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Chapitre XLV
Route de Rome

En revenant à Sainte-Agathe-dei-Gothi, nous apprîmes une chose que nous ignorions : c'est que notre conducteur, ayant cru que nous voulions nous en retourner par la route de Bénévent, ce qui allongeait quelque peu notre chemin, nous avait déjà fait faire huit lieues de trop. Nous ne les regrettâmes point, ou plutôt je ne les regrettai point, car, ainsi qu'on l'a vu, Jadin n'avait rien eu à faire dans l'aventure qui venait de m'arriver, et dont je ne comptais lui parler qu'à distance convenable, de peur de quelque scène fâcheuse entre lui et son confrère.
Il était tard et nous voulions aller coucher à Caserte, pour visiter le lendemain les deux Capoues. Nous arrivâmes à notre gîte vers les sept heures du soir.
Heureusement, ce que nous désirions voir pouvait se voir au clair de la lune. Caserte est le Versailles napolitain. Bâti par Vanvitelli et commandé par Charles III, ce palais à la prétention d'être le plus grand palais de la terre, ce qui fait que très probablement il en est en même temps le plus triste. Ajoutez que, comme celui de Versailles, il est bâti dans un endroit où ce n'est qu'à force de travaux qu'on a pu lui faire quelques pauvres petits horizons. Il faut, on en conviendra, être bien royalement capricieux, quand on a Naples, Capo-di-Monte et Resina, pour venir habiter Caserte.
Il est vrai que Caserte a des chasses magnifiques, et que de tout temps, comme nous l'avons dit, les rois de Naples ont été de grands chasseurs devant Dieu. Un des trois parcs, parc fourré, noir, féodal, est encore aujourd'hui fort giboyeux, à ce que l'on assure. Ce beau parc, que nous vîmes à la nuit tombante, et qui n'y perdit certes rien, comme poésie et comme majesté, est flanqué d'un autre parc, bien peigné, bien soigné, bien frisé à la manière de celui de Versailles, avec une cascade assez belle qui tombe d'un sombre rocher qui me parait être né sur place, ce qui arrive rarement aux rochers des jardins anglais, et une foule de statues représentant Diane, ses nymphes et le malheureux Actéon, d'indiscrète mémoire, déjà à moitié changé en cerf. Ce parc lui-même est voisin d'un jardin anglais, avec grottes, ruisseaux, ponts chinois, chaumières, serres et magnolias.
Nous soupâmes et nous couchâmes à Caserte, fort bien même, consignons-le en l'honneur de l'aubergiste, cela n'arrive pas souvent sur la route de Naples à Rome ; il est vrai que je me trompe et que Caserte, placée en dehors des grands chemins, n'est sur aucune route.
Le lendemain matin, un cicérone, où n'y-a-t'il pas de cicérone en Italie ? nous proposa d'aller voir la magnifique filature de San-Lencio. J'ai peu d'enthousiasme en général pour visiter les établissements industriels : les directeurs de ces sortes d'établissements sont presque toujours féroces ; une fois qu'ils vous tiennent, il ne vous font pas grâce d'un métier, ils ne vous épargnent pas un fil de soie. Aussi nous serions-nous privés de la magnifique filature, si je ne m'étais point rappelé que San-Lencio était la fameuse colonie du roi Ferdinand : car le roi Ferdinand était non seulement un grand chasseur devant Dieu, mais aussi un grand pécheur devant les hommes ; or, de son temps, il avait, pour le plaisir de ses yeux sans doute, rassemblé dans cette filature, qu'il avait fondée avec une bonté toute paternelle, les plus belles filles des environs ; ces filles étaient fort reconnaissantes à leur fondateur, et lui prouvaient leur reconnaissance de toutes les manières. Enfin, le roi Ferdinand fut si paternel et les belles filles si reconnaissantes, qu'il résulta de ce double échange de sentiments vertueux toute une population de petits fileurs et de petites fileuses qui obtinrent de leur royal protecteur une espèce de constitution beaucoup plus libérale que celle de 1830 : un des articles de cette constitution porte que les garçons seront exempts de tout service militaire, et que les filles auront chacune 500 F de dot ; aussi les mariages abondent-ils à San-Leucio.
A onze heures du matin nous quittâmes Caserte, et nous nous dirigeâmes sur l'ancienne Capoue.
Hélas ! Capoue est de nos jours un de ces noms menteurs comme nous en ont tant légués les menteurs historiens de Rome ; cependant il faut le dire, aux ruines qui existent encore il est facile de voir de quelle importance était cette fameuse ville qui, selon Tite-Live, fut le tombeau de la gloire d'Annibal. Capoue, cette ville de la Campanie dont la civilisation étrusque avait de cinq cents ans devancé la civilisation de Rome, et que Rome, la grande jalouseuse de toutes les gloires, traita comme Carthage, avait un magnifique amphithéâtre dont on peut encore admirer les ruines ; car ce fut Capoue, la ville civilisée par excellence, qui inventa les combats de gladiateurs. D'où venait cette férocité instinctive aux féroces habitants de la Campanie ? de l'excès des voluptés mêmes. Quand on est blasé sur les plaisirs doux et humains, il faut bien inventer d'autres plaisirs cruels et sanglants. Cicéron, qui, en sa qualité d'avocat, n'était jamais embarrassé de répondre par un paradoxe ou par une antithèse à une question quelconque, dit que c'était la fertilité du sol qui faisait la férocité des habitants. En tous cas, les Romains se chargèrent de faire oublier par des cruautés plus grandes toutes les cruautés qu'avaient pu commettre les Campaniens. Capoue, prise par eux, fut livrée au pillage, un peu démolie et beaucoup brûlée ; ses habitants, réduits en esclavage furent vendus à l'encan sur ses places publiques ; enfin, ses sénateurs furent battus de verges et décapités. Il est vrai, à ce que dit le doux et bon Cicéron, que c'était une action commandée par la prudence, et non par l'amour du sang : Non crudelitate, sed consilio.
- Ajoutons qu'un des reproches de mollesse que firent les romains aux Capouans fut d'avoir inventé le velarium, grande toile suspendue au-dessus des cirques et des théâtres pour garantir les spectateurs du soleil ; il est vrai que les Romains, s'apercevant bientôt à leur tour que mieux valait être à l'ombre qu'au soleil, adoptèrent le susdit velarium, si fort reproché à ces pauvres Campaniens. – Voir Suétone, article Néron.
Il y a un souvenir qu'éveille encore tout naturellement Capoue : c'est celui d'Annibal. On trouve de par le monde historique une malheureuse phrase de Florus, qui dit, à propos du héros de Cannes, de la Trebbia et de Trasimène : Cum victoria posset uti, frui maluit ; c'est-à-dire : « Lorsqu'il pouvait user de sa victoire, il aima mieux en jouir. » C'est un fort joli concetti antique, nous n'en disconvenons pas ; mais, nous en sommes bien sûr, son auteur, en l'écrivant, ne comprenait pas toute la portée qu'il devait avoir. En effet, ce malheureux concetti a été pour Annibal ce que les deux fameuses chansons de M. de la Palisse et de M. de Marlborough ont été pour les deux grands capitaines de ce nom. Annibal, accusé de s'être endormi dans les délices, a été déshonoré à tout jamais.
