelconque pour compter sur elle, se gardait soi-même.
Et, en effet, comme nous l'avons dit, nous approchions de Kislar, la même qui, en 1831, a été prise et pillée par Kasi-Moullah, le maître de Schamyl.
Chacun y a encore souvenir d'avoir perdu, soit un parent, soit un ami, soit sa maison, soit sa fortune, dans cette catastrophe, qui, chaque jour, se renouvelle partiellement.
Plus nous approchions, plus le chemin se gâtait ; il eût été regardé comme impraticable en France, en Allemagne ou en Angleterre, et une voiture ne s'y fût certes pas engagée.
Mais la @itarantasse passe partout, et nous étions en tarantasse.
Nous qui venions de traverser des mers de sable et d'être aveuglés pendant cinq jours par la poussière, nous étions arrivés aux abords d'une ville pour voir nos chevaux entrer dans la boue jusqu'au poitrail et nos voitures jusqu'au moyeu.
« Où faut-il vous conduire ? avait demandé l'hiemchik.
- A la meilleure auberge. »
Il avait secoué la tête.
« A Kislar, avait-il répondu, il n'y a pas d'auberge.
- Mais, alors, où loge-t-on, à Kislar ?
- On s'adresse au maître de police, et il vous désigne une maison. »
Nous appelâmes un Cosaque de notre escorte, nous lui donnâmes notre @ipadarojné et notre @iatkritoi, pour constater notre identité, et lui ordonnâmes de se rendre à fond de train chez le maître de police et de revenir nous attendre avec sa réponse aux portes de la ville.
Il partit au galop, et disparut dans le chemin sinueux, qui, pareil à une rivière de boue, se perdait au milieu des haies.
Ces haies enfermaient des jardins plantés de vigne et qui paraissaient parfaitement cultivés.
Nous questionnâmes notre hiemchik, qui nous répondit que c'étaient des jardins arméniens.
Ces jardins arméniens sont les vignobles où l'on récolte le fameux vin de Kislar.
Le vin de Kislar, et celui de Kakétie, – moins bon, à mon avis, parce que, transporté dans des peaux de buffle, il prend le goût de la peau, – sont, avec le vin d'Odjalesch en Mingrélie et le vin d'Erivan, les seuls vins que l'on boive dans tout le Caucase, le pays où, proportion gardée, malgré sa population musulmane, on boit peut-être le plus de vin !
On fait, en outre, à Kislar, une excellente eau-de-vie, connue par tout le Caucase sous le nom de kisliarxa.
Ce sont les Arméniens qui font le vin et l'eau-de-vie.
En général, dans le Caucase et dans les provinces qui en dépendent, ce sont les Arméniens qui font tout.
Chaque peuple a sa spécialité. Le Persan vend des soieries, le Lesghien vend des draps, le Tatar vend des armes ; l'Arménien n'a pas de spécialité, il vend de tout ce qui se vend, et même de tout ce qui ne se vend pas. En général, la réputation de l'Arménien n'est pas très bonne. On vous dit à tout propos :

« Si le Tatar vous fait un signe de la tête, comptez sur lui.
« Si le Persan vous donne la main, comptez sur lui.
« Si un montagnard quelconque vous donne sa parole, comptez sur lui.
« Mais, si vous traitez avec un Arménien, faites-lui signer un papier et prenez deux témoins, pour qu'il ne nie pas sa signature. »

A tout ce qu'ils vendent d'habitude, les Arméniens de Kislar joignent donc la vente du vin et de l'eau-de-vie.
Depuis cinq jours, nous n'avions pas vu un arbre, et notre coeur se dilatait en entrant dans cette oasis, quoique l'oasis allât s'effeuillant.
Nous avions quitté l'hiver en Russie, nous retrouvions l'automne à Kislar ; on nous assurait que nous retrouverions l'été à Bakou.
Nous prenions décidément l'année à l'envers.
Nous fîmes environ quatre verstes dans ces abominables chemins, et nous arrivâmes enfin à la porte de la ville.
Notre Cosaque nous attendait.
Le maître de police nous assignait une maison à cent pas de la poste.
