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Chapitre XXVI
Le Môle

Il nous restait deux endroits essentiellement populaires à visiter que nous avions déjà vus en passant, mais que nous n'avions pas encore examinés en détail : c'étaient le Môle et le Marché-Neuf. Le Môle est à Naples ce qu'était le boulevard du Temple à Paris, quand il y avait à Paris un boulevard du Temple. Le Môle est le séjour privilégié de Polichinelle.
Nous avons peu parlé de Polichinelle jusqu'à présent. Polichinelle est à Naples un personnage fort important. Toute l'opposition napolitaine s'est réfugiée en lui comme toute l'opposition romaine s'est réfugiée dans Pasquin. Polichinelle dit ce que personne n'ose dire.
Polichinelle dit qu'avec trois F on gouverne Naples. C'était aussi l'opinion du roi Ferdinand, qui, nous l'avons dit, n'avait guère moins d'esprit et n'était guère moins populaire que Polichinelle. Ces trois F sont festa, farina, forca : fête, farine, potence. Dix sept cents ans avant Polichinelle, César avait trouvé les deux premiers moyens de gouvernement : panem et circenses. Ce fut Tibère qui trouva le troisième. A tout seigneur tout honneur.
Au reste, il n'y aurait rien d'étonnant que Polichinelle eût entendu dire la chose à César et eût vu pratiquer la maxime par Tibère. Polichinelle remonte à la plus haute antiquité ; une peinture retrouvée à Herculanum, et qui date très probablement du règne d'Auguste, reproduit trait pour trait cet illustre personnage, au-dessous duquel est gravée cette inscription : Civis atellanus. Ainsi, selon toute probabilité, Polichinelle était le héros des Atellans. Que nos grands seigneurs viennent à présent nous vanter leur noblesse du douzième ou du treizième siècle ! Ils sont de quinze cents ans postérieurs à Polichinelle. Polichinelle pouvait faire triple preuve et avait trois fois le droit de monter dans les carrosses du roi.
La première fois que j'ai vu Polichinelle, il venait de proposer de nourrir la ville de Naples avec un boisseau de blé pendant un an, et cela à une seule condition. Il se faisait un grand silence sur la place, car chacun ignorait quelle était cette condition et cherchait quelle elle pouvait être. Enfin, au bout d'un instant, les chercheurs s'impatientant, demandèrent à Polichinelle, qui attendait les bras croisés et en regardant la foule avec son air narquois, quelle était cette condition.
- Eh bien ! dit Polichinelle, faites sortir de Naples toutes les femmes qui trompent et tous les maris trompés, mettez à la porte tous les bâtards et tous les voleurs, je nourris Naples pendant un an avec un boisseau de blé, et au bout d'un an il me restera encore plus de farine qu'il ne m'en faudra pour faire une galette d'un pouce d'épaisseur et de six pieds de tour.
Cette manière de dire la vérité est peut-être un peu brutale, mais Polichinelle ne s'est pas dégrossi le moins du monde : il est resté ce bon paysan de la campagne que Dieu a fait, et qu'il ne faut pas confondre avec notre Polichinelle que le diable emporte, ni avec le Punch anglais que le bourreau pend. Non, celui-là meurt chrétiennement dans son lit, ou plutôt celui-là ne meurt jamais ; c'est toujours le même Polichinelle, avec son costume, sa camisole de calicot, son pantalon de toile, son chapeau pointu, et son demi- masque noir. Notre Polichinelle, à nous, est un être fantastique, porteur de deux bosses comme il n'en existe pas, frondeur, libertin, vantard, bretteur, voltairien, sophiste, qui bat sa femme, qui bat le guet, qui tue le commissaire. Le Polichinelle napolitain est bonhomme, bête et malin à la fois, comme on dit de nos paysans ; il est poltron comme Sganarelle, gourmand comme Crispin, franc comme Gautier Garguille.
Autour de Polichinelle, et comme des planètes relevant de son système et tournant dans son tourbillon, se groupent l'improvisateur et l'écrivain public.
L'improvisateur est un grand homme sec, vêtu d'un habit noir, râpé, luisant, auquel il manque deux ou trois boutons par devant et un bouton par derrière. Il a d'ordinaire une culotte courte qui retient des bas chinés au-dessus du genou, ou un pantalon collant qui se perd dans des guêtres. Son chapeau bossué atteste les fréquents contacts qu'il a eus avec le public, et les lunettes que couvrent ses yeux indiquent que son regard est affaibli par ses longues lectures. Au reste, cet homme n'a pas de nom, cet homme s'appelle l'improvisateur.
L'improvisateur est réglé comme l'horloge de l'église San-Egidio. Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'improvisateur débouche de l'angle du Château-Neuf par la strada del Molo, et s'avance d'un pas grave, lent et mesuré, tenant à la main un livre relié en basane, à la couverture usée, aux feuillets épaissis. Ce livre, c'est l'Orlando furioso du divin Arioste.
En Italie, tout est divin : on dit le divin Dante, le divin Pétrarque, le divin Arioste et le divin Tasse. Toute autre épithète serait indigne de la majesté de ces grands poètes.
L'improvisateur a son public à lui. A quelque chose que ce public soit occupé, soit qu'il rie aux facéties de Polichinelle, soit qu'il pleure aux sermons d'un capucin, ce public quitte tout pour venir voir l'improvisateur.