Mais ce qu'il y a surtout de remarquable, ce sont les attaques de nos professeurs de collège contre le fils d'Amilcar, à l'endroit de cette malheureuse Capoue ; comme ils traitent ce fainéant d'Annibal ; comme ils méprisent ce pauvre héros ; comme à sa place ils auraient marché sur Rome ; comme ils auraient pris Rome ; comme ils auraient fait disparaître Rome de la surface de la terre ! Il n'y a pas jusqu'à mon pauvre précepteur, un bon et excellent abbé, qui, à part les férules qu'il nous donnait, n'aurait pas voulu faire de mal à un enfant, qui n'eût établi son plan de campagne pour marcher sur Rome. Quand nous en étions à ce malheureux passage de Florus, il tirait son plan de sa bibliothèque, l'étendait sur notre table d'étude, faisait un compas de ses deux doigts, et nous montrait comme c'était chose facile que de s'emparer de la ville éternelle. Ah ! s'il eût été à la place d'Annibal !
Il est vrai qu'il y a un autre abbé, et celui-là s'appelle l'abbé de Montesquiou, qui prétend qu'Annibal ne fait qu'une halte de quelques jours pour reposer son armée, fatiguée par une marche de huit cents lieues et par trois victoires successives, ce qui équivaut presque à une défaite. Il est vrai encore qu'il y a d'autres esprits intelligents, qui ont été chercher à Carthage même le secret de la temporisation d'Annibal, et qui ont vu que là, comme partout, il y avait de petits rhéteurs qui faisaient la guerre au grand général ; des robes qui morigénaient la cuirasse, des plumes qui calomniaient l'épée. Annibal demandait des secours à cor et à cri. Rome était perdue, disait-il, l'Italie était à lui si on lui envoyait des secours. Mais on lui répondait, ou plutôt les rhéteurs répondaient à ses messages, car à lui ils n'eussent, selon toute probabilité, pas osé répondre ; les rhéteurs répondaient donc : « Ou Annibal est vainqueur, ou Annibal est vaincu. S'il est vainqueur, il est inutile de lui envoyer des secours ; s'il est vaincu, il faut le rappeler. »
C'est à peu près ce que l'on répondait à Bonaparte quand, lui aussi, s'endormait dans les délices du Caire, où il avait à lutter contre une insurrection tous les huit jours, et contre la peste deux fois par an. Mais Bonaparte avait affaire au directoire français et non au sénat carthaginois. Bonaparte répondit en traversant, lui troisième, la Méditerranée, et en venant faire le 18 brumaire.
Il y a encore, il faut le dire, entre ces deux opinions qui divisent en deux cette grande question historique, de savoir si Annibal est resté des mois à Capoue ou s'il n'y a fait qu'une halte de quelques jours, une troisième opinion qui prétend qu'Annibal n'y a jamais mis le pied.
Cette opinion pourrait bien être la vraie.
Cela me rappelle que les Romains, les incrédules s'entend, disent qu'il y a deux hommes qui ne sont jamais venus à Rome. Ces deux hommes, selon eux, sont l'apôtre saint Pierre et le président Dupaty.
Comme nous eussions fort mal dîné, et que, selon toute probabilité, nous n'eussions pas dormi du tout dans la ville des délices, nous partîmes, après avoir visité l'amphithéâtre et les quelques ruines qui l'entourent, pour la moderne Capoue.
La moderne Capoue est une fort jolie ville, selon Vauban, Montecuculli et Folard ; elle est muraillée, bastionnée et poternée, elle a des lunes, des demi- lunes, des chemins de ronde, tout cela donnant sur un beau paysage, avec un horizon de montagnes d'un côté, et la mer de l'autre. Au reste, peu de choses à voir, excepté la cathédrale, soutenue presque entièrement par des colonnes enlevées à l'ancien amphithéâtre.
En sortant de Capoue, nous rencontrâmes un premier fleuve, que je crois être le Volturne : pardon, messieurs les savants, si je me trompe, je n'ai sous les yeux ni mes albums qui sont à Florence, ni mes cartes qui sont rue du Gazomètre, et que je serais obligé d'y aller chercher, ce qui n'en vaut la peine ; et un second fleuve qui est à coup sûr le Garigliano, c'est-à-dire l'ancien Liris.