Notre voiture, conduite par le Cosaque, s'arrêta à la porte de la maison.
Nous étions véritablement en Orient, dans l'Orient du Nord, c'est vrai ; mais l'Orient du Nord diffère de l'Orient du Midi par les costumes seulement ; les moeurs et les habitudes sont les mêmes.
Moynet s'en aperçut, en se cognant la tête à la porte d'entrée de notre chambre : elle semblait faite pour un enfant de dix ans.
J'étais entré le premier, et j'avais, avec une certaine inquiétude, jeté les yeux autour de moi. Les stations de poste que nous venions de parcourir étaient peu meublées, sans doute ; mais encore avaient-elles un banc de bois, une table de bois, deux chaises de bois !
Notre chambre n'avait pour tout meuble qu'une guitare pendue à la muraille.
Quel était le fantaisiste espagnol qui nous avait précédés dans ce logement, et qui, manquant d'argent pour payer son gîte, avait laissé en paiement ce meuble inconnu, que notre hôte réservait probablement pour le musée de Kislar ?
Nous interrogeâmes un garçon d'une quinzaine d'années, celui pour lequel sans doute la porte était faite et qui se présenta à nous, avec sa tcherkesse garnie de cartouches et son kandjar passé dans sa ceinture ; mais il se contenta de nous répondre avec un mouvement d'épaules qui voulait dire : « En quoi cela vous intéresse-t-il ? La guitare est là, parce qu'on l'y a mise. »
Force fut de nous contenter de l'éclaircissement, tout vague qu'il était.
Nous lui demandâmes alors sur quoi nous mangerions, sur quoi nous nous assoirions, et sur quoi nous nous coucherions.
Il nous montra le plancher, et se retira, fatigué sans doute de notre importunité, démasquant son frère, jeune garçon de sept à huit ans, attaché, par sa famille, à un kandjar plus long que lui, et qui nous regardait avec des yeux sauvages à travers les poils effarouchés de son papak noir.
Il suivit son frère en emboîtant le pas sur lui.
Leur départ venait de nous laisser assez inquiets sur l'avenir. Etait-ce donc là cette hospitalité orientale tant vantée, et était-il dit qu'elle perdrait à être vue de près comme presque toutes les choses de ce monde ?
En ce moment, nous vîmes notre Cosaque qui se tenait de l'autre côté de la porte, debout, mais courbé de façon que nous puissions voir son visage, qui nous eût échappé complètement s'il se fût tenu droit.
« Que veux-tu, mon frère ? lui demanda Kalino avec cette douceur particulière aux Russes parlant à leurs inférieurs.
- Je voulais dire au général, répondit le Cosaque, que le maître de police va lui envoyer des meubles.
- C'est bien », répondit Kalino.
Le Cosaque pirouetta sur les talons et se retira.
Il était de notre dignité de recevoir la nouvelle froidement et de regarder cette attention du maître de police comme chose à nous due.
Maintenant, chers lecteurs, vous regardez autour de moi et cherchez où est le général, n'est-ce pas ?
Le général, c'est moi.
Cela demande explication.
En Russie, tout se règle sur le tchinn, – mot qui veut dire rang et qui m'a tout l'air de venir du chinois.
Selon votre tchinn, ou vous traite comme un malotru ou comme un grand seigneur.
Les marques extérieures du tchinn sont un galon, une médaille, une croix, une plaque. Il y a telle décoration affectée à tel grade, telle autre à telle dignité.
Les généraux seuls, en Russie, portent une plaque.
On m'avait dit, à mon départ de Moscou :
« Vous voyagez en Russie : accrochez un signe de distinction quelconque, soit à votre boutonnière, soit à votre cou, soit à votre poitrine, – ou vous ne trouverez pas un morceau de pain dans une auberge, pas un cheval dans les relais de poste, pas un Cosaque dans les stanitzas »
J'avais ri de la recommandation ; mais bientôt j'en avais reconnu, non pas l'utilité, mais la nécessité.
