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Chapitre IV
Les officiers russes au Caucase

Les chevaux attelés, le dessin de Moynet fini, nous nous remîmes en chemin. Nous ne nous étions plus occupés ni des Tchetchens ni des Tcherkesses. On ne nous eût pas donné d'escorte, que nous ne nous en fussions probablement pas aperçus, tant nous étions absorbés par ce sublime aspect du Caucase.
Le soleil, comme s'il eût été fier de sa victoire sur le brouillard, brillait de tout son éclat. Ce n'était plus l'automne, comme à Kislar ; c'était déjà l'été avec toute sa lumière et toute sa chaleur.
De grands aigles faisaient des cercles immenses dans le ciel, et les accomplissaient sans battre une seule fois des ailes ; deux s'enlevèrent des steppes et allèrent à une verste se poser sur un arbre où, au dernier printemps, ils avaient eu leur nid.
Nous nous étions engagés sur un chemin étroit et boueux, avec d'immenses marais de chaque côté de nous ; ces marais étaient peuplés d'oiseaux aquatiques de toute espèce : pélican, outarde, canepetière, cormoran, canard sauvage ; chaque espèce avait là ses représentants. Le danger de l'homme fait la sécurité des animaux dans ces lieux presque déserts, peuplés seulement par les larrons de chair humaine ; le chasseur risque trop de devenir gibier lui-même pour donner la chasse aux autres animaux.
Tout ce que nous rencontrions de voyageurs sur la route étaient armés jusqu'aux dents. Un riche Tatar qui venait de visiter ses troupeaux avec son fils, enfant de quinze ans, et quatre noukers, avait l'air d'un prince du Moyen Age avec sa suite.
Les piétons étaient rares ; ils portaient tous le kandjar, le pistolet passé dans la ceinture, le fusil en bandoulière sur l'épaule.
Chacun nous regardait passer avec cet air de fierté que donne à l'homme la conscience de son courage.
Qu'il y avait loin de ces âpres Tatars, aux humbles paysans que nous avions rencontrés de Tver à Astrakan !
A une station précédente, Kalino avait levé le fouet sur un hiemchik en retard.
« Prends garde ! avait dit celui-ci en portant la main à son kandjar, tu n'es plus ici en Russie. »
Un paysan russe eût reçu le coup de fouet, et n'eût pas même osé pousser un soupir.
Nous-mêmes, cette confiance, disons mieux, cet orgueil de l'homme indépendant nous gagnait ; il nous semblait qu'ayant à lutter contre un danger inconnu, nos sens prenaient plus d'acuité pour le prévoir, notre coeur plus d'énergie pour y faire face.
Le danger est une chose étrange : on commence par le craindre, puis on le brave, puis on le désire ; et, quand, après l'avoir affronté longtemps, vous le voyez s'éloigner de vous, il vous manque, comme un sévère ami qui vous disait de vous tenir sur vos gardes.
J'ai bien peur que le courage ne soit qu'une affaire d’habitude.
A la station de Novo-Outchergdennaïa, c'est-à-dire à celle qui précédait l'endroit dangereux, on ne put nous donner que cinq Cosaques ; le chef du poste nous avoua lui-même que c'était bien peu, et nous offrit d'attendre le retour de ses hommes.
Je lui demandai si, dans le cas où nous attendrions le retour de ses hommes, nous marcherions de nuit.
Il nous répondit que non ; que nous coucherions au poste et repartirions le lendemain matin, avec quinze ou vingt hommes.
« Vos cinq hommes se battront-ils si nous sommes attaqués ? demandai-je au chef du poste.
- Je vous réponds d'eux : ce sont des hommes qui font trois fois par semaine le coup de feu avec les montagnards ; pas un ne lâchera pied.
- Alors, nous serons huit ; c'est tout ce qu'il faut. Partons. »
Je renouvelai la recommandation aux voitures en cas d'attaque ; je communiquai le plan de défense à nos hommes, et nous partîmes au grand trot.
Le soleil descendait rapidement vers l'horizon ; le Caucase était merveilleusement éclairé : Salvator Rosa, avec tout son génie, n'eût pas atteint à cette magie de tons que les rayons mourants du soleil imprimaient à la gigantesque chaîne.
