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Chapitre X
Le roi Nasone

Je ne sais pas si les lazzaroni, ennuyés de leur liberté, demandèrent jamais un roi comme les grenouilles de la fable, mais ce que je sais, c'est qu'un jour Dieu leur en envoya un.
Celui-là n'était ni un baliveau ni une grue ; c'était un renard, et un des plus fins que la race royale ait jamais produits. Ce roi eut trois noms : Dieu le nomma Ferdinand IV, le congrès le nomma Ferdinand Ier, et les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.
Dieu et le congrès eurent tort : un seul de ces trois noms lui resta, c'est celui qui lui a été donné par les lazzaroni.
L'histoire, à la vérité, lui a conservé indifféremment les deux autres, ce qui n'a pas contribué à la rendre plus claire ; mais qui est-ce qui lit l'histoire, si ce n'est les historiens lorsqu'ils corrigent leurs épreuves !
A Naples, personne ne connaît donc ni Ferdinand Ier ni Ferdinand IV ; mais, en revanche, tout le monde connaît le roi Nasone.
Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l'esprit de la nation. Les Ecossais ont eu Robert Bruce, les Anglais ont eu Henri VIII, les Allemands ont eu Maximilien, les Français ont eu Henri IV, les Espagnols ont eu Charles V, les Napolitains ont eu Nasone.
Le roi Nasone était l'homme le plus fin, le plus fort, le plus adroit, le plus insouciant, le plus indévot, le plus superstitieux de son royaume, ce qui n'est pas peu dire. Moitié Italien, moitié Français, moitié Espagnol, jamais il n'a su un mot d'espagnol, de français, ni d'italien ; le roi Nasone n'a jamais su qu'une langue, c'était le patois du môle.
Il a eu pour enfants le roi François, le prince de Salerne, la reine Marie- Amélie, c'est-à-dire un des hommes les plus savants, un des princes les meilleurs, une des femmes les plus admirablement saintes qui aient jamais existé.
Le roi Nasone monta sur le trône à six ans, comme Louis XIV, et mourut presque aussi vieux que lui. Il régna de 1759 à 1825, c'est-à-dire 66 ans y compris sa minorité. Tout ce qui s'accomplit de grand en Europe dans la dernière moitié du siècle passé et dans le premier quart du siècle présent s'accomplit sous ses yeux. Napoléon tout entier passa dans son règne. Il le vit naître et grandir, il le vit décroître et tomber. Il se trouva mêlé à ce drame gigantesque qui bouleversa le monde de Lisbonne à Moscou, et de Paris au Caire.
Le roi Nasone n'avait reçu aucune éducation ; il avait eu pour gouverneur le prince de San-Nicandro, qui, n'ayant jamais rien su, n'avait pas jugé nécessaire que son élève en apprit plus que lui. En échange, le roi faisait des armes comme Saint-Georges, montait à cheval comme Rocca Romana, et tirait un coup de fusil comme Charles X. Mais d'arts, mais de sciences, mais de politique, il n'en fut pas un seul instant question dans le programme de l'éducation royale.
Aussi de sa vie le roi Nasone n'ouvrit-il un livre ou ne lut-il un mémoire. Quand il fut majeur, il laissa régner son ministre ; quand il fut marié, il laissa régner sa femme. Il ne pouvait se dispenser d'assister aux conseils d'Etat, mais il avait défendu qu'il y parût un seul encrier, de peur que sa vue n'entraînât à des écritures. Restait son seing, qu'il ne pouvait se dispenser de donner au moins une fois par jour. Napoléon, dans le même cas, avait réduit le sien à cinq lettres d'abord, à trois ensuite, puis enfin à une seule. Le roi Nasone fit mieux, il eut une griffe.
Aussi passait-il le meilleur de son temps à chasser à Caserte où à pêcher au Fusaro ; puis la chasse finie ou la pêche terminée, le roi se faisait cabaretier, la reine se faisait cabaretière, les courtisans se faisaient garçons de cabaret, et l'on détaillait au-dessous du cours des comestibles ordinaires les produits de la chasse ou de la pêche, le tout avec l'accompagnement de disputes et de jurons qu'on aurait pu rencontrer dans une halle ordinaire. Cela était un des grands plaisirs du roi Nasone.
Le roi Nasone avait de qui tenir son amour pour la chasse. Son père, le roi Charles III, avait fait bâtir le château de Capo-di-monte par la seule raison qu'il y avait sur cette colline, au mois d'août, un abondant passage de becfigues. Malheureusement, en jetant les fondations de cette villa, on s'était aperçu qu'au-dessous des fondations s'étendaient de vastes carrières d'où, depuis dix mille ans, Naples tirait sa pierre. On y ensevelit trois millions dans des constructions souterraines ; après quoi on s'aperçut qu'il ne manquait qu'une chose pour se rendre au château, c'était un chemin. On comprend que si Charles III, comme son fils, avait eu le goût du commerce et avait vendu ses becfigues il eût selon toute probabilité, en les vendant au prix ordinaire, perdu quelque chose comme un millier de francs sur chacun d'eux.
