Le Caucase Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LIX
Les bouches du Phase

Cette nuit fut une des plus fatigantes que j'aie passées dans mon voyage. Il est impossible de faire comprendre avec quelle lenteur se traînent les heures, les demi-heures, les quarts d'heure, les minutes, les secondes même d'une pareille nuit.
Tout le monde dormait, excepté moi, et cependant je tombais de fatigue, et cependant je tombais de sommeil. Je me rappelais ces fameuses punaises de Meahnié qui mordent les étrangères et épargnent les gens du pays. En était- il donc ainsi des insectes mingréliens ? En ce cas, Moynet étant étranger comme moi, de quel droit dormait-il ? Vingt fois, peut-être, j'allai à la porte voir si le jour venait. A la porte, la vieille femme dormait sur sa paille aussi profondément qu'eût pu le faire une duchesse sur le lit le plus moelleux.
Enfin, à quatre heures, le Turc s'éveilla, tira sa montre et réveilla ses trois compagnons. Quant à moi, je n'avais même pas eu la consolation de mesurer le temps : ma montre, on se le rappelle, malgré les recherches de Kalino, était restée dans les bosquets du mont Axous.
A peine vis-je le Turc éveillé, que je réveillai Grégory, et que je l'envoyai au bateau dire à nos gens de se préparer à partir. Ils dormaient les uns sur les autres comme des veaux en foire ; l'un d'eux ouvrit l'oeil, regarda le ciel et répondit :
« Nous partirons dans deux heures. Il ne fera pas jour avant deux heures, et le Rioni est mauvais la nuit. »
Je les connaissais trop pour insister.
J'avais encore deux heures à attendre.
Au reste, quatre heures paraissaient être le moment du réveil à Cheinskaïa. Chacun se secouait, s'étirait, bâillait, grommelait et regardait autour de soi avec cet oeil rouge et hébété du dormeur encore mal éveillé.
Notre Turc s'était accroupi, avait cherché son mouchoir, l'avait déplié, et, tandis qu'un des hommes de sa suite brisait un pain en cinq ou six morceaux, il dépeçait du bout des doigts, avec une adresse qui indiquait une grande habitude de la chose, la poule cuite de la veille, en autant de quartiers qu'il y avait de morceaux de pain.
Je vis avec terreur qu'un de ces morceaux de pain, mieux cassé que les autres, se couvrait d'une aile et d'un morceau de filet de premier choix.
Je me dis instinctivement que cette préoccupation de soigner exclusivement cette portion était une galanterie à mon adresse, et j'en frissonnai.
Je ne me trompais pas : le Turc étendit la main vers moi, et, avec un sourire plein d'aménité, m'offrit ma part de son déjeuner. Je me rappelai le poisson de Louka et me demandai si ce ne serait pas une grave inconvenance, ayant accepté le poisson de l'un, de refuser le pain et la poule de l'autre.
J'acceptai donc franchement, et, tâchant d'oublier à travers quelles phases de plumaison, de cuisson, de séquestration et de dissection la poule avait passé avant d'en arriver au point où elle était, je me mis à mordre bravement dans le pain et dans la chair.
Notre délicatesse d'Européen fit que les premières bouchées eurent quelque peine à passer ; mais, ma foi, les autres furent d'une déglutition plus facile. Décidément, il faut plus de peine et de temps pour élever cette créature qui prétend orgueilleusement être l'image de Dieu, de la bête à l'homme, qu'il n'en faut pour l'abaisser de l'homme à la bête. Ce qu'il y a de pis, c'est que, comme je mourais de faim, je finis par trouver poule et pain excellents.
Alors, de même que, la veille, un homme venant on ne savait d'où était entré avec cette poule à la disparition partielle de laquelle je venais de contribuer, un homme, venant du même endroit que l'autre probablement, entra avec une cruche de vin.
J'ai dit quelques mots de ce joli petit vin de Mingrélie, dont j'avais bu cinq ou six verres à la station de Molite. Je fis à l'endroit du vin ce que le Turc avait fait à l'endroit de la poule : je le confisquai ; mais, suivant l'exemple philanthropique qui m'avait été donné, ce fut dans l'intention d'en faire hommage à la société.