La base des monts était d'un bleu sombre, les cimes étaient roses, les espaces intermédiaires passaient graduellement par toutes les nuances du violet au lilas.
Le ciel était d'or fondu.
Il est aussi impossible à la plume qu'au pinceau de suivre la lumière dans ses rapides dégradations : pendant le temps où le regard se reporterait de l'objet que l'on voudrait peindre au papier, l'objet aurait déjà changé de couleur et, par conséquent, d'aspect.
A trois ou quatre verstes de nous, nous voyions, comme une ligne sombre, le bois que nous avions à traverser. Au delà du bois, la route bifurque.
Un des deux chemins, allant à Mosdok et à Vladikavkas, coupe le Caucase par la moitié, et, en suivant le défilé du Darial, conduit à Tiflis.
Celui-là est desservi par des chevaux de poste, et, quoique dangereux, ne l'est pas au point que le danger interrompe les communications.
L'autre, qui empiète sur le Daghestan, passe à vingt verstes de la résidence de Schamyl, et coudoie à chaque pas les peuplades ennemies ; aussi la poste est-elle interrompue pendant soixante ou quatre-vingts verstes.
C'était ce dernier que j'avais résolu de prendre ; de Tiflis, je reviendrais visiter la gorge du Darial, les défilés du Terek. Celui-là me conduisait à la capitale de la Géorgie, par Temirkhan-Choura, Derbend, Bakou et Schoumaka, c'est-à-dire par une route que personne ne suit d'habitude à cause des difficultés qu'elle présente, et surtout à cause des dangers qu'on y court.
Sur ce chemin-là, en effet, tout est danger ; on ne peut pas dire : « L'ennemi est ici, ou l'ennemi est là » ; l'ennemi est partout. Un massif d'arbres, c'est l'ennemi ; un ravin, c'est l'ennemi ; un rocher, c'est l'ennemi. L'ennemi n'est pas à tel ou tel endroit : c'est l'endroit même qui est l'ennemi. Aussi chaque objet a son nom caractéristique : c'est le bois du Sang, c'est le ravin des Voleurs, c'est le rocher du Meurtre.
Il est vrai de dire que ces dangers diminuaient considérablement pour nous, grâce au blanc seing du prince Bariatinsky, lequel nous permettait de prendre autant d'hommes d'escorte que les circonstances le nécessiteraient.
Malheureusement, comme on l'a vu, cette permission était souvent illusoire. Ce n'eût pas été trop que de vingt hommes ; mais comment prendre vingt hommes d'escorte lorsqu'il n'y en a que sept au corps de garde ?
Nous approchions rapidement du bois ; nos Cosaques tirèrent leurs fusils du fourreau, visitèrent les amorces et celles des pistolets, et nous dirent de prendre les mêmes précautions.
Le crépuscule commençait à tomber.
A peine fûmes-nous engagés dans le maquis, qu'un vol de perdrix se leva, et alla se reposer à vingt-cinq pas dans le fourré.
L'instinct du chasseur prit alors le dessus ; je tirai les balles de mon fusil Lefaucheux, j'y glissai deux cartouches à plomb, je fis arrêter la voiture et je sautai à terre.
Moynet et Kalino, avec leurs fusils chargés à balle, se levèrent dans la tarantasse et se préparèrent à protéger ma retraite si besoin était.
Deux Cosaques, le fusil à la main, marchèrent l'un à ma droite, l'autre à ma gauche.
A peine eus-je fait dix pas dans le fourré, que les perdrix se levèrent ; une d'elles quitta la bande et me donna plus de facilité pour la tirer ; elle tomba à mon second coup, et alla rejoindre les pluviers dans la poche de la tarantasse.
Puis je remontai lestement en voiture, et nous repartîmes au grand trot.
« Au moins, dit un des Cosaques, si les Tatars veulent nous attaquer maintenant, les voilà avertis. »
Les Tatars étaient ailleurs ; nous traversâmes dans toute sa longueur le passage périlleux, et, quoique le crépuscule eût succédé au jour et que la nuit succédât bientôt au crépuscule, nous arrivâmes sains et saufs à Schoukovaïa.