Le contrecoup de la révolution française vint troubler le roi Nasone au milieu de ses plaisirs. Un jour il lui prit envie de chasser à l'homme au lieu de chasser au daim ou au sanglier ; il lâcha sa meute sur la piste des républicains et vint les attaquer aux environs de Rome. Malheureusement le Français est un animal qui revient sur le chasseur. Le roi Nasone le vit revenir et fut obligé d'abandonner la place et de gouverner au plus vite sur Naples ; encore fallut-il qu'il changeât de costume avec le duc d'Ascoli, son écuyer. Il prit la gauche, ordonna au duc de le tutoyer, et le servit tout au long de la route comme si le duc d'Ascoli eût été Ferdinand et qu'il eût été le duc d'Ascoli.
Plus tard, un des grands plaisirs du roi était de raconter cette anecdote. L'idée que le duc d'Ascoli aurait pu être pendu à la place du roi mettait la cour en fort belle humeur.
Arrivé à Naples sans accident, le roi jugea qu'il n'était point prudent à lui de s'arrêter là ; il s'adressa à son bon ami Nelson, lui demanda un vaisseau, monta dessus avec la reine, son ministre Acton, et la belle Emma Lyonna, à laquelle nous reviendrons bientôt ; mais un vent contraire s'éleva : le vaisseau ne put sortir du golfe et fut forcé de revenir jeter l'ancre à une centaine de pas de la terre. Alors, ministres, magistrats, officiers, accoururent pour supplier le roi de revenir à Naples ; mais le roi tint bon pour la Sicile et envoya promener officiers, magistrats et ministres, marmottant sans cesse ses meilleures prières pour que le vent changeât de direction. Au premier souffle qui vint du nord, on leva l'ancre et on s'éloigna à pleines voiles.
Mais la satisfaction du roi ne fut point de longue durée. A peine la flottille avait-elle gagné la haute mer qu'une tempête terrible s'éleva ; en même temps le jeune prince Alberto tomba malade. Le roi avait pris pour capitaine de son vaisseau l'amiral Nelson, qui passait à cette époque pour le premier marin du monde, et cependant, comme si Dieu eût poursuivi le roi en personne, le mât de misaine et la grande vergue de son bâtiment furent brisés, tandis qu'il voyait à cent pas de lui la frégate de l'amiral Caracciolo, sur laquelle il avait refusé de monter, se fiant plus à son allié qu'à son sujet, s'avancer au milieu de la tempête, calme et comme si elle commandait aux vents. Plusieurs fois le roi héla ce bâtiment, qui, pareil à celui du Corsaire rouge, semblait un navire enchanté, pour s'informer s'il ne pourrait point passer à son bord ; mais quoiqu'à chaque signal du roi l'amiral lui-même se fût mis en mer dans une chaloupe et se fût approché du vaisseau royal pour recevoir les ordres de Sa Majesté, le péril du transport était trop grand pour que Caracciolo osât en courir la responsabilité. Cependant à chaque heure le danger augmentait. Enfin on arriva en vue de Palerme, mais le voisinage de la terre augmentait encore le danger : si habile marin que fût Nelson, il en savait moins pour entrer dans le port par un gros temps que le dernier pilote côtier. Il fit donc un signal pour demander s'il se trouvait sur la flottille un homme plus familier que lui avec ces parages. Aussitôt une barque montée par un officier se détacha d'un des bâtiments, emportée par le vent comme une feuille, et s'approcha du vaisseau royal. Lorsqu'elle fut à portée on jeta une corde, l'officier la saisit, on le hissa à bord ; c'était le capitaine Giovanni Beausan, élève et ami de Caracciolo ; il répondit de tout, Nelson lui remit le commandement : une heure après on entrait dans le port de Palerme, et le même soir on débarquait à Castello-a-Mare.
Le lendemain, au point du jour, le roi chassait à son château de la Favorite, avec autant de plaisir et d'entrain que s'il n'eût pas perdu la moitié de son royaume.
Pendant ce temps Championnet prenait Naples, et un beau matin le roi Nasone apprit que le monde libéral comptait une république de plus. C'était la république parthénopéenne.
Sa colère fut grande ; il ne comprenait pas que ses sujets abandonnés par lui ne lui eussent pas tenus plus exactement leur serment de fidélité ; c'était fort triste : le patrimoine de Charles III était diminué de moitié ; le roi des Deux- Siciles n'en avait plus qu'une. Noblesse et bourgeoisie avaient embrassé avec ardeur la cause de la révolution ; il ne restait plus au roi Nasone que ses bons lazzaroni.
Le roi Nasone s'en rapporta à Dieu et à saint Janvier de changer le coeur de ses sujets, fit voeu d'élever une église sur le modèle de Saint-Pierre s'il rentrait jamais dans sa bonne ville de Naples, et continua de chasser.
Il est vrai que, comme nous l'avons dit, le roi Nasone était un merveilleux tireur. Quoiqu'il ne chassât jamais qu'à balles franches, il était sûr de ne toucher l'animal qu'au défaut de l'épaule ; et, sur ce point, Bas-de-cuir aurait pu prendre de ses leçons. Mais le curieux de la chose, c'est qu'il exigeait que les chasseurs de sa suite en fissent autant que lui, sinon il entrait dans des colères toujours fort préjudiciables au coupable. Un jour qu'on avait chassé toute la journée dans la forêt de Figuzza et que les chasseurs faisaient cercle autour d'un double rang de sangliers abattus, le roi avisa un des cadavres frappé au ventre. Aussitôt le rouge lui monta à la figure, et se retournant vers sa suite.
- Chi é il porco che a fatto un tal colpo ? s'écria-t-il, ce qui voulait dire en toutes lettres : Quel est le porc qui a fait un pareil coup ?
- C'est moi, sire, répondit le prince de San-Cataldo. Faut-il me pendre pour cela ?
- Non, dit le roi, mais il faut rester chez vous.
Et désormais le prince de San-Cataldo ne fut plus invité aux chasses royales.
Un des crimes qui avaient le privilège d'exciter à un degré presque égal la colère de Sa Majesté, était de se présenter devant elle avec des favoris longs et des cheveux courts. Tout homme dont le menton n'était point rasé, dont le crâne n'était point poudré à blanc, et dont la nuque n'était point ornée d'une queue plus ou moins longue, était pour le roi Nasone un jacobin à pendre. Un jour, le jeune prince Peppino Ruffo, qui avait tout perdu au service du prince, qui avait abandonné famille et patrie pour le suivre, eut l'imprudence de se présenter devant lui sans poudre et avec une paire de ces beaux favoris napolitains que vous savez. Le roi ne fit qu'un bond de son fauteuil à lui, et le saisissant à pleines mains par la barbe – Ah ! brigand ! ah ! jacobin ! ah ! septembriseur ! s'écria-t-il. Mais tu sors donc d'un club, que tu oses te présenter ainsi devant moi ?
- Non, sire, répondit le jeune homme, je sors d'une prison où j'ai été jeté il y a trois mois, comme trop fidèle sujet de Votre Majesté.
Cette raison, si péremptoire qu'elle fût, ne calma pas entièrement le roi, qui garda rancune au pauvre Peppino Ruffo, même après qu'il eut rasé ses favoris, poudré ses cheveux, pris une queue postiche, et substitué une culotte courte à ses pantalons.
Il n'y avait par toute la Sicile qu'un homme qui fût aussi colère que le roi ; c'était le président Cardillo, qui n'ayant pas un seul cheveu sur la tête, et pas un seul poil au menton, était entré, tout d'abord, dans les faveurs de son souverain, grâce à la majestueuse perruque dont son front était orné. Aussi, malgré son caractère emporté, le roi l'avait-t-il pris en amitié grande, malgré sa haine pour les gens de robe. Il le désignait quelquefois pour faire sa partie de reversi. Alors c'était un spectacle donné à la galerie. Quand il jouait avec tout autre qu'avec le roi, le président lâchait la bride à sa colère, foudroyait son partner de gros mots, faisait voler les jetons, les fiches, les cartes, l'argent, les chandeliers. Mais lorsqu'il avait l'honneur de jouer avec le roi, le pauvre président avait les menottes, et il lui fallait ronger son frein. Il prenait bien toujours, dans une intention parfaitement claire, chandeliers, argent, cartes, fiches et jetons ; mais tout à coup le roi, qui ne le perdait pas de vue, le regardait ou lui adressait une question ; alors le président souriait agréablement, reposait sur la table la chose quelconque qu'il tenait à la main, et se contentait d'arracher les boutons de son habit, qu'on retrouvait le lendemain semés sur le parquet. Un jour cependant que le roi avait poussé le pauvre président plus loin qu'à l'ordinaire, et que cette plaisanterie lui avait fait négliger son jeu, le prince s'aperçut qu'un as dont il aurait pu se défaire lui était resté.
- Ah ! mon Dieu ! que je suis bête ! s'écria le prince, j'aurais pu donner mon as, et je ne l'ai pas fait.
- Eh bien ! je suis plus bête encore que Votre Majesté, s'écria le président, car j'aurais pu donner le quinola, et il m'est resté dans les mains.
Le prince, au lieu de se fâcher, éclata de rire ; la réponse lui rappelant probablement la franchise de ses bons lazzaroni.
Il faut tout dire aussi ; le président Cardillo était comme Nemrod un grand chasseur devant Dieu, et avait de magnifiques chasses, des chasses royales auxquelles il invitait son roi, et auxquelles son roi lui faisait l'honneur d'assister. C'était dans son magnifique fief d'Illice que se passait la chose ; et comme au milieu de la propriété s'élevait un château digne d'elle, Sa Majesté daignait, la veille des chasses, arriver, souper et coucher dans ce château, où elle demeurait quelquefois deux ou trois jours de suite. Un soir on y arriva comme d'habitude avec l'intention de chasser le lendemain. Quand il s'agissait de chasser, le roi ne dormait pas. Aussi, après s'être tourné et retourné toute la nuit dans son lit, se leva-t-il au point du jour, et, allumant son bougeoir, se dirigea-t-il en chemise vers la chambre du seigneur suzerain. La clé était à la porte ; Ferdinand eut envie de voir quelle mine un président avait dans son lit. Il tourna la clé et entra dans sa chambre. Dieu servait le roi à sa guise.
Le président, sans perruque et en chemise, était assis au milieu de la chambre. Le roi alla droit à lui. Tandis que, surpris à l'improviste, le pauvre président demeurait sans bouger, le roi lui mit le bougeoir sous le nez, pour bien voir la figure qu'il faisait, puis il commença à faire le tour de la statue et du piédestal avec une gravité admirable, tandis que la tête seule du président, mobile comme celle d'un magot de la Chine, l'accompagnait par un mouvement de rotation centrale égal au mouvement circulaire. Enfin les deux astres qui accomplissaient leur périple se retrouvèrent en face l'un de l'autre. Et comme le roi continuait de garder le silence :
- Sire, dit le président avec le plus grand sang-froid, le fait n'étant pas prévu par les lois de l'étiquette, faut-il que je me lève, ou faut-il que je reste ?
- Reste, reste, dit le roi, mais ne nous fais pas attendre ; voilà quatre heures qui sonnent.
Et il sortit de la chambre aussi gravement qu'il y était entré.
Bientôt l'honneur que le roi faisait au président Cardillo, en allant ainsi chasser chez lui, éveilla l'ambition des courtisans ; il n'y eut pas jusqu'aux abbesses des premiers couvents de Palerme qui, peuplant leurs parcs de chevreuils, de daims et de sangliers, ne fissent inviter le roi à venir donner aux pauvres recluses dont elles dirigeaient les âmes la distraction d'une chasse. On comprend que Sa Majesté se garda bien de refuser de pareilles invitations. Le roi était quelque peu galant ; il oublia presque sa colonie de San-Leucio. Cette colonie de San-Leucio était cependant quelque chose de fort agréable. C'était un charmant village, situé à trois ou quatre lieues de Naples, appartenant corps et biens au roi ; les âmes seules appartenaient à Dieu, ce qui n'empêchait pas le diable d'en avoir sa part. San-Leucio était, moins le turban et le lacet, devenu le sérail du sultan Nasone. Comme le shah de Perse, il aurait pu une fois faire part à ses amis et connaissances de quatre-vingts naissances dans le même mois.
Aussi la population de San-Leucio a-t-elle encore, aujourd'hui, des privilèges que n'a aucun autre village du royaume des Deux-Siciles ; ses habitants ne paient pas de contributions et échappent à la loi du recrutement. En outre, chacun, quelque soit son âge ou son sexe, a la prétention d'être quelque peu parent du roi actuel. Seulement, les plus âgés l'appellent mon neveu, et les plus jeunes mon cousin.
Le roi Nasone en était donc là en Sicile, chassant tous les jours, soit dans ses forêts à lui, soit dans celles du président, soit dans les parcs des abbesses, faisant tous les soirs sa partie d'ombre, de whist ou de reversi, et ne regrettant au monde que son château de Capo-di-Monte où il y avait tant de becfigues, son lac de Fusaro où il y avait tant de poissons, et sa place du Môle, où il y avait tant de lazzaroni, lorsqu'un jour un homme de cinquante à cinquante-cinq ans environ se présenta pour lui demander l'autorisation de reconquérir son royaume : cet homme c'était le cardinal Ruffo.
Fabrizio Ruffo était né d'une famille noble, mais peu considérable. Seulement, comme il avait le génie de l'intrigue développé à un point fort remarquable, il avait fait, grâce au pape Pie VI, dont il était devenu le favori, un assez beau chemin dans la carrière de la prélature, et il avait été nommé à un haut emploi dans la chambre pontificale. Arrivé là, il eut l'adresse de faire sa fortune en trois ans et la maladresse de laisser voir qu'il l'avait faite. Il en résulta que son faste ayant fait scandale, Pie VI fut forcé de lui demander sa démission. Ruffo la lui donna, vint à Naples, et obtint l'intendance du château de Caserte. Il y servait de son mieux le roi Nasone dans les plaisirs que Sa Majesté allait chercher dans sa villa, lorsque Sa Majesté se réfugia en Sicile. Le cardinal Ruffo l'y suivit.
Là, tandis que le roi chassait le jour et jouait le soir, Ruffo rêvait de reconquérir le royaume. La face des choses changeait en Italie, les défaites succédaient aux défaites ; Bonaparte semblait avoir transporté de l'autre côté de la Méditerrannée la statue de la Victoire. Les ennemis que le directoire avaient à combattre croissaient chaque jour. La flotte turque et la flotte russe combinées avaient repris quelques-unes des îles Ioniennes, assiègeaient Corfou, et annonçaient hautement que, dès qu'elles se seraient rendues maîtresses de ce point important, elles feraient voile vers les côtes de l'Italie. L'escadre anglaise n'attendait qu'un signal pour se réunir à elles. Fabrizio Ruffo espérait donc qu'en mettant le feu aux Calabres, ce feu, comme une traînée de poudre, gagnerait rapidement Naples et embraserait la capitale. Il vint donc, comme nous l'avons dit, trouver le roi.
Le roi, à qui il ne demandait ni hommes ni argent, mais seulement son autorisation et ses pleins pouvoirs, donna tout ce que le cardinal demandait ; après quoi, roi et cardinal échangèrent leur bénédiction. Le cardinal partit pour les montagnes de la Calabre, et le roi pour la forêt de Figuzza.
Deux mois à peu près s'écoulèrent. Pendant ces deux mois, le roi, tout en chassant à la Favorite, à Montréal ou à Illice, avait vu passer une foule de vaisseaux russes, turcs et anglais se dirigeant vers sa capitale. Un soir même, en rentrant, il avait appris que Nelson avait quitté Palerme pour prendre le commandement général de la flotte. Enfin, un matin, il reçu un courrier qui lui annonça que le cardinal Ruffo venait d'entrer à Naples, que la république parthénopéenne, qui était venue avec Championnet, s'en était allée avec Macdonald, et que les républicains avaient obtenu une capitulation en vertu de laquelle ils rendaient les forts, mais qui leur accordait en échange vie et bagages saufs. Cette capitulation était signée de Foote pour l'Angleterre, de Keraudy pour la Russie, de Bonnieu pour la Porte, et de Ruffo pour le roi.
Tout au contraire de ce à quoi l'on s'attendait, Sa Majesté entra dans une grande colère ; on lui avait reconquis son royaume, ce qui était fort agréable, mais on avait traité avec des rebelles, ce qui lui paraissait fort humiliant. Nasone était petit-fils de Louis XIV, et il y avait en lui, tout populaire qu'il était, beaucoup de l'orgueil et de l'omnipotence du grand roi.
Il s'agissait donc de sauver l'honneur royal en déchirant la capitulation. Cependant on craignait une chose : il y avait à cette heure à Naples un homme qui était plus que le roi lui-même ; cet homme, c'était Nelson. Or, Nelson était arrivé à l'âge de quarante et un ans sans que son plus mortel ennemi eut eu d'autre reproche à lui faire qu'une trop grande intrépidité. Il avait des honneurs autant qu'un vainqueur en pouvait amasser sur sa tête. La ville de Londres lui avait envoyé une épée, et le roi l'avait fait chevalier du Bain, baron du Nil et pair du royaume. Il avait une fortune princière ; car le gouvernement lui faisait mille livres sterling de rente ; le roi l'avait doté d'une pension de cinquante mille francs, et la compagnie des Indes lui avait fait cadeau de cent mille écus. Il y avait donc à craindre que Nelson, reconnu jusqu'alors, non seulement pour brave entre les braves, mais encore pour loyal entre les loyaux, n'eût le ridicule de tenir à cette double réputation, et, n'ayant rien fait jusque-là qui portât atteinte à son courage, ne voulût rien faire qui portât atteinte à son honneur.
Et pourtant il fallait que la capitulation signée par Foote, de Keraudy et Bonnieu fut déchirée. On se rappela que c'était une femme qui avait perdu Adam, et on jeta les yeux sur son amie Emma Lyonna pour damer Nelson. – Emma Lyonna était une femme perdue de Londres. Son père, on ne le connaît pas ; sa patrie, on l'ignore : on sait seulement que sa mère était pauvre ; on croit qu'elle naquit dans la principauté de Galles, voilà tout. Un charlatan la rencontra et lui offrit de prendre part à une spéculation nouvelle : c'était de représenter la déesse Hygie. Ce charlatan était le docteur Graham, auteur de la Mégalanthropogénésie. Emma Lyonna accepte ; elle est installée dans le cabinet du docteur, à qui elle sert d'explication vivante. Emma Lyonna était belle, on accourut pour la voir, les peintres demandèrent à la copier ; Romney, l'un des artistes les plus populaires de l'Angleterre, la peignit en Vénus, en Cléopâtre, en Phryné. Dès lors la vogue d'Emma Lyonna fut établie, et la fortune de Graham fut faite.
Parmi les jeunes gens qui, depuis l'exposition de la déesse Hygie, suivaient avec le plus d'assiduité les cours du docteur, était un jeune homme de la maison de Warwick, nommé Charles Greville. Du jour où il avait vu Emma Lyonna, il en était devenu amoureux : il proposa à la belle statue de quitter le docteur pour lui. Emma Lyonna commençait à se lasser de poser pour les curieux et pour les peintres. Sa réputation était faite ; un jeune homme de l'aristocratie allait la mettre à la mode ; elle accepta. En trois ans la fortune de Charles Greville fut mangée, une place honorable qu'il occupait dans la diplomatie perdue, et il ne lui resta rien que la femme à laquelle il devait sa ruine pécuniaire et sa chute sociale. Alors il offrit à Emma de l'épouser, si grande était la fascination que cette autre Laïs exerçait sur cet autre Alcibiade. Mais Emma Lyonna était trop bonne calculatrice pour épouser un homme ruiné : elle avait pris l'habitude de l'or et des diamants pendant ces trois années, et elle ne voulait pas la perdre. Sous un prétexte de délicatesse dont le pauvre Charles Greville fut dupe, elle refusa. Alors une autre idée lui vint. Il avait à la cour de Naples un oncle riche et puissant, nommé sir Williams Hamilton. Il était l'héritier du vieillard ; il lui avait fait demander de l'argent et la permission d'épouser Emma Lyonna. L'oncle avait répondu par un double refus à cette double demande. Charles Greville connaissait le pouvoir d'Emma Lyonna sur les coeurs : il envoya sa belle sirène solliciter pour elle et pour lui.
Il y avait en effet un charme fatal attaché à cette femme. Le vieillard vit Emma Lyonna et en devint amoureux. Il offrit de faire à son neveu deux mille cinq cents livres sterling de rente si Emma Lyonna consentait à l'épouser lui-même. Quinze jours après, Charles Greville recevait son contrat de rente et Emma Lyonna devenait lady Hamilton.
Le scandale fut grand. Toutefois, on ne pouvait refuser de recevoir la nouvelle mariée dans le monde. Tous les salons lui furent donc ouverts. La reine Caroline, cette fière princesse d'Autriche, cette soeur de Marie- Antoinette, plus hautaine qu'elle encore, refusa complètement de lui parler, et affecta de lui tourner le dos chaque fois que le hasard jeta la reine et l'ambassadrice sur le même chemin.
Sur ces entrefaites, Nelson vint à Naples : le vainqueur de la Vera-Cruz, qui devait être celui d'Aboukir et de Trafalgar, subit l'influence commune et devint amoureux. Nelson pouvait être un Achille, mais ce n'était ni un Hyacinthe ni un Pâris ; il avait perdu un oeil à Carvi et un bras à la Vera- Cruz. Mais lady Hamilton était trop habile pour laisser échapper la fortune qui passait à la portée de sa main. Elle comprit tout de suite l'influence que Nelson allait prendre sur les événements et par conséquent sur les hommes. L'Angleterre, pour Ferdinand et Caroline, était non seulement une alliée, mais encore une libératrice : Nelson devenait pour eux non seulement un héros, mais presque un dieu.
L'amour de Nelson changea tout pour Emma Lyonna. La reine descendit de son trône et fit la moitié du chemin qui la séparait de l'aventurière ; Emma Lyonna daigna faire l'autre. Bientôt on ne vit plus l'une sans l'autre. A la cour, au théâtre, à Chiaïa, à Toledo, dans sa voiture comme dans la loge royale, Emma Lyonna eut sa place de tous les jours, de toutes les heures, de tous les instants : Emma Lyonna fut la favorite de Caroline.
Le jour des désastres arriva : Emma Lyonna, fidèle à l'amitié ou plutôt à l'ambition, accompagna le roi et la reine en Sicile, traînant Nelson à sa suite. Le terrible capitaine de la mer était, avec elle, obéissant et doux comme un enfant.
Ce fut sur cette femme que Caroline jeta les yeux pour perdre Nelson ; ce fut à ces mains étranges que Dieu remit l'existence des hommes et le destin des royaumes.
Emma Lyonna portait une lettre de créance conçue en ces termes :

« La Providence vous remet le sort de la monarchie napolitaine ; je n'ai pas le temps de vous écrire une lettre détaillée sur le service immense que nous attendons de vous. Milady, mon ambassadrice et mon amie, vous exposera ma prière et toute la reconnaissance de votre affectionnée,
                    « Caroline. »

Dans cette lettre était contenu un décret du roi qui portait « que l'intention du roi n'avait jamais été de traiter avec des sujets rebelles : qu'en conséquence les capitulations des forts étaient révoquées ; que les partisans de la prétendue république parthénopéenne étant plus ou moins coupables de lèse-majesté, une junte d'Etat serait établie pour les juger, et punirait les plus coupables par la mort, les autres par la prison et l'exil, tous par la confiscation de leurs biens ».
Une autre ordonnance devait faire connaître les volontés ultérieures de Sa Majesté et la manière dont elles seraient exécutées. A la rigueur, le roi et la reine pouvaient écrire ces choses, ils n'avaient rien signé : ils voyaient les événements accomplis au point de vue de leur pouvoir et de leur dignité. Mais Nelson, l'homme du peuple ; Nelson, le fils d'un pauvre ministre du village de Burnham-Thorp ; Nelson dont la parole était engagée par la signature de son représentant ; Nelson qui, dans tous ces démêlés de peuple à rois, devait être calme, impartial et froid comme la statue de la Justice ; Nelson, sur lequel l'Europe avait les yeux ouverts, et dont le monde n'attendait qu'un mot pour le proclamer le défenseur de l'humanité, comme il était déjà l'élu de la gloire ; Nelson, quelle excuse avait-il et que répondrait-il à Dieu quand Dieu lui demandera compte de l'existence de vingt-cinq mille hommes sacrifiés à un fol amour ? Le navire qui portait Emma Lyonna aborda un soir le navire qui portait Nelson ; une heure après, le navire repartait pour Palerme, emportant pour tout message cette seule réponse : « Tout va bien. » Le lendemain la capitulation était déchirée.
Parmi toutes les victimes, il y en avait une qui devait être sacrée pour Nelson : c'était son collègue l'amiral Caracciolo. Après avoir conduit le roi en Sicile avec un bonheur qui avait fait envie à celui qui passait pour le premier homme de guerre qui existât, Caracciolo avait demandé la permission de revenir à Naples et l'avait obtenue. Là, il avait pris parti pour les républicains, avait combattu avec eux, avait traité comme eux, et, comme eux, eût dû être sous la garde de l'honneur de trois grandes nations.
Caracciolo était parvenu à échapper aux premières recherches, et, par conséquent, aux premiers massacres ; mais trahi par un domestique, il fut pris dans la chambre où il était caché. A peine Nelson eut-il appris son arrestation qu'il le réclama comme son prisonnier. Une action grande et généreuse pouvait servir non pas de contrepoids, mais de palliatif à la trahison de l'amiral anglais ; Nelson pouvait réclamer son collègue pour l'arracher à la junte d'Etat ; on le crut, on l'applaudit : Nelson réclamait son collègue pour le faire pendre sur son propre vaisseau !
Le procès fut court : il commença à neuf heures du matin ; à dix heures, on fit dire à Nelson que la cour venait de décider qu'on accueillerait les preuves et les témoignages en faveur de l'accusé, décision qui, dans tous les pays du monde, est un droit et non une faveur. Nelson répondit que c'était inutile, et la cour passa outre.
A midi, on vint annoncer à Nelson que l'accusé était condamné à la prison perpétuelle.
- Vous vous trompez, dit Nelson au comte de Thun, qui lui annonçait cette sentence, il a été condamné à la peine de mort.
La cour gratta le mot prison et écrivit le mot mort à la place.
A une heure, on vint dire à Nelson que le condamné demandait à être fusillé au lieu d'être pendu.
- Il faut que justice ait son cours, répondit Nelson.
En conséquence, on transporta Caracciolo à bord de la Minerve ; c'était le vaisseau sur lequel il combattait de préférence. L'amiral l'avait constamment soigné comme un père soigne son propre fils ; et cependant, pendant le temps qu'il était resté à bord du vaisseau anglais, il avait remarqué une foule de ces détails de construction qui faisaient alors et qui font encore de la marine de la Grande-Bretagne une des premières marines du monde : ces détails, il les expliquait à un jeune officier qui avait servi sous lui, et il en était arrivé à un point important de sa démonstration, lorsque le greffier s'avança vers lui, le jugement à la main. Caracciolo s'interrompit, écouta la sentence avec le plus grand calme ; puis la lecture terminée :
- Je disais donc... reprit l'amiral, et il continua sa démonstration à l'endroit même où l'arrêt de mort l'avait interrompu.
Dix minutes après, le corps de l'amiral se balançait suspendu au bout d'une vergue. Le soir on coupa la corde, on attacha un boulet de trente-six aux pieds du cadavre, et on le jeta à la mer. Douze heures avaient suffi pour rassembler la cour, porter ce jugement, exécuter la sentence, et faire disparaître jusqu'à la dernière trace du condamné.
Pendant ce temps, les bons lazzaroni faisaient de leur mieux : ils attendaient en chantant et en dansant au pied de l'échafaud ou de la potence les cadavres qui sortaient des mains du bourreau, les jetaient dans des bûchers ; puis, lorsqu'ils étaient cuits selon leur goût, ils en grignotaient le foie ou le coeur, tandis que les autres, portés par leur nature à des amusements plus champêtres, se faisaient des sifflets avec les os des bras, et des flûtes avec les os des jambes.
Trois mois de jugements, d'exécutions et de supplices avaient rétabli le calme dans la ville de Naples. Le roi et la reine reçurent donc avis qu'ils pouvaient rentrer dans leur capitale. Pendant ces trois mois, Nelson et Emma Lyonna ne s'étaient point quittés : ce furent trois mois heureux pour ces tendres amants.
D'ailleurs, de nouveaux honneurs pleuvaient sur Nelson et rejaillissaient sur sa maîtresse ; le vainqueur d'Aboukir avait été fait baron du Nil, le lacérateur du traité de Naples fut fait duc de Bront.