Par malheur, la moitié de la société était turque ; elle me refusa poliment, mais elle me refusa. L'autre moitié accepta. Je demandai une seconde, une troisième cruche. Moi qui ne bois jamais de vin ! Le fond de tout cela, c'est que je n'aurais pas été fâché de me griser.
Je trouvais le temps aussi long que ce prisonnier profondément ennuyé de son uniforme solitude, auquel on venait annoncer qu'on allait lui donner la torture.
« Bon ! répondit-il, cela fera toujours passer un instant. »
Une heure passa. Je bus à moi seul la cruche de vin ; mais, ma cruche bue, je n'étais pas plus gris que si j'avais bu une égale quantité d'eau. Seulement, je dois l'avouer, j'étais plus gai.
Pendant cette heure, notre Turc, qui était un marchand de blé d'Akhaltsik, et ses hommes, avaient sellé leurs chevaux, avaient dépendu leurs armes et se les étaient pittoresquement ajustées autour du corps. Ils étaient formidables. Le chef, surtout, avait un kandjar, une schaska, un pistolet tromblon, à crosse de fusil galamment incrustée d'ivoire et de nacre ; tout cela sans compter je ne sais quel coupe-tête en manière de croissant qui lui pendait dans le dos comme le balancier d'une pendule.
En France, il eût été grotesque. Mais, là-bas, en Mingrélie, comme il était de bonne foi, comme on sentait en lui une véritable résolution de se défendre, il était tout simplement terrible, et je ne doute pas qu'il ne fît cet effet sur ceux qui eussent eu l'intention de l'attaquer. Il allait à Poti ; nous nous promîmes de nous y retrouver. Il monta à cheval avec ses trois hommes et en un instant il fut loin. Tous les oiseaux s'envolaient les uns après les autres, il n'y avait que trois hiboux qui ne voulaient pas se décider à partir.
Enfin, le jour vint. Au risque de nous casser dix fois le cou, nous descendîmes dans la barque ; ne sachant pas à quelle heure nous arriverions à Poti, nous avions, cette fois, acheté un pain et du vin : la vie matérielle était assurée.
Sans manifester nos craintes aussi visiblement que notre cher prince rose, nous n'étions pas sans inquiétude : nous devions être arrivés à Poti le 21 au matin, et nous étions au 22, et nous n'arriverions que dans l'après-dînée. Peut-être le prince Bariatinsky ne serait-il pas arrivé ; mais le bateau, à coup sûr, serait parti.
Je n'osais point envisager cette perspective en me figurant quelle serait la douleur de Moynet, si pressé de revoir la France. On nous avait bien dit à Maranne, on nous avait bien redit à Cheinskaïa, que le bateau n'était pas d'une exactitude absolue ; qu'annoncé pour le 21, il n'arrivait que le 22 et ne repartait que le 23, hypothèse qui nous mettait dans la possibilité du départ ; mais Moynet prétendait que, ne fût-ce que pour le faire enrager, le bâtiment serait exact cette fois, et, tout en essayant de lui rendre l'espérance, j'avoue qu'au fond de ma pensée je me rangeais à son avis.
Mais aussi, qui pouvait se douter que nous mettrions treize jours à faire soixante et quinze lieues ? Comme pour nous faire damner, nos scopsis, qui, pour partir la veille à neuf heures du matin, c'est-à-dire tout à leur aise, nous avaient affirmé que nous serions à Poti vers dix ou onze heures, le lendemain, ne nous promettaient pas, vu le peu de courant du fleuve, d'y être avant deux heures. Nous les connaissions déjà depuis assez longtemps pour savoir qu'il n'y avait pas un mot à leur dire, ou que, quelque chose que nous leur disions, ils n'en iraient pas plus vite d'un coup d'aviron.
D'ailleurs, j'éprouvais pour mon compte ce malaise matinal de l'homme qui n'a pas dormi de la nuit, et qui, à cette heure indécise où le jour vient le trouver, au milieu des froides vapeurs du fleuve, essaye vainement de se réchauffer.