Un Cosaque nous précéda de dix minutes, pour demander au commandant de la station de nous désigner un logement. Schoukovaïa étant un poste militaire, ce n'était plus, comme à Kislar, au maître de police qu'il fallait nous adresser, c'était au colonel.
Des avant-postes veillaient sur le village, et, quoiqu'il y eût tout un bataillon, c'est-à-dire un millier d'hommes, on voyait que les précautions prises étaient les mêmes que pour les simples stanitzas cosaques.
On nous donna deux chambres, déjà occupées par deux jeunes officiers russes. L'un revenait de Moscou, où il avait été en congé chez ses parents ; il allait à Derbend, où était son régiment. L'autre, lieutenant aux dragons de Nijny-Novgorod, venu de Cheriourtn pour une remonte, attendait les soldats qui étaient allés dans le voisinage acheter de l'avoine pour le régiment.
Le jeune officier en congé avait grande hâte de retourner à Derbend ; mais, comme il n'avait aucun droit à une escorte, et qu'en voyageant seul il n'eût pas fait vingt verstes sans être assassiné, il attendait ce que l'on appelle l'occasion.
L'occasion est la réunion d'un assez grand nombre de personnes se dirigeant vers le même point pour qu'un chef de corps prenne sur lui de donner à la caravane une escorte suffisante pour la protéger ; cette escorte se compose ordinairement d'une cinquantaine de fantassins et de vingt ou vingt-cinq cavaliers. Comme, parmi les voyageurs, il y a presque toujours un certain nombre de piétons, l'occasion marche au pas ordinaire et fait ses grandes étapes de cinq ou six lieues.
C'était quinze jours, à peu près, que notre jeune officier devait mettre pour aller de Schoukavaïa à Bakou.
Il était désespéré, étant un peu en retard déjà pour sa rentrée au corps.
Notre arrivée fut donc pour lui une véritable aubaine. Il profiterait de notre escorte, et, comme il avait un kibik, il le ferait marcher entre notre tarantasse et notre télègue.
Quant à l'autre officier, il nous fit d'autant plus fête, qu'il avait largement dégusté le vin de Kislar, et que le vin de Kislar est, dit-on, un des vins qui développent au plus haut degré les sentiments philanthropiques.
Si l'on pouvait faire boire du vin de Kislar au monde entier, tous les hommes seraient bientôt frères.
Le Caucase produit sur les officiers russes ce que l'Atlas produit sur nos officiers d'Afrique : l'isolement amène l'oisiveté ; l'oisiveté, l'ennui ; l'ennui, l'ivresse.
Que voulez-vous que fasse un malheureux officier, sans société, sans femme, sans livres, dans un poste avec cinq hommes ?
Il boit.
Seulement, ceux qui ont de l'imagination accompagnent cette action, toujours la même, qui consiste à faire passer le vin ou le vodka de la bouteille dans le verre et du verre dans le gosier, de détails plus ou moins pittoresques.
Nous avons, dans notre voyage, fait connaissance avec un capitaine et un chirurgien major, qui nous ont donné, sous ce rapport, le programme le plus étendu de ces sortes de fantaisies.
Chaque officier a un soldat attaché à sa personne ; ce soldat s'appelle demchik. Notre capitaine, après son service du matin, rentrait, se couchait sur son lit de camp, et, s'adressant à son demchik :
« Brisgallof, lui disait-il Brisgallof était le nom du soldat, tu sais que nous allons partir. » Brisgallof, ferré sur son rôle, répondait :
« Oui, capitaine, je sais cela.
- Eh bien, alors, comme on ne part pas sans prendre quelque chose, mangeons un croûton, mon ami ; buvons un coup, et tu iras chercher les chevaux pour les atteler à la télègue.
- C'est bien, capitaine », répondait Brisgallof.
