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Chapitre XXII
Saint Antoine usurpateur

Maintenant, et après ce que nous venons de dire de la popularité de saint Janvier, croirait-on une chose ? C'est que, comme une puissance terrestre, comme un simple roi de chair et d'os, comme un Stuart, ou comme un Bourbon, un jour vint où saint Janvier fut détrôné.
Il est juste d'ajouter que c'était en 99, époque du détrônement général sur la terre comme au ciel ; il est vrai de dire que c'était pendant cette période étrange où Dieu lui-même, chassé de son paradis, eut besoin, pour reparaître en France sous le nom de l'Etre-Suprême, d'un laissez-passer de la Convention nationale signé par Maximilien Robespierre.
Ceux qui douteront de la chose pourront, en passant dans le faubourg du Roule, jeter les yeux sur le fronton de l'église Saint-Philippe ; ils y liront encore cette inscription, mal effacée :

« Le peuple français reconnaît l'existence de l'Etre-Suprême et l'immortalité de l'âme. »

Or, comme nous le disions, ce fut en 1799, dans le seizième siècle du patronat de saint Janvier, messieurs Barras, Rewbel, Gohier et autres régnant en France sous le nom de directeurs, que la chose arriva.
Voici à quelle occasion :
Le 23 janvier 1799, après une défense de trois jours, pendant lesquels les lazzaroni, armés de pierres et de bâtons seulement, avaient tenu tête aux meilleures troupes de la république, Naples s'était rendue à Championnet, et, grâce à un discours que le général en chef avait fait aux Napolitains dans leur propre langue, et par lequel il leur avait prouvé que tout ce qui s'était passé était un malentendu, l'armée républicaine avait fait son entrée dans la ville, criant : « Vive saint janvier ! » tandis que de leur côté les lazzaroni criaient : « Vive les Français ! »
Pendant la nuit, on enterra quatre mille morts, victimes de ce malentendu, et tout fut dit.
Cependant, comme on le pense bien, cette entrée, toute fraternelle qu'elle était, avait amené un changement notable dans les affaires du gouvernement : le parti républicain l'emportait ; il se mit donc à établir une république, laquelle prit le nom de république parthénopéenne.
Le jour où elle fut proclamée, il y eut un grand banquet que le général Championnet donna aux membres du nouveau gouvernement, dans l'ancien palais du roi, devenu palais national.
Ce banquet réjouit beaucoup les lazzaroni, qui virent dîner leurs représentants, et qui s'assurèrent que les libéraux n'étaient point des anthropophages, comme on le leur avait dit.
Le lendemain, le général Championnet, suivi de tout son état-major, se transporta en grande pompe dans la cathédrale de Sainte-Claire, pour rendre grâces à Dieu du rétablissement de la paix, adorer les reliques de saint Janvier, et implorer sa protection pour la ville de Naples, malgré son changement de gouvernement.
Cette cérémonie, à laquelle assista autant de peuple que l'église put en contenir, fut fort agréable aux lazzaroni, qui reconnurent, vu le silence du saint et le recueillement du général et de son état-major, que les Français n'étaient point des hérétiques, comme on leur avait assuré.
Le surlendemain on planta des arbres de la Liberté sur toutes les places de Naples, au son de la musique militaire française et de la musique civile napolitaine.
Cet essai d'horticulture championnienne mit le comble à l'enthousiasme des lazzaroni, qui aiment la musique et adorent l'ombre.
Alors commencèrent ce que l'on appelle les réformes ; ce fut la pierre d'achoppement de la nouvelle république.
On abolit les droits sur le vin, et le peuple laissa faire sans rien dire.
On abolit les droits sur le tabac, et le peuple toléra encore cette abolition.
On abolit le droit sur le sel, et le peuple commença à murmurer.
On abolit les droits sur le poisson, et le peuple cria plus fort.
Enfin, on abolit le titre d'Excellence, et le peuple se fâcha tout à fait.
Bon et excellent peuple, qui regardait chaque abolition d'impôt comme un outrage fait à ses droits, et qui pourtant ne se révolta réellement que lorsqu'on abolit le titre d'Excellence, qui cependant comme il le disait lui même n'avait rien fait au nouveau gouvernement.
Malheureusement, le nouveau gouvernement ne tint aucun compte des réclamations des lazzaroni, et continua ses réformes, fier et fort qu'il était de l'appui de l'armée française.
Mais cet appui, comme on le comprend bien, révéla aux Napolitains qu'il y avait connivence entre l'armée française et le gouvernement qui les opprimait en leur enlevant les uns après les autres leurs impôts les plus anciens et les plus sacrés. Dès lors les Français, d'abord combattus comme des hérétiques, puis accueillis comme des libérateurs, puis fêtés comme des frères, furent regardés comme des ennemis, et le bruit commença à se répandre, du château de l'Oeuf à Capo-di-Monte, et du pont de la Maddalena à la grotte de Pouzzoles, que saint Janvier, pour punir la ville de Naples de la confiance qu'elle avait elle en eux, ne ferait point son miracle le premier dimanche du mois de mai, comme c'est son habitude de le faire depuis quatorze siècles au jour sus-indiqué.
Cette désastreuse nouvelle fit grande sensation. chacun en s'abordant se demandait : - Avez-vous entendu dire que saint Janvier ne fera pas son miracle cette année ? on se répondait : – Je l'ai entendu dire ; et les interlocuteurs, regardant le ciel en soupirant, secouaient la tête et se quittaient en murmurant :
- C'est la faute de ces gueux de Français !
Bientôt on commença, aux heures de l'appel, à remarquer des absences dans les rangs. Le rapport en fut fait au général Championnet, qui ne douta point un seul instant que les absents eussent été jetés à la mer.
Quelques jours avant celui où le miracle devait avoir lieu, on trouva trois soldats inanimés : un dans la rue Porta-Capoana, le second dans la rue Saint Joseph, le troisième sur la place du Marché-Neuf.
Un d'eux avait encore dans la poitrine le couteau qui l'avait tué, et au manche du couteau était attachée cette inscription :

« Meurent ainsi tous ces hérétiques de Français, qui sont cause que saint Janvier ne fera pas son miracle ! »

Le général Championnet vit alors qu'il était fort important pour son salut et pour le salut de l'armée que le miracle se fit.
Il décida donc que d'une façon ou de l'autre le miracle se ferait.
A mesure que le premier dimanche de mai approchait, les démonstrations devenaient plus hostiles et les menaces plus ouvertes.
La veille du grand jour arriva : la procession eut lieu comme d'habitude ; seulement, au lieu de défiler entre deux lignes de soldats napolitains, elle défila entre une haie de grenadiers français et une haie de troupes indigènes.
Toute la nuit les patrouilles furent faites, moitié par les soldats de la république parthénopéenne, et moitié par les soldats de la république française. Il y avait pour les deux nations un même mot d'ordre franco italien.
La nuit, quelques cloches isolées sonnèrent ; mais au lieu de ce joyeux carillon qui leur est habituel, elles ne jetèrent dans l'air que de lugubres volées. Ces tintements rappelèrent au général Championnet celui des Vêpres Siciliennes ; et il promit de ne pas se laisser surprendre comme l'avait fait Charles d'Anjou.
Le matin, chacun s'avança vers l'église de Sainte-Claire morne et silencieux. C'était un trop grand contraste avec le caractère napolitain pour qu'il ne fût pas remarqué. Le général, à l'exception des hommes de service, consigna les soldats dans les casernes, en leur donnant l'ordre de se tenir prêts à marcher au premier appel.
La journée s'écoula sous un aspect sombre et menaçant. Cependant, comme le miracle ne s'accomplit d'ordinaire que de trois à six heures du soir, jusque-là il n'y eut encore trop rien à dire ; mais cette heure arrivée, les vociférations commencèrent ; seulement, cette fois, au lieu de s'adresser au saint, c'était les Français qu'elles attaquaient. Comme le général assistait à la cérémonie avec son état-major, et qu'il entendait parfaitement le patois napolitain, il ne perdit pas un mot de toutes les menaces qui lui étaient faites.
A six heures, les vociférations se changèrent en hurlements, les bras commencèrent à sortir des manteaux et des couteaux à sortir des poches. Bras et couteaux se dirigeaient vers le général et vers son état-major, qui demeuraient aussi impassibles que s'ils n'eussent rien compris, ou que si la chose ne les eût point regardés.
A huit heures, c'étaient des rugissements à ne plus s'entendre, ceux de la rue répondaient à ceux de l'église ; les grenadiers regardaient le général pour savoir si eux aussi ne tireraient pas la baïonnette, le général était impassible.
A huit heure et demie, comme le tumulte redoublait, le général se pencha sur un aide de camp et lui dit quelques mots à l'oreille. L'aide de camp descendit de l'échafaudage, traversa la double haie de soldats français et napolitains qui conduisait au choeur, se mêla à la foule des fidèles qui se pressaient pour aller baiser la fiole, arriva jusqu'à la balustrade, se mit à genoux et attendit son tour.
Au bout de cinq minutes, le chanoine prit sur l'autel la fiole renfermant le sang parfaitement coagulé ; ce qui était, vu l'heure avancée, une grande preuve de la colère de saint Janvier contre les Français, la leva en l'air, pour que personne ne doutât de l'état dans lequel elle était ; puis il commença à la faire baiser à la ronde.
Lorsqu'il arriva devant l'aide de camp, celui-ci, tout en baisant la fiole, lui prit la main. Le chanoine fit un mouvement.
- Un mot, mon père, dit le jeune officier.
- Que me voulez-vous ? demanda le prêtre.
- Je veux vous dire, de la part du général en chef, reprit l'aide de camp, que si dans dix minutes le miracle n'est pas fait, dans un quart d'heure vous serez fusillé.
Le chanoine laissa tomber la fiole, que le jeune aide de camp rattrapa heureusement avant qu'elle n'eût touché la terre, et qu'il lui rendit aussitôt avec les marques de la plus profonde dévotion ; puis il se leva, et revint prendre sa place près du général.
- Eh bien ? dit Championnet.
- Eh bien ! dit l'aide de camp, soyez tranquille, général, dans dix minutes le miracle sera fait.
L'aide de camp avait dit la vérité : seulement il s'était trompé de cinq minutes. Au bout de cinq minutes, le chanoine leva la fiole en criant :
- Il miracolo è fatto !
Le sang était en pleine liquéfaction.
Mais au lieu de cris de joie et de transports d'allégresse qui accueillaient ordinairement cette heure solennelle, toute cette foule, déçue dans son espoir, s'écoula dans un morne silence : la promesse faite au nom de saint Janvier n'avait pas été tenue ; malgré la promesse des Français, le miracle s'était accompli. Saint Janvier ne les regardait donc pas comme des ennemis ; c'était à n'y plus rien comprendre ; et comme ni le chanoine ni le général ne révélèrent pour le moment la petite conversation qu'ils avaient eue ensemble par l'organe du jeune aide de camp, personne, en effet, n'y comprit rien.
Il en résulta que de mauvais soupçons planèrent sur saint Janvier : on l'accusa tout bas de s'être laissé séduire par de belles paroles et de tourner tout doucement au républicanisme.
Ce bruit fut la première atteinte portée au pouvoir spirituel et temporel de saint Janvier.
Nous avons dit ailleurs comment les choses suivirent un autre cours que celui auquel on s'attendait. Les Français, battus dans l'Italie occidentale, rappelèrent les troupes qui occupaient Naples : le général Macdonald, qui avait remplacé le général Championnet, évacua la capitale, laissant la république parthénopéenne à elle-même. Trois mois après, la pauvre république n'existait plus.
Il y eut alors une réaction terrible contre tout ce qui avait subi l'influence du parti français. Nous avons raconté les supplices de Caracciolo, d'Hector Caraffa, de Cirillo et d'Eléonore Pimentale ; pendant deux mois, Naples fut une vaste boucherie. Que ceux qui en ont le courage ouvrent Coletta et fassent avec lui le tour de cet effroyable charnier.
Cependant, lorsque les lazzaroni eurent tout tué ou tout proscrit, force leur fut de s'arrêter. On regarda alors de tous côtés, pour voir si l'on avait oublié personne, avant de déraciner les potences, de démonter les échafauds et d'éteindre les bûchers ; tout était muet et désert comme une tombe ; il n'y avait que des bourreaux sur les places, des spectateurs aux fenêtres, mais plus de victimes.
Quelqu'un pensa alors à saint Janvier, lequel avait fait son miracle d'une façon anti-nationale et surtout si inattendue.
Mais saint Janvier n'était pas une de ces puissances d'un jour, à laquelle on s'attaque sans s'inquiéter de ce qu'il en résultera : saint Janvier avait vu passer les Grecs, les Goths, les Sarrasins, les Normands, les Souabes, les Angevins, les Espagnols, les vice-rois et les rois, et saint Janvier était toujours debout ; de sorte que ce fut tout bas et presque en tremblant que le premier qui accusa saint Janvier formula son accusation.
Mais, justement à cause de cette longue popularité, saint Janvier avait au fond beaucoup plus d'ennemis qu'on ne lui en connaissait. Si bienveillant, si puissant, si attentif qu'il fût, il lui avait été impossible, au milieu du concert de demandes qui monte éternellement jusqu'à lui, d'entendre et d'exaucer tout le monde ; il s'était donc, sans qu'il s'en doutât lui-même, fait une foule de mécontents, lesquels n'osaient rien dire tant qu'ils se croyaient isolés, mais se rallièrent immédiatement au premier accusateur qui éleva la voix ; il en résulta que, contre son attente, celui-ci eut un succès auquel il ne s'était pas entendu.
Du moment qu'on n'avait pas mis l'accusateur en pièces, on l'éleva sur un pavois : aussitôt, chacun fit chorus ; il n'y eut pas jusqu'au plus petit lazzarone qui ne formulât sa petite accusation. Saint Janvier, d'abord soupçonné d'indifférence, fut bientôt taxé de trahison ; on l'appela libéral, on l'appela révolutionnaire, on l'appela jacobin. On courut à la chapelle du Trésor, qu'on pilla préalablement ; puis on prit la statue du saint, on lui attacha une corde au cou, on la traîna sur le Môle, on la jeta à la mer.
Quelques voix s'élevèrent bien parmi les pêcheurs contre cette exécution, qui sentait son 2 septembre d'une lieue ; mais ces voix furent aussitôt couvertes par les vociférations de la populace, qui criait :
- A bas saint Janvier ! saint Janvier à la mer !
Saint Janvier subit donc une seconde fois le martyre, et fut jeté dans les flots ; il est vrai que cette fois il était exécuté en effigie.
Mais saint Janvier ne fut pas plus tôt à la mer que la ville de Naples se trouva sans patron, et que, habituée comme elle l'était à une protection miraculeuse, elle sentit de la façon la plus déplorable l'isolement dans lequel elle se trouvait.
Son premier mouvement, un mouvement naturel, fut de recourir à l'un de ses soixante-quinze patrons secondaires, et de lui transmettre la survivance de saint Janvier.
Malheureusement ce n'était pas chose facile à faire ; les saints supérieurs étaient occupés ailleurs : saint Pierre avait Rome, saint Paul avait Londres, saint François avait Assise, saint Charles Borromée Arona ; chacun enfin avait sa ville toujours protégée comme saint janvier avait protégé Naples, et il n'y avait pas lieu d'espérer que, quelque espérance d'avancement que lui donnât cette nouvelle nomination, il abandonnât son peuple pour un peuple nouveau. D'un autre côté, en partageant son patronage, il y avait à craindre que le saint n'eût plus de besogne qu'il n'en pouvait faire, et n'étreignit mal pour trop embrasser. Restaient, il est vrai, les saintes, qui, grâce à l'établissement presque général de la loi salique, ont plus de temps à elles que les saints ; mais c'était un pauvre successeur à donner à saint Janvier qu'une femme, et les Napolitains étaient trop fiers pour laisser aussi tomber le patronage de leur ville en quenouille.