Je laissais donc gronder Moynet, je laissais donc aller nos hommes, je laissais donc Grégory, qui n'avait plus de plomb, brûler sa poudre aux canards. Ces maudits oiseaux, qui ne passent cependant pas pour des merveilles d'intelligence dans la création, semblaient deviner que nous faisions du bruit, mais que nous ne pouvions pas faire autre chose : au lieu de fuir, comme la veille, à des distances doubles de portée, ils jouaient et s'ébattaient devant nous, se rangeant simplement pour nous laisser passer, et nous regardant avec curiosité tandis que nous passions, en allongeant hors de l'eau leurs cous mordorés.
Il n'y avait pas jusqu'à ces beaux hérons blancs, qui fournissent les aigrettes des bonnets de nos officiers et des chapeaux de nos femmes, qui, sans doute avertis par un sens intérieur que nous étions devenus inoffensifs, ne marchassent parallèlement à nous sur la rive, avec leurs longues pattes qui dépassaient la vitesse du bateau, comme pour nous dire :
« Si je voulais, sans me servir de mes ailes, je serais avant vous à Poti. »
Et, au train dont nous allions, c'était bien vrai : nos diables de rameurs semblaient avoir fait le pari de nous faire manquer le bateau. J'enrageais d'autant plus, que nous passions à travers un pays admirable, auquel la préoccupation de Moynet le rendait indifférent. Nous avions à notre gauche des montagnes couvertes de neige d'une coupe splendide, et qui revêtaient, aux premiers rayons du soleil, une teinte de rose tendre, à faire croire que l'on était au premier jour de la création. En outre, aux deux côtés du Phase, les forêts allaient s'épaississant, formant un prodigieux fourré dans lequel on sentait grouiller toute sorte d'animaux sauvages.
Dans un autre moment, l'artiste n'eût pas quitté son crayon et eût fait vingt dessins.
Quant à moi, je n'avais pas de notes à prendre, tout était dans les yeux et dans le souvenir. Comme histoire, tout est muet sur les rives du Rioni. Il faut qu'il s'appelle le Phase pour qu'un rayon de l'antiquité l'illumine, et ce rayon a brillé il y a plus de trois mille ans. Enfin, le soleil se leva tout à fait ; nous nous étendîmes sous la douce chaleur et sortîmes un peu de notre engourdissement.
Nous rencontrâmes un bateau, le premier que nous eussions vu depuis le départ de Maranne. Il remontait le Rioni et nous croisa. Nous demandâmes, à ceux qui le montaient, combien il nous restait à faire de verstes jusqu'à Poti.
« Trente verstes », nous répondirent-ils.
C'était sept lieues. Nous faisions une lieue à l'heure, c'était donc sept heures. Il était six heures et demie du matin, il était clair que nous ne serions pas avant trois ou quatre heures de l'après-midi à Poti. A moins d'y avoir mis une immense complaisance, le bateau serait parti.
Ah ! comme je regrettais ma tarantasse, ces hiemchiks que l'on pouvait punir quand ils n'allaient pas assez vite, ces ravins que l'on descendait comme des avalanches, ces torrents caillouteux et bruyants que nous coupions par le milieu, tout, jusqu'à ces mers de sable des steppes nogaïs, qui avaient du moins un rivage !
Tandis que, sur ce fleuve au nom poétique, mais au cours presque insensible, il nous fallait aller à la fantaisie de deux inertes rameurs, tout à la fois symbole et réalité de l'impuissance !
Et cependant les heures passèrent ; le soleil, que nous avions vu se lever, atteignit son zénith et commença de pencher vers l'Occident, éclairant toujours le même paysage, montagnes splendides, forêts vierges et inhabitées, mais auxquels je commençais de préférer les bords accidentés de la Loire.
Enfin, vers trois heures, à travers une immense ouverture du Phase, – depuis le matin le fleuve s'élargissait visiblement, – nous commençâmes d'apercevoir, non pas la plaine, mais un immense marais bordé de roseaux ; si l'on ne voyait pas encore la mer, on en sentait au moins le voisinage. Nous tournâmes brusquement à gauche dans une espèce de canal qui contourne une île et qui met en communication les deux bras du Phase.
Rien de plus charmant que ce canal, même en hiver, bordé qu'il est par des arbres d'une forme merveilleuse dont les branches se joignent en berceau au-dessus des barques qui passent.