Et Brisgallof apportait un morceau de pain et de fromage, et une bouteille de vodka ; le capitaine, trop bon prince pour absorber à lui seul les biens du bon Dieu, faisait manger un croûton et boire un verre de vodka à Brisgallof, et en faisait autant de son côté ; seulement, lui, buvait plutôt deux verres qu'un, et, les deux verres vidés :
« Là ! disait-il, je crois qu'il est temps d'aller chercher les chevaux... Une longue route à faire, mon ami ; ne l'oublions pas.
- Si longue qu'elle soit, la route me sera agréable si je la fais avec vous, capitaine, répondait l'aimable demchik.
- Nous la ferons ensemble, mon ami, nous la ferons ensemble. Les hommes ne sont-ils pas frères ? Laisse-moi le vodka et les verres, afin que je ne m'ennuie pas trop en t'attendant, et va chercher les chevaux... Va, Brisgallof, va ! »
Brisgallof sortait, laissant à son capitaine le temps de boire un ou deux verres de vodka ; puis il rentrait, tenant à la main une sonnette, comme on en attache aux dougas.
« Voilà les chevaux, capitaine, disait-il.
- C'est bien ; fais atteler et presse les hiemchiks.
- Pour ne pas vous ennuyer pendant qu'ils attelleront, buvez un coup, capitaine.
- Tu as raison, Brisgallof ; seulement, je n'aime pas à boire seul, c'est bon pour les ivrognes. Prends un verre et bois, mon garçon. Attelez, vous autres, attelez. »
Les deux verres vidés :
« Nous sommes prêts, capitaine, disait Brisgallof.
- Eh bien, alors, partons ! »
Et le capitaine se couchait, et Brisgallof s'asseyait au pied de son lit, secouant la sonnette qui imitait le bruit de la troïka en marche.
Le capitaine s'assoupissait.
Au bout d'une demi-heure :
« Capitaine, disait Brisgallof, nous sommes à la station.
- Hum !... tu dis ?... faisait le capitaine en se réveillant.
- Je dis que nous sommes arrivés à la station, capitaine.
- Alors, il faut boire un coup, Brisgallof.
- Buvons un coup, capitaine. »
Et les deux compagnons de voyage trinquaient fraternellement et vidaient chacun son verre de vodka.
« Partons, partons, disait le capitaine, je suis pressé.
- Partons », répétait Brisgallof.
On arrivait à une seconde station, où l'on buvait un coup comme à la première. A la quatrième station, la bouteille était vide.
Brisgallof en allait chercher une autre.
A la dixième station, capitaine et demchik roulaient à côté l'un de l'autre, ivres morts. Le voyage était fini pour ce jour-là.
Le chirurgien major procédait d'une autre façon.
Il habitait une maison à l'orientale, avec des niches creusées dans la muraille. Il sortait à sept heures du matin pour faire sa visite à l'hôpital ; selon qu'il avait plus ou moins de malades, sa visite durait plus ou moins longtemps, puis il rentrait.
En son absence, son demchik avait coutume de mettre deux verres de punch dans chaque niche. Aussitôt rentré, le docteur commençait sa tournée intérieure.
« Hum ! faisait-il en s'arrêtant devant la première niche, quelle bise il fait ce matin !
- Une bise de tous les diables ! répondait-il.
- Cela ne vaut rien pour la santé, de sortir à jeun par un pareil vent.
- Vous avez raison ; prendriez-vous quelque chose ?
- Je prendrais volontiers un verre de punch.
- Ma foi, moi aussi. – Kaschenko ! deux verres de punch, mon ami.
- Voilà, monsieur. »
Et le docteur, qui faisait les demandes et les réponses en se contentant de changer les intonations de sa voix, prenait un verre de punch de chaque main, se souhaitait toute sorte de prospérités, et buvait les deux verres de punch.
A la seconde niche, la formule changeait, mais le dénouement était toujours le même. A la dernière niche, il avait bu vingt verres de punch ; par bonheur, cette dernière niche aboutissait à son lit.
Le docteur se couchait enchanté de lui ; il avait visité toute sa clientèle.
Nous avons fait, à Temirkhan-Choura, connaissance avec un chef de bataillon qui, dans la campagne de 1856, avait eu particulièrement affaire aux Turcs, et qui leur avait gardé une énorme rancune pour une balle qu'ils lui avaient logée dans les côtes et un coup de sabre dont ils lui avaient balafré le visage.