J'avais mis, sur mon costume de milicien russe, la plaque de Charles III d'Espagne, et alors, en effet, tout avait changé à mon égard : on s'empressait, non pas de satisfaire à mes désirs, mais d'aller au-devant, et, comme les généraux seuls, en Russie, peuvent, à moins d'exception, porter une plaque quelconque, sans que l'on sût quelle plaque je portais, on m'appelait général.
Mon padarojné, fait d'une façon toute particulière, et un blanc seing du prince Bariatinsky m'autorisant à prendre dans tous les postes militaires l'escorte qui me conviendrait, corroboraient, chez ceux auxquels je m'adressais, cette opinion qu'ils avaient affaire à une autorité militaire.
Seulement, on me prenait pour un général français, et, comme le Français est essentiellement sympathique aux Russes, tout allait à merveille.
A chaque station de poste, le chef militaire de la station, presque toujours un bas officier, venait à moi, se raidissant dans toutes ses jointures, portait la main à son papak, et me disait :
« Général, tout va bien dans la station – ou – tout est en ordre au poste. »
Ce à quoi je répondais tout simplement caracho, c'est-à-dire très bien.
Et le Cosaque s'en allait tout heureux.
A chaque station où je trouvais l'escorte qui devait m'accompagner réunie et sous les armes, je me levais dans ma tarantasse, ou me haussais sur mes étriers en disant :
« Sdarovo, ribiata ! »
Ce qui veut dire : Bonjour, enfants !
L'escorte répondait en choeur :
« Sdravia, jélaem, vasché prevoskhoditetstvo ! »
Ce qui voulait dire : Bonjour, Votre Excellence.
Moyennant quoi, les Cosaques, parfaitement satisfaits de leur sort, sans jamais demander de rétribution, recevant avec reconnaissance, après vingt ou vingt-cinq verstes faites au grand galop, un ou deux roubles pour la poudre qu'ils avaient brûlée, ou pour le vodka qu'ils devaient boire, quittaient Mon Excellence aussi contents d'elle qu'elle était contente d'eux.
Voilà donc pourquoi mon Cosaque voulait dire au général que le maître de police allait envoyer des meubles pour garnir l'appartement.
En effet, dix minutes après, les meubles arrivèrent sur une charrette, avec ordre d'ouvrir, dans la maison, autant de chambres qu'il nous plairait d'en occuper.
Jusque-là, notre jeune hôte, assez mal avenant, comme je crois l'avoir déjà dit, ne nous avait ouvert que la chambre de la guitare.
La vue des meubles envoyés par le maître de police, l'audition de l'ordre qui les accompagnait, changea complètement ses façons vis-à-vis de nous.
Les meubles se composaient de trois bancs destinés à servir de lits, de trois tapis destinés à nous servir de matelas, de trois chaises dont je n'ai pas besoin d'indiquer la destination, et d'une table.
Il ne nous manquait plus que quelque chose à mettre sur cette table.
Nous envoyâmes acheter, par notre jeune Tatar, des oeufs et une poule.
Pendant ce temps, nous ouvrions notre cuisine de voyage et nous en tirions une poêle, une casserole, des assiettes, des fourchettes, des cuillers et des couteaux.
Le nécessaire à thé était chargé de nous fournir des verres et une nappe, à laquelle chacun essuyait sa bouche et ses doigts.
Nous étions riches de trois nappes, et il va sans dire que nous ne perdions pas une occasion de les faire laver.
Notre ménager revint avec des oeufs ; il n'avait pas trouvé de poule, et nous offrait en échange ce que l'on trouve partout au Caucase : d'excellent mouton.
J'acceptai : c'était une occasion pour moi d'essayer du schislik.
Dans une visite que, pendant notre séjour à Astrakan, nous avions faite à une pauvre famille arménienne, elle nous avait, si pauvre qu'elle fût, offert un verre de vin de Kislar et un morceau de schislik excellent.
Or, comme je voyage pour m'instruire et que, quand je rencontre un bon plat quelque part que ce soit, j'en demande à l'instant même la recette pour en enrichir le livre de cuisine que je compte publier un jour, – j'avais demandé la recette du schislik.