Aussi l'improvisateur est-il comme les grands généraux de l'antiquité et des temps modernes, qui connaissaient chacun de leurs soldats par son nom. L'improvisateur connaît tout son cercle ; s'il lui manque un auditeur, il le cherche des yeux avec inquiétude ; et si c'est un de ses appassionati, il attend qu'il soit venu pour commencer, ou recommence quand il arrive.
L'improvisateur rappelle ces grands orateurs romains qui avaient constamment derrière eux une flûte pour leur donner le la. Sa parole n'a ni les variations du chant, ni la simplicité du discours. C'est la modulation de la mélopée. Il commence froidement et d'un ton sourd et traînant ; mais bientôt il s'anime avec l'action : Roland provoque Ferragus, sa voix se hausse au ton de la menace et du défi. Les deux héros se préparent ; l'improvisateur imite leurs gestes, tire son épée, assure son bouclier. Son épée, c'est le premier bâton venu, et qu'il arrache le plus souvent à son voisin ; son bouclier, c'est son livre ; car il sait tellement son divin Orlando par coeur, que tant que durera la lutte terrible il n'aura pas besoin de jeter les yeux sur le texte, qu'il allongera d'ailleurs ou raccourcira à sa fantaisie, sans que le génie métromanique des écoutants en soit choqué le moins du monde : c'est alors qu'il fait beau de voir l'improvisateur.
En effet l'improvisateur devient acteur ; qu'il ait choisi le rôle de Roland ou celui de Ferragus, chacun des coups qu'il doit recevoir ou porter, il les porte où les reçoit. Alors il s'anime dans sa victoire ou s'exalte dans sa défaite. Vainqueur, il fond sur son ennemi, le presse, le poursuit, le renverse, l'égorge, le foule aux pieds, relève la tête et triomphe du regard. Vaincu, il rompt, il recule, défend le terrain pied à pied, bondit à droite, bondit à gauche, saute en arrière, invoque Dieu ou le diable, selon que, pour le moment, il est païen ou chrétien, emploie toutes les ressources de la ruse, toutes les astuces de la faiblesse ; enfin, poussé par son adversaire, il tombe sur un genou, combat encore, se renverse, se tord, se roule, puis, voyant que cette lutte est inutile, tend la gorge pour mourir avec grâce, comme le gladiateur gaulois, vieille tradition que l'amphithéâtre a léguée au Môle.
S'il est vainqueur, l'improvisateur prend son chapeau, comme Bélisaire son casque, et réclame impérieusement son dû. S'il est vaincu, il se glisse jusqu'à son feutre, fait le tour de la société et demande humblement l'aumône : tant les natures du Midi sont impressionnables, tant elles ont de facilité à se transformer elles-mêmes et à devenir ce qu'elles désirent être.
Malheureusement, comme nous l'avons dit, l'improvisateur s'en va ; nos pères l'ont vu, nous l'avons vu ; nos fils, s'ils se pressent, le verront encore, mais, à coup sûr, nos petits-fils et nos neveux ne le verront pas.
Il n'en est pas de même de l'écrivain public, son voisin. Bien des siècles se passeront encore sans que tout le monde sache écrire, et surtout dans la très fidèle ville de Naples. Puis, lorsque tout le monde saura écrire, ne restera-t- il donc pas encore la lettre anonyme, ce poison que vend l'écrivain public en se faisant un peu prier, comme le pharmacien de Roméo et Juliette vend l'arsenic ? Quant à moi, je reçois, pour mon compte seul, assez de lettres anonymes pour défrayer honorablement un écrivain public ayant femme et enfants.
Le scribe qui peut écrire sur le devant de sa table : Qui si scrive in francese, est sur de sa fortune. Pourquoi ? Apprenez-le-moi, car je n'en sais rien. La langue française est la langue de la diplomatie, c'est vrai, mais les diplomates n'échangent point leurs notes par la voie des écrivains publics.
Au reste, l'écrivain public napolitain opère en plein air, en face de tous, coram populo. Est-ce un progrès, est-ce un retard de la civilisation ?
C'est que le peuple napolitain n'a pas de secret ; il pense tout haut, il prise tout haut et se confesse tout haut. Celui qui sait le patois du Môle, et qui se promènera une heure par jour dans les églises, n'aura qu'à écouter ce qui se dit à l'autel ou au confessionnal, et à la fin de la semaine, il sera initié dans les secrets les plus intimes de la vie napolitaine.
Ah ! j'oubliais de dire que l'écrivain public napolitain est gentilhomme, ou du moins qu'on lui donne ce titre.
En effet, interrogez l'écrivain : c'est toujours un galantuomo qui a eu des malheurs : doutez-en, et il vous montrera comme preuve un reste de redingote de drap.
On ne saurait s'expliquer l'influence du drap sur le peuple napolitain : c'est pour lui le cachet de l'aristocratie, le signe de la prééminence. Un vestito di panne peut se permettre, vis-à-vis du lazzarone, bien des choses que je ne conseillerais pas de tenter à un vestito di telo.
Cependant, le vestito di telo a encore une grande supériorité sur le lazzarone, qui, en général, n'est vêtu que d'air.

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