C'était un excellent homme, brave jusqu'à la témérité, mais sauvage et solitaire, ne frayant avec aucun de ses camarades.
Il avait trouvé moyen de se loger dans une petite maison séparée des autres et presque hors de la ville.
Il vivait là, dans la compagnie d'un chien et d'un chat.
Le chien s'appelait Ruski et le chat Turki. Le chien était un méchant roquet blanc et noir, courant sur trois pattes, tenant la quatrième en l'air, avec une oreille couchée et l'autre en paratonnerre.
Le chat était un simple chat gris, pur chat de gouttière.
Jusqu'au moment du dîner, Turki et Ruski étaient les meilleurs amis du monde ; l'un mangeait à la droite, l'autre à la gauche du chef de bataillon.
Mais, après le dîner, le chef de bataillon allumait sa pipe, prenait Turki et Ruski chacun par la peau du cou, et allait s'asseoir sur une chaise que son demchik lui avait préparée à la porte.
Là, il disait au chat :
« Tu sais que tu es Turc. »
Au chien :
« Tu sais que tu es Russe. »
Et à tous deux :
« Vous savez que vous êtes ennemis, et qu'il s'agit de se donner un coup de peigne. »
Prévenus ainsi, Ruski et Turki étaient frottés museau à museau ; si bien que, tout bons amis qu'ils étaient, ils finissaient par se fâcher l'un contre l'autre.
Alors commençait le coup de peigne dont leur avait parlé le chef de bataillon ; le combat durait jusqu'à ce que l'un des deux y renonçât. C'était presque toujours Ruski, c'est-à-dire le roquet, qui recevait la danse.
Lorsque nous eûmes l'honneur de faire connaissance avec notre chef de bataillon et avec son chat et son chien, Turki avait le nez mangé et Ruski était borgne.
Je me figure avec tristesse ce que sera la vie de ce brave officier, s'il a le malheur, qui ne peut manquer de lui arriver, de perdre un jour Ruski où Turki.
Il se brûlera la cervelle, à moins qu'il ne se mette à faire des visites comme le docteur où à voyager comme le capitaine.
Quant aux simples Cosaques, leurs animaux de prédilection sont le coq et le bouc. Chaque escadron de cavalerie a son bouc ; chaque poste de Cosaques a son coq.
Le bouc a une double utilité : son odeur chasse de l'écurie tous les animaux nuisibles : scorpions, phalanges, mille-pieds.
Voilà pour la chose positive et matérielle.
Maintenant, voici pour la poésie ; il éloigne tous ces lutins qui, la nuit, entrent dans les écuries, mêlent les crins des chevaux, leur arrachent les poils de la queue, grimpent sur leur dos et les font courir, en rêve et sans qu'ils bougent de place, depuis minuit jusqu'au jour.
Le bouc est le maître de l'escadron ; le drôle connaît son importance : si un cheval veut boire où manger avant lui, il tombe sur l'impertinent à coups de cornes, et le cheval, qui sait être dans son tort, n'essaie pas même de se défendre.
Quant au coq, il a, comme le bouc, sa mission matérielle et sa mission poétique.
La mission matérielle est de sonner l'heure ; le Cosaque du Don et même de la ligne a rarement une montre, plus rarement encore une horloge.
La mission poétique est de parler du village absent.
Nous assistâmes à la joie de tout un poste de Cosaques, dont le coq avait cessé complètement de chanter, lorsque ce coq retrouva sa voix.
Ils s'assemblèrent en conseil et s'interrogèrent sur les causes qui avaient pu priver le pauvre chante-clair de sa gaieté.
Un d'eux, plus avisé que les autres, hasarda cette opinion :
« Peut-être ne chante-t-il plus de chagrin de n'avoir pas de poule ! »
Le lendemain, au point du jour, le poste était en quête ; les maraudeurs rapportèrent trois poules. Les poules n'étaient pas posées à terre, que le coq avait retrouvé sa voix.
Ce qui prouve que les coqs et les ténors n'ont aucun rapport entre eux.

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