Un égoïste garderait la recette pour lui ; mais, comme, en général, ce que j'ai appartient à peu près à tout le monde, et que je sais un gré infini à ceux qui, au milieu des gens qui me prennent, attendent que je leur donne, je vais vous donner, chers lecteurs, la recette du schislik ; essayez-en, et vous me saurez gré du cadeau.
Vous prenez un morceau de mouton, du filet si vous pouvez vous en procurer ; vous le coupez par morceaux de la grosseur d'une noix ; vous le mettez mariner un quart d'heure dans un vase où vous avez haché des oignons, versé du vinaigre, et secoué avec libéralité du sel et du poivre.
Au bout d'un quart d'heure, vous étendez un lit de braise sur le fourneau.
Vous enfilez vos petits morceaux de mouton à une brochette de fer ou de bois, et vous tournez votre brochette au-dessus de la braise, jusqu'à ce que vos petits morceaux de mouton soient cuits. C'est tout simplement la meilleure chose que j'aie mangée dans tout mon voyage.
Si les petits morceaux de mouton peuvent passer une nuit dans la marinade ; si vous pouvez, en les tirant de la broche, les saupoudrer de sumac, le schislik n'en vaudra que mieux.
Mais, quand on est pressé, quand on n'a pas de sumac, on peut considérer ces deux améliorations comme des superfluités.
A propos, si l'on n'a pas de broche, et si l'on voyage dans un pays où la broche et même la brochette sont inconnues, on remplace à merveille cet ustensile par une baguette de fusil.
La baguette de ma carabine m'a constamment tenu lieu de broche pendant mon voyage, et je ne me suis pas aperçu que cet emploi inférieur ait nui au chargement de l'arme dont elle était un appendice.
J'étais en train de faire rôtir mon schislik tandis que Moynet et Kalino, chargés des soins inférieurs de la cuisine, mettaient le couvert, lorsqu'on nous apporta, de la part du gouverneur, qui venait d'apprendre notre arrivée, du beurre, deux jeunes poulets et quatre bouteilles de vin vieux.
Je fis remercier le gouverneur en lui annonçant ma visite aussitôt après le dîner.
Le beurre et les poulets furent gardés pour le déjeuner du lendemain.
Mais une bouteille de vin vieux trépassa au dîner. – Je n'ai rien à lui souhaiter : la bénédiction du Seigneur était avec elle.
Le dîner fini, selon la promesse faite, je pris Kalino avec moi pour me servir d'interprète ; je laissai Moynet faisant un croquis du bonhomme de sept ans avec son kandjar ou plutôt du kandjar avec son bonhomme de sept ans, et je me hasardai dans une espèce de marais où j'avais de la boue jusqu'à mi jambes.
C'était la principale rue de Kislar.
Je n'avais pas fait dix pas, que je me sentis tiré par le pan de ma redingote ; j'appelle ainsi le vêtement que j'avais adopté, faute de lui trouver un nom convenable. – Je me retournai.
C'était notre jeune hôte, qui, devenu plein de prévenances, me faisait observer, en mauvais russe mêlé de tatar, que je sortais sans être armé.
Kalino me traduisit l'observation.
En effet, je sortais sans être armé ; – il était quatre heures de l'après-midi, il faisait grand jour : je croyais donc ne pas commettre d'imprudence.
Je voulais continuer ma route sans tenir compte des avis du jeune Tatar ; mais il insista avec tant d'obstination, que, ne voyant aucun motif à ce petit bonhomme de se moquer de nous, je cédai à son insistance.
Je rentrai, je mis à ma ceinture un poignard du Khorassan, long de quinze pouces, que j'avais acheté à Astrakan, et que je portais en voyage, mais que je croyais inutile de porter en ville. Kalino prit un grand sabre français, qui lui venait de son père, lequel l'avait récolté sur le champ de bataille de Montmirail, et, sans écouter, cette fois, les observations de notre jeune hôte, qui voulait que nous ajoutassions à cet accoutrement déjà passablement formidable, chacun un fusil à deux coups, nous quittâmes la maison, en faisant à Moynet signe qu'il y avait du danger, et en l'invitant à veiller, non seulement sur les effets, mais encore sur lui-même.

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1998-2010
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