Bientôt nous nous trouvâmes dans une espèce de lac, et nous aperçûmes, à une verste devant nous, les vergues d'un bâtiment. Nous poussâmes un cri de joie : le bateau à vapeur n'était point parti. Mais, au fur et à mesure que nous avancions, au-dessous de ces vergues, nous cherchions inutilement la cheminée ; puis nous faisions la réflexion que Poti est un port de mer, et que, dans un port de mer, il n'y a pas qu'un seul bâtiment.
Et, en effet, nous reconnûmes bientôt que ces vergues appartenaient, non pas à un bateau à vapeur, mais à un petit brick de commerce de deux cent cinquante à trois cents tonneaux. De bateau à vapeur, aussi loin que notre vue pouvait s'étendre, il n'y avait pas l'ombre.
Un espoir me restait : j'avais lu je ne sais où, dans Apollonius de Rhodes peut-être, que le Phase avait une barre infranchissable pour les bateaux d'un certain tonnage ; peut-être notre paquebot était-il resté en dehors de la barre, et l'apercevrions-nous de quelque autre point.
En attendant, constatons un fait en l'honneur de la véracité de l'auteur du poème des Argonautes : c'est l'exactitude de la description de l'embouchure de Phase.

« Les Argonautes, conduits par Argus, qui connaissait ces parages, arrivèrent enfin à l'extrémité la plus reculée du Pont-Euxin et à l'embouchure du Phase. On plia la voile, on descendit l'antenne, on abattit le mât et, l'on serra le tout dans l'intérieur du vaisseau ; ensuite, on entra dans le canal du fleuve, dont les eaux écumantes cédaient en murmurant aux coups redoublés des avirons. On voyait s'élever à gauche le mont Caucase et la ville d'Aea ; à droite était le champ consacré à Mars, où la toison, suspendue au haut d'un chêne, était gardée par un dragon qui veillait sans cesse.
« Jason, alors, prenant une coupe d'or remplie de vin pur, fit des libations dans le fleuve, en priant la Terre, les dieux tutélaires du pays, de lui être favorables et de le laisser aborder sous d'heureux auspices.
« - Compagnons, dit Ancée ; nous naviguons sur le Phase, et nous voici arrivés en Colchide. Que chacun de nous réfléchisse à présent si nous devons tenter auprès d'Aétès la voix de la persuasion, ou s'il est quelque autre moyen d'obtenir l'objet de nos voeux.
« Tandis qu'il parlait, Jason, par le conseil d'Argus, ordonna que l'on fît avancer le navire dans un marais voisin, couvert de joncs épais ; on y jeta l'ancre, et les héros passèrent la nuit dans le vaisseau, attendant avec impatience le lever de l'aurore, qui ne tarda point à paraître. »

Moins la ville d'Aea et la toison d'or pendue au haut d'un chêne, cette description est encore exacte aujourd'hui.
Le Caucase est toujours à la même place ; le champ de Mars est la grande esplanade boueuse où s'élève Poti ; la forêt existe aussi épaisse aujourd'hui que du temps de Jason. Nous avions traversé le canal, et nous avons, en nous approchant de l'embouchure du Phase, signalé le marais rempli de joncs où les Argonautes cachèrent leur vaisseau.
Seulement, comment Koutaïs peut-il être Aea, si Aea se voyait à l'embouchure du Phase et le dominait ?
Mais cela ne me regarde pas, cher lecteur ; je ne suis pas un savant. Arrangez-vous avec d'Anville.
Enfin notre cayouque, – c'est le nom que l'on donne aux bateaux qui font la navigation du Phase, – notre cayouque aborda ; un de nos bateliers descendit à terre, tira le bateau, et nous touchâmes enfin cette presqu'île tant désirée de Poti, dans laquelle nous commençâmes par entrer dans la vase jusqu'aux genoux. Nous nous informâmes immédiatement du bateau. Il était arrivé le 20 et reparti le 21, c'est-à-dire la veille du jour où nous étions. Maintenant, le jour où nous quitterions Poti était à la grâce de Dieu.
Je m'avançai, la tête basse, vers les dix ou douze baraques en bois qui constituent la ville.
Je n'osais pas regarder Moynet.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente