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Chapitre XXIII
Le capucin de Resina

Le Vésuve, dont nous nous sommes encore assez peu occupé, mais auquel nous reviendrons plus tard, est le juste milieu entre l'Etna et le Stromboli.
Je pourrais donc, en toute sécurité de conscience, renvoyer mes lecteurs aux descriptions que j'ai déjà données des deux autres volcans.
Mais, dans la nature comme dans l'art, dans l'oeuvre de Dieu comme dans le travail de l'homme, dans le volcan comme dans le drame, à côté du mérite réel il y a la réputation.
Or, quoique les véritables débuts du Vésuve dans sa carrière volcanique datent à peine de l'an 79, c'est-à-dire d'une époque où l'Etna était déjà vieux, il s'est tant remué depuis dans ses cinquante éruptions successives, il a si bien profité de son admirable position et de sa magnifique mise en scène, il a fait tant de bruit et tant de fumée, que non seulement il a éclipsé le nom de ses anciens confrères, qui n'étaient ni de force ni de taille à lutter contre lui, mais qu'il a presque effacé la gloire du roi des volcans, du redoutable Etna, du géant homérique.
Il faut aussi convenir qu'il s'est révélé au monde par un coup de maître.
Envelopper la campagne et la mer d'un sombre nuage ; répandre la terreur et la nuit sur une immense étendue ; envoyer ses cendres jusqu'en Afrique, en Syrie, en Egypte ; supprimer deux villes telles que Herculanum et Pompéi ; asphyxier à une lieue de distance un philosophe tel que Pline, et forcer son neveu d'immortaliser la catastrophe par une admirable lettre ; vous m'avouerez que ce n'est pas trop mal pour un volcan qui commence, et pour un ignivome qui débute.
A dater de cette époque, le Vésuve n'a rien négligé pour justifier la célébrité qu'il avait acquise d'une manière si terrible et si imprévue. Tantôt éclatant comme un mortier et vomissant par neuf bouches à feu des torrents de lave, tantôt pompant l'eau de la mer et la rejetant en gerbes bouillonnantes au point de noyer trois mille personnes, tantôt se couronnant d'un panache de flammes qui s'éleva en 1779, selon le calcul des géomètres, à dix-huit mille pieds de hauteur, ses éruptions, qu'on peut suivre exactement sur une collection de gravures coloriées, ont toutes un caractère différent et offrent toujours l'aspect le plus grandiose et le plus pittoresque. On dirait que le volcan a ménagé ses effets, varié ses phénomènes, gradué ses explosions avec une parfaite entente de son rôle. Tout lui a servi pour agrandir sa renommée : les récits des voyageurs, les exagérations des guides, l'admiration des Anglais, qui, dans leur philanthropique enthousiasme, donneraient leur fortune et leurs femmes par dessus pour voir une bonne fois brûler Naples et ses environs. Il n'est pas jusqu'à la lutte soutenue avec saint Janvier, lutte, à la vérité, où le saint a remporté tout l'avantage, qui n'ait aussi ajouté à la gloire du Vésuve. Il est vrai que le volcan a fini par être vaincu, comme Satan par Dieu ; mais une telle défaite est plus grande qu'un triomphe. Aussi le Vésuve n'est plus seulement célèbre, il est populaire.
On comprend, après cela, qu'il m'était impossible de quitter Naples sans présenter mes hommages au Vésuve.
Je fis donc prévenir Francesco qu'il eût à tenir prêt son corricolo pour le lendemain matin à six heures, en lui recommandant bien d'être exact, et en joignant à la recommandation six carlins de pourboire, seul moyen de rendre la recommandation efficace.
Le lendemain, à la pointe du jour, Francesco et son fantastique attelage étaient à la porte de l'hôtel. Jadin refusa de m'accompagner dans ma nouvelle ascension, prétendant que son croquis n'en serait que plus exact s'il ne quittait pas sa fenêtre, et m'engageant par toutes sortes de raisons à ne pas me déranger moi-même pour si peu de chose. A l'entendre, le Vésuve était un volcan éteint depuis plusieurs siècles, comme la Solfatare ou le lac d'Agnano ; seulement le roi de Naples y faisait tirer de temps à autre un petit feu d'artifice à l'intention des Anglais. Quant à Milord, il partagea complètement l'avis de son maître : l'intelligent animal, après son bain dans les eaux bouillantes du Vulcano et son passage dans les sables brûlants du Stromboli, était parfaitement guéri de toute curiosité scientifique.
Je partis donc seul avec Francesco.
Le brave conducteur commença par s'informer très respectueusement si Son Excellence mon camarade n'était pas indisposé. Rassuré sur l'objet de ses craintes, il s'empressa de quitter sa tristesse de commande, reprit son air le plus joyeux, son sourire le plus épanoui, et fit claquer son fouet avec un redoublement de bonne humeur. Soit que la présence de Jadin l'eût intimidé dans nos excursions précédentes, soit qu'il eût avalé littéralement son pourboire de la veille, Francesco déploya tout le long de la route une verve sceptique et une incrédulité voltairienne que je ne lui avais nullement soupçonnées, et qui m'étonnèrent singulièrement dans un homme de son âge, de sa condition et de son pays.
Arrivé au ponte della Maddalena, il passa fort cavalièrement entre les deux statues de saint Janvier et de saint Antoine, affectant de siffler ses chevaux et de crier gare à la foule, pour ne pas rendre le salut d'usage aux deux protecteurs de la ville.
Comme à la rigueur cette première irrévérence pouvait être mise sur le compte d'une distraction légitime, je fis semblant de ne pas m'en apercevoir.
Mais en traversant le San Giovani à Tuducci, village assez célèbre pour la confection du macaroni, un moine franciscain d'une santé florissante et d'une magnifique encolure, par ce droit naturel qu'ont les moines napolitains sur tous les corricoli, comme les Anglais sur la mer, héla le cocher, et lui fit signe impérieusement de l'attendre. Francesco arrêta ses chevaux avec une si parfaite bonne foi, qu'habitué d'ailleurs à de telles surprises, je m'étais déjà rangé pour faire place au compagnon que le ciel m'envoyait. Mais à peine le bon moine s'était-il approché à la portée de nos voix, que Francesco ôta ironiquement son chapeau, et lui dit avec un sourire railleur : - Pardon, mon révérend, mais je crois que saint François, mon patron et le fondateur de votre ordre, n'est jamais monté dans un corricolo de sa vie. Si je ne me trompe, il se servait de ses sandales lorsqu'il voyageait par terre, et de son manteau lorsqu'il traversait la mer. Or, vos souliers me semblent en fort bon état, et je ne vois pas le plus petit trou à votre manteau : ainsi, mon frère, si vous voulez allez à Capri, prenez votre manteau ; si vous voulez allez à Sorrente, prenez vos sandales. Adieu, mon révérend.
Cette fois, l'irreligion de Francesco devenait plus évidente. Cependant, si son refus était toujours blâmable dans la forme, on pouvait en quelque sorte l'excuser au fond ; car, m'ayant cédé son corricolo, il n'avait plus le droit d'y admettre d'autres passagers. Je voulus donc attendre une autre occasion pour lui exprimer mon mécontentement.
Comme nous entrions à Portici, à la hauteur d'une petite rue qui mène au port du Granatello, je remarquai une énorme croix peinte en noir, et au- dessous de cette croix une inscription en grosses lettres qui enjoignait aux voitures d'aller au pas, et aux cochers de se découvrir.
Je me retournai vivement vers Francesco pour voir de quelle manière il allait se conformer à un ordre aussi simple et aussi précis, lui donnant l'exemple moi-même, plus encore, je dois le dire, par un sentiment de respect intime que par obéissance aux règlements de Sa Majesté Ferdinand II ; Francesco enfonça son chapeau sur sa tête, et fit partir ses chevaux au galop.
Il n'y avait plus de doute possible sur les intentions anti-chrétiennes de mon conducteur. Je n'avais rien vu de pareil dans toute l'Italie. Je pensai qu'il était temps d'intervenir.
- Pourquoi n'arrêtez-vous pas vos chevaux ? Pourquoi ne saluez-vous pas cette croix ? lui demandai-je sévèrement.
- Bah ! me dit-il d'un ton dégagé qui eût fait honneur à un encyclopédiste, cette croix que vous voyez, monsieur, est la croix du mauvais larron. Les habitants de Portici l'ont en grande vénération par une raison toute simple : ils sont tous voleurs.
L'esprit fort de cet homme renversait toutes les idées que je m'étais faites sur la foi naïve et l'aveugle superstition du lazzarone.
Néanmoins, je crus m'être trompé un instant, et j'allais lui rendre mon estime en le voyant revenir à des sentiments plus pieux. Entre Portici et Resina, au point de jonction des deux chemins, dont l'un conduit à la Favorite et l'autre descend à la mer, s'élève une de ces petites chapelles, si fréquentes en Italie, devant les quelles les brigands eux-mêmes ne passent pas sans s'incliner. La fresque qui sert de tableau à la petite chapelle de Resina jouit à bon droit d'une immense réputation à dix lieues à la ronde. Ce sont des âmes du purgatoire du plus beau vermillon, se tordant de douleur et d'angoisse dans des flammes si vives et si terribles que, comparé à leur intense ardeur, le feu du Vésuve n'est qu'un feu follet.
A la vue du brasier surhumain, la raillerie expira sur les lèvres de Francesco ; il porta machinalement la main à son chapeau, et jeta un long regard sur les deux chemins qui se terminaient à angle droit par la chapelle, comme s'il eût craint d'être observé par quelqu'un. Mais ce bon mouvement, inspiré soit par la peur, soit par le remords, ne dura que quelques secondes. Rassuré par son inspection rapide, Francesco redoubla de gaieté et d'aplomb, et, donnant un libre cours à ses moqueries et à ses sarcasmes, il se mit en devoir de me faire sa profession de foi, ou plutôt d'incrédulité, se vantant tout haut qu'il ne croyait ni au purgatoire, ni à l'enfer, ni à Dieu, ni au diable ; et ajoutant, en forme de corollaire, que toutes ces momeries avaient été inventées par les prêtres, à l'effet de presser la bourse des pauvres gens assez simples et assez timides pour se fier à leurs promesses ou s'effrayer de leurs menaces.
Francesco me rappelait étonnamment mon brave capitaine Langlé.
J'allais arrêter ce débordement d'épigrammes émoussées et de bel esprit de carrefour, lorsque Francesco, sautant légèrement à terre, m'annonça que nous étions arrivés.
- Comment ! déjà ? m'écriai-je en oubliant mon sermon.
- C'est-à-dire nous sommes arrivés à la paroisse de Resina, au pied du Vésuve. Maintenant il ne reste plus qu'à monter.
- Et comment monte-t-on au Vésuve ?
- Il y a trois manières de monter : en chaise à porteurs, à quatre pattes, et à âne. Vous avez le choix.
- Ah ! et laquelle de ces trois manières te semble-t-elle préférable ?
- Dame ! ça dépend... Si vous vous décidez pour la chaise à porteurs, vous n'avez qu'à louer une de ces petites cages peintes que vous voyez là à votre gauche : montez dedans, fermez les yeux et vous laissez faire. Au bout de deux heures, on vous déposera sur le sommet de la montagne, mais...
- Mais quoi ?
- Avec la chaise, on a une chance de plus de se casser le cou ; vous comprenez, Excellence... quatre jambes glissent mieux que deux.
- Allons, parlons d'autre chose.
- Si vous grimpez à quatre pattes, il est clair qu'en vous aidant des pieds et des mains, vous risquez moins de rouler en bas, mais...
- Encore, qu'y a-t-il ?
- Il y a, Excellence, que vous vous écorcherez les pieds sur la lave, et que vous vous brûlerez les mains dans les cendres.
- Reste l'âne.
- C'est aussi ce que j'allais vous conseiller, vu la grande habitude qu'a cet animal de marcher à quatre pattes depuis sa création, et la sage précaution qu'ont ses maîtres de le chausser de fers très solides ; mais il y a aussi un petit inconvénient.
- Lequel ? repris-je impatienté de ces objections flegmatiques.
- Voyez-vous ces braves gens, Excellence ? me dit Francesco, en me montrant du bout de son index un groupe de lazzaroni qui se tenaient sournoisement à l'écart pendant notre entretien, guettant du coin de l'oeil le moment favorable pour fondre sur leur proie.
- Eh bien ?
- Ces gens-là vous sont tous indispensables pour monter au Vésuve. Les guides vous montreront le chemin ; les ciceroni vous expliqueront la nature du volcan ; les paysans vous vendront leur bâton ou vous loueront leur âne. Mais ce n'est pas tout de louer un âne, il faut encore le faire marcher.
- Comment, drôle, tu crois que, quand j'aurai enfourché ma monture, et que je pourrai manier à mon aise un de ces bons bâtons de chêne, que je guigne du coin de l'oeil, je ne viendrai pas à bout de faire marcher mon âne ?
- Pardon, Excellence ; ce n'est pas un reproche que je vous fais ; mais vous aviez cru aussi pouvoir faire aller mes chevaux ; et pourtant un cheval est bien moins entêté qu'un âne !
- Quel sera donc ce prodigieux dompteur de bêtes que je dois appeler à mon secours ?
- Moi, Excellence, si vous le permettez. Je vais recommander la voiture à Tonio, un ancien camarade, et je suis à vos ordres.
- J'accepte, à la condition que tu me débarrasseras de tout ce monde.
- Vous êtes parfaitement libre de les laisser ici ; seulement, que vous les ameniez ou non, il faudra toujours les payer.
- Voyons, tâche de t'arranger avec eux, et que je sois au moins délivré de leur présence.
En moins d'un quart d'heure, Francesco fit si bien les choses, que le corricolo était remisé, que les chevaux se prélassaient à l'écurie, que les lazzaroni avaient disparu, et que je montais sur mon âne. Tout cela me coûtait deux piastres.
Pauvre animal ! il suffisait de le voir pour se convaincre qu'on l'avait indignement calomnié. Quand je me fus bien assuré de la docilité de ma bête et de la solidité de mon bâton, je voulus donner une petite leçon de savoir-vivre à mon impertinent conducteur, et j'appliquai un tel coup sur la croupe de ma monture, que je crus, pour le moins, qu'elle allait prendre le galop. L'âne s'arrêta court ; je redoublai, et il ne bougea pas plus que si, comme le chien de Céphale, il eût été changé en pierre. Je répétai mon avertissement de droite à gauche, comme je l'avais fait une première fois de gauche à droite. L'animal tourna sur lui-même par un mouvement de rotation si rapide et si exact, qu'avant que j'eusse relevé mon bâton il était retombé dans sa position et dans son immobilité primitives. Indigné d'avoir été la dupe de ces hypocrites apparences de douceur, je fis alors pleuvoir une grêle de coups sur le dos, sur la tête, sur les jambes, sur les oreilles du traître. Je le chatouillai, je le piquai, j'épuisai mes forces et mes ruses pour lui faire entendre raison. L'affreuse bête se contenta de tomber sur ses genoux de devant, sans daigner même pousser un seul braiment pour se plaindre de la façon dont elle était traitée.
Haletant, trempé de sueur, je m'avouai vaincu, et je priai Francesco de venir à mon aide. Il le fit avec une modestie parfaite, c'est une justice à lui rendre.
- Rien n'est plus facile, Excellence, me dit-il : règle générale, les ânes font toujours le contraire de ce qu'on leur dit. Or, vous voulez que votre âne marche en avant, il suffit de le tirer par derrière ; et, joignant la pratique à la théorie, il se mit à le tirer doucement par la queue. L'âne partit comme un trait.
- Il paraît que l'animal te connaît, mon cher Francesco.
- Je m'en flatte, Excellence. Avant d'être cocher, j'ai travaillé dans les ânes : aussi leur dois-je ma fortune.
- Comment cela, mon garçon ?
- Oh ! mon Dieu ! dit Francesco avec un soupir, ce n'est pas moi qui l'ai cherchée ! Et encore, si j'avais pu prévoir une telle horreur, jamais au grand jamais je n'aurais voulu accepter.
- Mais enfin explique-toi : que t'est-il donc arrivé ?

- Nous nous tenions, mon âne et moi, au bas de la montagne où nous avons laissé la voiture. Un jour se présentent deux Anglais qui me demandent à louer ma bête pour monter au Vésuve.
- Mais vous êtes deux, milords, que je leur dis, et je n'ai qu'un seul âne.
- Cela ne fait rien, qu'ils me répondent.
- Au moins, vous allez monter chacun votre tour ! Je tiens à ma bête, et pour rien au monde je ne voudrais l'éreinter.
- Soyez tranquille, mon brave, nous ne le monterons pas du tout.
En effet, ils se mettent à marcher l'un à droite, l'autre à gauche, respectant mon âne comme s'il eût porté des reliques. Cela ne m'étonnait pas de leur part ! j'avais entendu dire que les Anglais avaient un faible pour les bêtes, et il y a dans leur pays des lois très dures contre ceux qui les maltraitent... A preuve qu'un Anglais peut traîner sa femme au marché, la corde au cou, tant qu'il lui fait plaisir ; mais il n'oserait pas se permettre la plus petite avanie contre le dernier de ses chats. C'est très bien vu, n'est-ce pas, Excellence ?
Or, comme nous montions toujours, l'âne, les voyageurs et moi, voilà que les deux Anglais, après avoir causé un peu dans leur langue, un drôle de baragouin, ma foi !
- Mon brave, qu'ils me disent, veux-tu nous vendre ton âne ?
- C'est trop d'honneur, milords, répondis-je ; je vous ai dit que je l'aimais, cet animal, comme un ami, comme un camarade, comme un frère ; mais, si j'en trouvais le prix, et si j'étais sûr qu'il dot tomber entre les mains d'honnêtes gens comme vous je les flattais les Anglais, je ne voudrais pas empêcher son sort.
- Et quel prix en demandes-tu, mon garçon ?
- Cinquante ducats ! leur dis-je d'un seul coup. C'était énorme ! Mais je l'aimais beaucoup, mon pauvre âne, et il me fallait de grands sacrifices pour me décider à m'en séparer.
- C'est convenu, qu'ils me répondent en me comptant mon argent à l'instant même. Il n'y avait plus à s'en dédire. Je fis comprendre à mon âne que son devoir était de suivre ses nouveaux maîtres. La pauvre bête ne se le fit pas répéter deux fois, et à peine l'eus-je tirée un peu par la queue, qu'elle se mit à grimper bravement après les Anglais. Ils étaient arrivés au bord du cratère et s'amusaient à jeter des pierres au fond du volcan ; l'âne baissait son museau vers le gouffre, alléché par un peu d'écume verdâtre qu'il avait prise pour de la mousse ; moi, j'étais tout occupé à compter mon argent, lorsque tout à coup j'entends un bruit sourd et prolongé... Les deux mécréants avaient jeté la pauvre bête au fond du Vésuve, et ils riaient comme deux sauvages qu'ils étaient. Je vous l'avoue, dans ce premier moment, il me prit une furieuse envie de les envoyer rejoindre ma bête. Mais ça aurait pu me faire du tort, attendu que ces Anglais sont toujours soutenus par la police ; et d'ailleurs, comme ils m'avaient payé le prix convenu, ils étaient dans leur droit. En descendant, j'eus la douleur de reconnaître au bas du cône, à côté du trou qui venait de s'ouvrir pas plus tard que la veille, mon malheureux animal, noir et brûlé comme un charbon. C'était pour voir s'il y avait une communication intérieure entre les deux ouvertures, que les brigands avaient sacrifié mon âne. Je le pleurai longtemps, Excellence ; mais comme, en définitive, toutes les larmes du monde n'auraient pu le faire revenir, je me mariai pour me consoler, et j'achetai avec l'argent des Anglais deux chevaux et un corricolo.

Tout en écoutant ce larmoyant récit, j'étais arrivé à l'Ermitage. Pour distraire Francesco de sa douleur, je lui demandai s'il n'y avait pas moyen de boire un verre de vin à la mémoire du noble animal, et s'il n'y aurait pas d'indiscrétion à réclamer quelques instants d'hospitalité dans la cellule de l'ermite.
A ce nom d'ermite, toute la mélancolie de Francesco se dissipa comme par enchantement, il fronça de nouveau ses lèvres par un sourire sardonique, et frappa lui-même à la porte à coups redoublés.
L'ermite parut sur le seuil, et nous reçut avec un empressement digne des premiers temps de l'Eglise. Il nous servit des oeufs durs, du saucisson, une salade, et des figues excellentes ; le tout arrosé de deux bouteilles de lacryma christi de première qualité. Comme je me récriais sur la générosité de notre hôte :
- Attendez la carte, me dit Francesco avec malice.
En effet, le total de cette réfection chrétienne se montait, je crois, à trois piastres ; c'était quatre fois le prix des auberges ordinaires.
Après avoir remercié notre excellent ermite, je montai jusqu'à la bouche du volcan, et je descendis jusqu'au fond du cratère. Le lecteur trouvera mes expressions exactes magnifiquement rendues dans trois admirables pages de Chateaubriand, qui avait accompli avant moi la même ascension et la même descente.
Pendant tout le temps que dura notre voyage, Francesco, remis en train par la petite supercherie de notre hôte, ne cessa pas d'exercer sa bonne humeur sur les moines, sur les quêteurs, sur les ermites de toute espèce, répétant avec une nouvelle énergie qu'il se laisserait écorcher vif plutôt que de jeter une obole dans la bourse d'un de ces intrigants.
De retour à Resina, nous remontâmes dans notre corricolo, et ses déclamations reprirent de plus belle à la vue d'un sacristain qui nous souhaita le bon voyage. Je commençais à désespérer réellement de pouvoir lui imposer silence, lorsqu'au moment où nous passions devant la petite chapelle des âmes du purgatoire, je le vis s'interrompre brusquement au milieu de sa phrase ; ses joues pâlirent, ses lèvres tremblèrent et il laissa tomber le fouet de sa main.
Je regardai devant moi pour tâcher de comprendre quelle pouvait être l'apparition qui causait à mon vaillant conducteur un effroi si terrible, et je vis un petit vieillard, à la barbe blanche et soyeuse, aux yeux baissés et modestes, à la physionomie douce et souriante, paraissant se traîner avec peine, et portant le costume des capucins dans toute sa rigoureuse pauvreté.
Le saint personnage s'avançait vers nous la main gauche sur la poitrine, la droite élevée pour nous présenter une bourse en fer blanc, sur laquelle étaient reproduites en miniature les mêmes âmes et les mêmes flammes qui éclataient dans les fresques. Au reste, le pauvre capucin ne prononçait pas une parole, se bornant à solliciter la charité des fidèles par son humble démarche et par son éloquente pantomime.
Francesco descendit en tremblant, vida sa poche dans la bourse du quêteur, et se signa dévotement en baisant les âmes du purgatoire ; puis, remontant promptement derrière la voiture, il fouetta les deux chevaux à tour de bras, comme s'il se fût agi de fuir devant tous les démons de l'enfer.
Je tenais mon incrédule.
- Qu'y a-t-il, mon cher Francesco ? lui dis-je en raillant à mon tour ; expliquez-moi par quel miracle ce bon capucin, sans même ouvrir la bouche, vous a subitement converti, que dans votre ardeur de néophyte vous lui avez versé dans les mains tout ce que vous aviez dans vos poches.
- Lui ! un capucin ! dit Francesco en se tournant en arrière avec un reste de frayeur : c'est le plus infâme bandit de Naples et de Sicile ; c'est Pietro. Je croyais qu'il faisait sa sieste à cette heure ; sans cela je ne me serais pas risqué à m'approcher de sa chapelle, où il dévalise les passants avec l'autorisation des supérieurs.
- Comment ! ce vieillard si doux, si bienveillant, si vénérable ?...
- C'est un affreux brigand.
- Prenez garde, Francesco, votre aversion pour les gens d'église devient révoltante.
- Lui, un homme d'église ! Mais je vous jure, Excellence, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, qu'il n'est pas plus moine que vous et moi. Quand je lui dis « brigand », je l'appelle par son nom ; c'est la seule chose qu'il n'ait pas volée.
- Mais alors par quelle métamorphose se trouve-t-il transformé en capucin ?
- Le diable s'est fait ermite, voilà tout...
- Et comment, dans un pays aussi catholique et aussi religieux que Naples, peut-on lui permettre cette indigne profanation ?...
- Il s'agit bien pour lui de demander une permission ! il la prend.
- Mais la police ?
- Ni vu ni connu...
- Les carabiniers ?
- Votre serviteur...
- Les gendarmes ?
- Enfoncés.
- C'est donc un homme plus déterminé que Marco Brandi, plus rusé que Vardarelli, plus imprenable que Pascal Bruno ?
- C'est à peu près la même force, mais ce n'est plus le même genre.
- Ah ! et quelle est sa spécialité à ce brave capucin ?
- Les autres se contentaient de voler les hommes, lui, il vole le bon Dieu.
- Comment ! il vole le bon Dieu ?
- Quand je dis le bon Dieu, c'est les prêtres que je veux dire, ça revient au même. Les autres bandits se donnent la peine de courir la campagne, d'arrêter les fourgons du roi, de se battre avec les gendarmes. Sa campagne, à lui, a toujours été la sacristie, ses fourgons l'autel, ses ennemis les évêques, les vicaires, les chanoines. Croix, chandeliers, missels, calices, ostensoirs, il n'a rien respecté. Il est né dans l'église, il a vécu aux dépens de l'église, et il veut mourir dans l'église.
- C'est donc par des vols sacrilèges que cet homme a soutenu sa criminelle existence ?
- Mon Dieu, oui ; c'est plus qu'une habitude chez lui, c'est une vocation ; c'est une seconde nature. Il est neveu d'un curé ; sa mère l'avait naturellement placé à la paroisse en qualité de sacristain, d'enfant de choeur ou de bedeau, je ne sais pas bien ses fonctions exactes. Quoi qu'il en soit, le premier coup qu'a fait l'affreux garnement a été de voler la montre de son révérend oncle.
- Vraiment !
- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence, et encore d'une drôle de manière, allez. Le curé disait la messe tous les matins au petit jour, et, pour que rien ne sortit de la famille, il se faisait servir par son neveu. Il faut vous dire que dom Gregorio c'était dom Gregorio que s'appelait le curé était un homme très exact, assez bon enfant au dehors, mais n'entendant plus la plaisanterie dès qu'il s'agissait de ses devoirs, tenant à gagner honnêtement sa vie, et incapable de faire tort à ses paroissiens d'un Ite missa est. Or, comme sa messe lui était payée trois carlins, et qu'elle devait durer trois quarts d'heure, dom Gregorio posait sa montre sur l'autel, jetait un coup d'oeil sur l'Evangile, un autre sur le cadran, et à l'instant même où l'aiguille touchait à sa quarante-cinquième minute, il faisait sa dernière génuflexion, et la messe était dite. Malheureusement dom Gregorio avait la vue basse ; aussi à côté de sa montre n'oubliait-t-il jamais de poser ses lunettes, d'abord pour regarder l'heure, ensuite pour surveiller ses fidèles ; car je ne sais pas si je vous ai dit, Excellence, que dom Gregorio était curé de Portici, et que les habitants de Portici avaient une dévotion particulière pour le mauvais larron.
- Oui, oui, continue...
- Or, comme c'est l'habitude à la campagne de s'agenouiller tout près de l'autel pour mieux entendre le Memento...
- Ah ! je ne savais pas cela.
- C'est tout simple, Exellence ; chacun donne quelque chose au prêtre pour qu'il recommande à Dieu son affaire : celui-ci sa récolte, celui-là ses troupeaux, un troisième ses vendanges ; de sorte que l'on n'est pas fâché de savoir comment il s'acquitte de sa commission...
- Eh bien ! que faisait dom Gregorio ?
- Dom Gregorio, tout en lisant son missel et en regardant son heure, jetait de temps en temps un petit coup d'oeil à ses voisins pour voir s'ils ne s'approchaient pas trop de sa montre.
- Je comprends.
- Vous voyez donc, Exellence, que ce n'était pas chose facile que de voler la montre de dom Gregorio. Or, ce qui eût été un obstacle insurmontable pour tout le monde ne fut qu'un jeu pour le neveu du curé. Son oncle était myope ; il s'agissait de le rendre aveugle, voilà tout. Que fait donc le petit brigand ? Au moment où dom Gregorio passait sa chasuble, il colle deux grands pains à cacheter sur les deux verres des lunettes, avec une telle rapidité et une telle adresse, que le digne curé, ne le croyant pas même dans la sacristie, l'appela deux ou trois fois pour lui demander sa barrette. On peut deviner le reste. Dom Gregorio sort de la sacristie précédé de son neveu, il monte à l'autel, ouvre son Evangile, relève sa chasuble et sa soutane, tire la montre de son gousset et la pose devant lui, tout en priant ses ouailles de ne pas trop se presser ; en même temps, il fouille dans l'autre poche, prend ses lunettes, et les enfourche majestueusement sur son nez.
- Jésus-Maria ! s'écria le pauvre curé dans son latin, je n'y vois pas clair, je n'y vois plus du tout, je suis aveugle !
Le tour était fait : la montre était passée de l'oncle au neveu. Où chercher le voleur quand on a l'avantage d'être curé de Portici, et que soupçonner un seul c'est évidemment faire tort à tous les autres ?
- En effet, la chose doit être embarrassante. Mais par quel enchaînement de circonstances le sacristain de Portici est-il devenu le capucin de Resina ?
- Depuis son premier vol, sa vie entière n'a été qu'un pillage continuel de couvents, de monastères et d'églises. Le diable en personne n'aurait pu imaginer toutes les abominations qu'il a su mettre en oeuvre, et toujours avec un succès qui tenait du miracle. Croiriez-vous enfin, Exellence, qu'il s'est servi des choses les plus saintes pour commettre ses crimes les plus audacieux ? Autant de cérémonies religieuses, autant de prétextes d'effraction et d'escalade : autant de baptêmes, d'enterrements, de mariages, autant de primes prélevées sur la bourse du prochain ; autant de sacrements, autant de vols. Pour vous conter un seul de ses tours ; il va se confesser un jour au trésorier de la chapelle de Saint-Janvier, qui a le privilège de donner l'absolution des péchés les plus énormes :
- Mon père, lui dit le brigand en se frappant la poitrine, j'ai commis un crime horrible.
- Mon fils, la miséricorde de Dieu est sans bornes, et je tiens de notre saint-père le pape des pouvoirs illimités pour vous absoudre ; avouez-moi donc votre crime, et ayez toute confiance dans la bonté du Seigneur...
- J'ai volé un bon prêtre au moment même où j'étais agenouillé humblement à ses pieds pour me confesser.
- C'est très grave, mon fils, et vous avez encouru l'excommunication...
- Vous le voyez, mon père...
- Cependant Dieu est miséricordieux, et il veut la reconversion, non pas la mort du pécheur.
- Vous croyez donc, mon père, qu'il me le pardonnera ?
- Je l'espère : vous repentez-vous, mon fils ?
- De tout mon coeur.
- Alors je vous absous, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
- Ainsi soit-il ! répondit le pécheur en se relevant ; et il s'éloigna d'un air humble et contrit.
Lorsque le brave trésorier voulut se lever à son tour pour monter dans sa chambre, il s'aperçut que les boucles d'argent qui retenaient ses souliers avaient disparu. Vous pensez si le bon prêtre en dut être furieux, et si l'archevêque de Naples a dû solliciter du roi l'arrestation du bandit.
- Et jamais on n'en est venu à bout ?
- Jamais ; le diable lui-même y eût perdu sa peine. Enfin le ministre de la police, désespérant de le faire arrêter, l'amnistia, à la condition qu'il eût à choisir un état, et à se conduire désormais en honnête homme. Ce fut alors qu'il demanda impudemment à se faire capucin. Mais ce n'était pas assez de la parole du ministre ; il fallait l'autorisation de l'archevêque pour revêtir l'habit religieux, et l'archevêque était trop bien renseigné sur ses faits et gestes pour lui accorder une pareille autorisation.
- Diable ! Et comment se tira-t-il de cette nouvelle difficulté ?
- Oh ! ce n'en fut pas une pour lui.
- Ah ! s'écria-t-il en souriant, monseigneur ne veut pas me donner la permission ; eh bien ! je la volerai. Comme il savait contrefaire différentes écritures, il se fabriqua d'abord un certificat en toute règle, et imita parfaitement la signature de l'archevêque. Restait le point le plus difficile : le certificat était nul sans le sceau pontifical, et ce sceau, monseigneur l'appliquait lui-même et le portait nuit et jour à son doigt, dans une bague enrichie de diamants magnifiques. Il s'agissait donc de voler cette bague. Le brigand ne fut pas longtemps à prendre son parti : il loua une petite chambre à deux pas de l'archevêché, s'étendit sur un grabat, comme un homme prêt à rendre son âme, fit appeler un confesseur, et, après avoir reçu avec une humilité profonde et une dévotion exemplaire les sacrements de l'Eglise, il demanda en grâce que l'archevêque en personne vint lui administrer l'extrême-onction, ajoutant qu'il avait à lui confier un secret duquel dépendait le salut de son âme. Comme le cas était urgent et que le moribond paraissait n'avoir plus que quelques instants à vivre, l'archevêque s'empressa de se rendre à la prière du bandit ; et, après avoir signé son front, sa bouche et sa poitrine de l'huile bénite, se baissa pour recueillir ses paroles faibles et entrecoupées déjà par le râle de l'agonie. Le mourant se leva sur ses coudes par un suprême effort, et, prenant la main de l'archevêque, murmura ces mots à l'oreille du prélat :
- Courez chez vous, monseigneur ; tandis que j'expire ici, mes complices mettent le feu à votre palais.
L'archevêque n'en voulut pas entendre davantage ; il sauta l'escalier en trois bonds, traversa la rue d'un seul pas, et fit sonner la cloche d'alarme. Il n'y avait ni feu, ni complot, ni voleur ; seulement, lorsque Son Eminence fut revenue de son effroi, elle s'aperçut que sa bague avait disparu.
Le lendemain, l'archevêque reçut une lettre conçue en ces termes :

« Monseigneur, j'ai mon certificat, et je vous rendrai votre bague à la condition que vous ne vous opposerez pas plus longtemps à ma vocation.
                    « Signé : Frère Pietro le bandit. »

A dater de ce jour, personne ne songea plus à s'opposer à la vocation de Pietro : il peignit lui-même sa petite chapelle des âmes du purgatoire, et il demanda l'aumône aux voyageurs en leur mettant le couteau ou le pistolet sous la gorge.
- Mais la peur te fait divaguer, mon pauvre Francesco ; cet homme me paraît vieux et infirme, et pour toute arme il ne nous a montré que sa bourse.
- Oh ! le scélérat ! s'écria Francesco avec un nouveau frisson ; mais c'est là son poignard, ce sont là ses pistolets, c'est là sa carabine. D'abord âge, infirmités, dévotion, tout cela n'est que comédie. Il vous avalerait en trois bouchées un régiment de dragons. Ensuite, rien qu'en vous montrant sa bourse, il vous dit : « L'argent ou la vie ; » c'est sa manière. Il vous la présente d'abord du côté des âmes du purgatoire. Si vous lui faites l'aumône à cette première sommation, tout est dit, il vous remercie et vous laisse aller en paix ; mais si vous lui refusez, il tourne la bourse de l'autre côté : et savez-vous ce qu'il y a de l'autre côté ? son propre portrait dans son ancien costume de brigand, armé d'un énorme couteau, et au bas du portrait en lettres rouges : Pietro le bandit.
- Et si on ne tient pas compte des deux avis ?
- Alors on peut faire son paquet et se préparer à partir pour l'autre monde. Mais cela n'est jamais arrivé. Il est trop connu dans le pays.
A ma grande satisfaction, Francesco, toujours sous l'impression de sa terreur, n'osa plus railler les moines que nous rencontrâmes sur notre route, se découvrit respectueusement devant la croix de Portici, et récita une double prière en repassant devant les statues de saint Janvier et de saint Antoine.
Honneur au capucin de Resina ! Il venait de convertir le dernier voltairien de notre époque.

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