Pendant ce temps, toutes sortes de brigues s'ourdissaient : chacun présentait son saint, exagérait ses mérites, doublait ses qualités, s'engageait pour lui et en son nom, répondait de sa bonne volonté ; il n'y eut pas jusqu'à saint Gatan qui n'eût ses prôneurs. Mais on comprend que c'était un mauvais antécédent pour le saint que de s'être laissé voler lui-même, et de n'avoir pas su se retrouver. Aussi san Gatano n'eut-il pas un instant de chance, et ne fut-il nommé que pour mémoire.
On résolut de faire un conclave où les mérites des prétendants seraient examinés, et d'où sortirait le plus digne. Les noms des soixante-quinze saints furent proclamés ; après chaque proclamation, chacun eut la liberté de se lever et de dire en faveur du dernier nommé tout ce que bon lui semblerait ; la liberté entière du vote fut accordée ; et, pour que ces votes fussent essentiellement libres, on décréta que le scrutin serait secret.
Au troisième tour de scrutin, saint Antoine fut élu.
Ce qui avait surtout plaidé en faveur de saint Antoine, c'est qu'il est patron du feu.
Or, Naples étant incessamment menacée, comme Sodome et Gomorrhe, de périr de combustion instantanée, voyait une certaine sécurité dans le choix d'un patron qui tenait particulièrement sous sa dépendance l'élément mortel et redouté.
Mais Naples n'avait pas songé à une chose, c'est qu'il y a feu et feu, comme il y a fagots et fagots. Saint Antoine était le patron du feu causé par accident, par inadvertance, par maladresse ; il était souverain contre tout incendie ayant pour principe une cause humaine ; mais saint Antoine ne pouvait rien contre le feu du ciel, ni contre le feu de la terre ; saint Antoine était impuissant contre la foudre et contre la lave, contre les orages et contre les volcans. A part le soin avec lequel il s'était gardé jusque là, saint Antoine n'était donc pas pour Naples un patron de beaucoup supérieur à saint Gatan.
Saint Antoine n'en fut pas moins proclamé patron de Naples au milieu de l'allégresse générale. Il y eut des danses, des fêtes, des joutes sur l'eau, des distributions gratis, des spectacles en plein air et des feux d'artifice ; de sorte que saint Antoine se crut aussi solide à son poste que l'avaient été successivement les vingt-trois empereurs romains successeurs de Charlemagne, ou les deux cent cinquante-sept papes successeurs de saint Pierre.
Saint Antoine comptait sans le Vésuve.
Six mois s'écoulèrent sans qu'aucun événement vint porter atteinte à la popularité du nouveau patron : deux ou trois incendies avaient même eu lieu dans la ville, qui avaient été miraculeusement réprimés par la seule présence de la châsse du saint : de sorte que non seulement on commençait d'oublier saint janvier, mais qu'il y avait même des courtisans du pouvoir qui proposaient de jeter bas la statue de l'ex-patron de Naples, que, par oubli sans doute, on avait laissée debout à la tête du ponte della Maddalena.
Heureusement l'exaspération était calmée, et cette proposition de vengeance rétroactive n'eut aucun résultat.
Tout semblait donc marcher pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, lorsqu'un beau matin on s'aperçut que la fumée du Vésuve s'épaississait sensiblement et montait au ciel avec une violence et une rapidité extraordinaires. En même temps, des bruits souterrains commencèrent à se faire entendre ; les chiens hurlaient lamentablement, et de nombreuses troupes d'oiseaux effrayés tournoyaient en l'air, s'abattant pour un instant, puis reprenant leur vol aussitôt, comme s'ils eussent craint de se reposer sur une chose qui avait sa racine dans la terre. De son côté, la mer présentait des phénomènes particuliers tout aussi effrayants ; du bleu d'azur qui lui est habituel sous le beau ciel de Naples, elle était passée à une couleur cendrée qui lui ôtait toute sa transparence ; et, quoique calme en apparence, quoique aucun vent ne l'agitât, de grosses vagues isolées montaient, bouillonnant, et venaient crever à la surface en répandant une forte odeur de soufre. Parfois aussi, comme s'il y eût eu pour la mer méditerranéenne une marée pareille à celle qui agite le vieil Océan, le flot montait au-dessus de son rivage, puis tout à coup reculait, laissant la plage nue, pour revenir bientôt comme il s'était éloigné. Ces présages étaient trop connus pour qu'on doutât un seul instant de ce qu'ils annonçaient : une éruption du Vésuve était imminente.