Le surlendemain de l'exécution de Caracciolo, on signala une flottille venant de Sicile ; c'était le roi qui revenait prendre possession de son royaume. Mais le roi ne regardait pas encore le sol de Naples comme bien affermi ; il résolut de stationner quelques jours dans le port, et de recevoir ses fidèles sujets sur son vaisseau.
Bientôt le vaisseau fut entouré de barques ; c'étaient des ministres qui apportaient des ordonnances, c'étaient des députés qui venaient débiter des harangues, c'étaient des courtisans qui venaient mendier des places. Tous furent reçus avec ce visage souriant et paternel d'un roi qui rentre dans son royaume. Quelques barques seulement furent écartées de la cour comme importunes : c'étaient celles qui portaient quelques ennuyeux solliciteurs venant demander la grâce de leurs parents condamnés à mort.
La soirée se passa en fête : il y eut illumination et concert sur le vaisseau royal.
Or, écoutez que je vous dise l'étrange spectacle qu'éclaira cette illumination, que je vous raconte l'événement inouï qui troubla ce concert.
C'était dans la nuit du 30 juin au ler juillet : le roi était fatigué de tout ce bruit, de toutes ces adulations, de toutes ces lâchetés, car Nasone était homme d'esprit avant tout, et son regard voyait tout d'abord le fond de la chose. Il monta seul sur le pont et alla s'appuyer au bastingage du gaillard d'arrière, et, tout en sifflotant un air de chasse, il se mit à regarder cette mer infinie, si calme et si tranquille qu'elle réfléchissait toutes les étoiles du ciel. Tout à coup, à vingt pas de lui, du milieu de cette nappe d'azur surgit un homme qui sort de l'eau jusqu'à la ceinture et demeure immobile en face de lui. Le roi fixe les yeux sur l'apparition, tressaille, regarde encore, pâlit, veut reculer, et sent ses jambes qui lui manquent ; il veut appeler et sent sa voix qui le trahit. Alors, immobile, l'oeil fixe, les cheveux hérissés, la sueur au front, il reste cloué par la terreur.
Cet homme qui sort de l'eau jusqu'à la ceinture, c'est l'ancien ami du roi, c'est le condamné de la surveille, c'est l'amiral Caracciolo, qui, la tête haute, la face livide, la chevelure ruisselante, s'incline et se redresse à chaque mouvement de la houle, comme pour saluer une dernière fois le roi.
Enfin les liens qui retenaient la langue de Ferdinand se brisent, et l'on entend ce cri terrible retentir jusque dans les entrailles du bâtiment.
- Caracciolo ! Caracciolo !...
A ce cri, tout le monde accourt ; mais au lieu de s'évanouir, l'apparition reste visible pour tous. Les plus braves s'émeuvent. Nelson, qui, enfant, demandait ce que c'était que la peur, pâlit d'émotion et d'angoisse, et répète l'ordre donné par le roi de gouverner vers la terre.
Alors, en un clin-d'oeil, le bâtiment se couvre de voiles, s'incline et se glisse doucement vers Sainte-Lucie, poussé par la brise de mer ; mais voilà, chose terrible ! que le cadavre, lui aussi, s'incline, suit le sillage, et, mû par la force d'attraction, semble poursuivre son meurtrier.
En ce moment, le chapelain parait sur le pont : le roi se jette dans ses bras :
- Mon père ! mon père ! s'écria-t-il, que me veut donc ce mort qui me poursuit ?
- Une sépulture chrétienne, répond le chapelain.
- Qu'on la lui donne, qu'on la lui donne à l'instant même ! s'écria Ferdinand en se précipitant par l'écoutille afin de ne plus voir cet étrange spectacle.
Nelson ordonna de mettre une barque à la mer et d'aller chercher le cadavre ; mais pas un matelot napolitain ne consentit à se charger de cette mission. Dix matelots anglais descendirent dans la yole, huit ramèrent, deux tirèrent le cadavre hors de l'eau. La cause du miracle fut alors connue.
L'amiral, comme nous l'avons dit, avait été jeté à la mer avec un boulet de trente-six seulement attaché aux pieds. Or, le corps s'était enflé dans l'eau, et le poids étant trop faible pour le retenir au fond, il était remonté à la surface de la mer, et, par un effet d'équilibre, il s'était dressé jusqu'à la ceinture ; puis, poussé par le vent et entraîné par le sillage, il avait suivi le vaisseau.
Le lendemain il fut enterré dans la petite église de Sainte-Marie-à-la- Chaîne. Après quoi, le roi fit son entrée triomphale dans sa capitale, et régna paisiblement sur son peuple jusqu'au moment où Napoléon lui fit signifier qu'il venait de disposer du royaume de Naples en faveur de son frère Joseph.
Le roi Nasone prit la chose en philosophe, et s'en retourna chasser à Palerme.
Ce nouvel exil dura jusqu'au 9 juin 1815, époque à laquelle Joachim Murat, qui avait succédé à Joseph Napoléon, était tombé à son tour. Sa Majesté napolitaine revint chasser à Capo-di-Monte et à Caserte.

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