Dans tout autre moment, Naples s'en serait souciée comme de Colin- Tampon ; mais au moment du danger, Naples se souvint qu'elle n'avait plus saint Janvier, qui, pendant quatorze siècles, l'avait si bien gardée de son redoutable voisin, que le Vésuve avait eu beau jeter feu et flamme, l'insouciante fille de Parthénope n'avait pas moins continué de se mirer dans son golfe, comme si la chose ne l'eût regardée aucunement. En effet, la Sicile avait été bouleversée, la Calabre avait été détruite : Resina et Torre del Greco rebâties, l'une sept fois et l'autre neuf, s'étaient autant de fois fondues dans un torrent de lave, sans que jamais une seule des maisons enfermées dans l'enceinte des murailles de Naples eût été seulement ébranlée. Aussi la confiance était-elle arrivée à ce point que les Napolitains ne regardaient plus le Vésuve que comme une espèce de phare à la lueur duquel ils voyaient le bouleversement du reste du monde sans qu'eux- mêmes eussent à craindre d'être bouleversés. Mais cette fois un vague instinct de malheur leur disait qu'il n'en était plus ainsi. Avec saint Janvier la sécurité avait disparue : le pacte était rompu entre la ville et la montagne.
Aussi, contre l'habitude, une certaine terreur, à la vue de ces signes menaçants, se répandit-elle dans la cité. Au lieu de se coucher aux grondements de la montagne, les nobles et les bourgeois dans leurs lits, les pêcheurs dans leurs barques, les lazzaroni sur les marches de leurs palais, chacun resta debout et examina avec inquiétude le travail nocturne du volcan. C'était à la fois un magnifique et terrible spectacle, car à chaque instant les présages devenaient plus certains et le danger plus imminent. En effet, de minute en minute la fumée se déroulait plus épaisse, et de temps en temps de longs serpents de flamme, pareils à des éclairs, jaillissaient de la bouche du volcan et se dessinaient sur la spirale sombre qui semblait soutenir le poids du ciel. Enfin, vers les deux heures du matin, une détonation terrible se fit entendre ; la terre oscilla, la mer bondit, et la cime du mont, se déchirant comme une grenade trop mûre, donna passage à un fleuve de lave ardente qui, un instant incertain de la direction qu'il devait prendre, s'arrêta écumant sur un plateau ; puis, comme s'il eût été conduit par une main vengeresse, abandonna son cours accoutumé et s'avança directement vers Naples.
Il n'y avait pas de temps à perdre : une fois sa direction prise, la lame s'avance avec une lente mais impassible inflexibilité ; rien ne la détourne, rien ne la fléchit, rien ne l'arrête ; elle tarit les fleuves, elle comble les vallées, elle surmonte les collines ; elle enveloppe les maisons, les coupe par leur base, les emporte comme des îles flottantes, et les balance à sa surface jusqu'à ce qu'elles s'écroulent dans ses flots. A son approche, l'herbe se dessèche, les feuilles meurent, jaunissent et tombent ; la sève des arbres s'évapore ; l'écorce éclate et se soulève ; le tronc fume et se plaint ; la lave est à vingt pas de lui encore, que déjà il se tord, s'embrase, s'enflamme, pareil à ces ifs qu'on prépare pour les fêtes publiques ; si bien que, lorsqu'elle l'atteint, le géant foudroyé n'est déjà plus qu'une colonne de cendre qui tombe en poussière, et s'évanouit comme si elle n'avait jamais existé.
La lave s'avançait vers Naples.
On courut à la chapelle du Trésor ; on en tira la statue de saint Antoine ; six chanoines la prirent sur leur dos, et, suivis d'une partie de la population, s'avancèrent vers l'endroit où menaçait le danger.
Mais ce n'était plus là un de ces incendies sans conséquence sur lesquels saint Antoine n'avait eu qu'à souffler pour les éteindre ; c'était une mer de feu qui s'avançait, ruisselant de rocher en rocher, sur une largeur de trois quarts de lieue. Les chanoines portèrent le saint le plus près de la lave qu'il leur fut possible, et là ils entonnèrent le Dies irae, dies illa. Mais, malgré la présence du saint, malgré les chants des chanoines, la lave continua d'avancer. Les chanoines tinrent bon tant qu'ils purent, aussi y eut-il un moment où l'on crut le feu vaincu. Mais ce n'était qu'une fausse joie : saint Antoine fut contraint de reculer.
De ce moment on comprit que tout était perdu. Si le patron de Naples ne pouvait rien pour Naples, quel serait le saint assez puissant pour le sauver ? Naples, la ville des délices ; Naples, la maison de campagne de Rome du temps d'Auguste ; Naples, la reine de la Méditerranée dans tous les temps ; Naples allait être ensevelie comme Herculanum et disparaître comme Pompéi. Il lui restait encore deux heures à vivre, puis tout serait dit : Naples aurait vécu !
La lave s'avançait toujours ; elle avait atteint d'un côté le chemin de Portici, et commençait à se répandre dans la mer ; elle avait dépassé de l'autre le Sebetus et commençait à se répandre dans les jardins. Le centre descendait droit sur l'église de Sainte-Marie-des-Grâces, et allait atteindre le pont della Maddalena.
Tout à coup la statue de marbre de saint Janvier, qui se tenait à la tête du pont les mains jointes, détacha sa main droite de sa main gauche, et, d'un geste suprême et impératif, étendit son bras de marbre vers la rivière de flammes. Aussitôt le volcan se referma ; aussitôt la terre cessa de frémir ; aussitôt la mer se calma. Puis la lave, après voir fait encore quelques pas, sentant la source qui l'alimentait se tarir, s'arrêta tout à coup à son tour. Saint Janvier venait de lui dire, comme autrefois Dieu à 1' océan :
- Tu n'iras pas plus loin !
Naples était sauvée !
Sauvée par son ancien patron, par celui qu'elle avait hué, conspué, détrôné, jeté à l'eau, et qui se vengeait de toutes ces humiliations, de toutes ces insultes, de toutes ces injures, comme Jésus-Christ s'était vengé de ses bourreaux, en leur pardonnant.
Il ne faut pas demander si la réaction fut rapide : à l'instant même les cris de : Vive saint Janvier ! retentirent d'un bout de la ville à l'autre ; toutes les cloches bondirent, toutes les églises chantèrent. On courut à l'endroit où l'on avait jeté la statue de saint Janvier à la mer ; on l'enveloppa de filets, et l'on demanda les meilleurs plongeurs pour aller reconnaître l'endroit où gisait le précieux simulacre. Mais alors un vieux pêcheur fit signe qu'on eût à le suivre. Il conduisit toute cette foule à sa cabane ; puis, y étant entré seul, il en sortit un instant après tenant la statue du saint dans ses bras.
Le même soir où elle avait été précipitée du haut du Môle, il l'avait retirée de la mer et l'avait précieusement emportée chez lui.
La statue fut aussitôt transportée à la cathédrale de Sainte-Claire, et le lendemain réintégrée en grande pompe dans la chapelle du Trésor.
Quant au pauvre saint Antoine, il fut dégradé de tous ses titres et honneurs, et, à partir de cette heure, classé dans l'esprit des Napolitains un cran plus bas que saint Gatan.
Depuis ce jour, la dévotion à saint Janvier, loin de subir quelque nouvelle atteinte, a toujours été en croissant.
J'ai entendu dans une église la prière d'un lazzarone : il demandait à Dieu de prier saint Janvier de le faire gagner à la loterie.

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