Nous traversâmes ce fleuve poétique de la façon la moins poétique de la terre. On nous mit, nous, nos chevaux et notre voiture, dans un bac, et on nous fit filer le long d'une corde, si bien que nous nous trouvâmes de l'autre côté au bout de cinq minutes. Notre passeur, au reste, était désolé ; on méditait un pont en fil de fer, – un pont en fil de fer sur le Liris !
Pourquoi pas ? on va bien du Pirée à Athènes en omnibus ; et l'on remonte bien l'Euphrate en bateau à vapeur.
Au reste c'est, on se le rappelle, sur les bords du Garigliano que notre armée fut défaite par Gouzalve, ce qui fait que Brantôme, redevenant Français un instant, après avoir passé, il y a trois cents ans, le Liris au même endroit où nous venons de le passer nous-mêmes, s'écrie :

« Hélas ! j'ai veu ces lieux là dernier, et mesme le Gariglian, et c'estait male tard, à soleil couchant, que les ombres et les masnes commencent à se paroistre comme fantosmes, plustôt qu'aux autres heures du jour, où il me sembloit que les asmes généreuses de ces braves François là morts s'eslevoient sur la terre et me parloient, et quasi me répondoient sur les plaintes que je leur faisois de leur combat et de leur mort. »

Nous touchions à la voie Appienne, la plus belle des voies antiques, celle sur laquelle les Romains, qui avaient quelque prescience de l'endroit où ils mouraient, ordonnaient de placer leurs tombeaux. Elle existait du temps de la république, César, Auguste, Vespasien, Domitien, Nerva, Trajan et Théodoric la réparèrent successivement.
Arrivés où nous nous trouvions, elle s'élançait vers Bénévent, et s'en allait mourir à Brindes : ce fut cette route qu'Horace suivit dans son poétique voyage.
Nous traversions les souvenirs antiques, marchant en plein sur l'histoire et sur la fable, coudoyant à chaque pas Tacite et Horace. Notre postillon un postillon romain ou napolitain pourrait parfaitement être reçu, soit dit en passant, à l'Académie des inscriptions et belles-lettres nous apprit que quelques ruines, sur lesquelles nous allions sautillant de décombres en décombres, étaient l'ancienne Minturnes.
- Ainsi, les marais que l'on aperçoit d'ici ?... demandai-je en étendant le bras dans la direction de la route de San-Germano.
- Sont ceux où se cacha Marius, répondit mon postillon.
Je lui donnai deux pauli.
C'est au même endroit à peu près où Marins se cacha que Cicéron fut tué et Conradin trahi.
Nous avons raconté ailleurs comment l'orateur antique et le jeune héros du Moyen Age étaient morts.
Nous allâmes dîner à Mola ; on nous conduisit dans une grande salle dont toutes les fenêtres étaient fermées pour maintenir la fraîcheur de l'air ; puis tout à coup comme étendus dans de bonnes chaises nous nous éventions avec nos mouchoirs, le garçon ouvrit une de ces fenêtres.
Il est impossible d'exprimer la magie du paysage que cette espèce de lanterne magique venait de dévoiler à nos yeux. Nous plongions sur ce golfe si calme qu'il semblait un miroir d'azur, et de l'autre côté, s'avançant jusqu'à l'extrémité du promontoire, nous apercevions Gate, Gate, célèbre pas ses vergers d'orangers, ses deux sièges soutenus, l'un en 1501, l'autre en 1806, et surtout par ses femmes blondes.
C'est une fille de Gate qui servit de modèle au Tasse pour le portrait d'Armide.
Pardon, nous oublions encore une des célébrités de Gate. C'est sur son rivage que Scipion et Lélius s'amusaient à faire des ricochets, comme plus tard Auguste s'amusait à jouer aux noix avec les petits polissons de Rome.
Après le dîner, nous allâmes faire une promenade jusqu'à Castellone de Gate, l'ancienne Formies, dont une portion des murs, plus une porte, existent encore. C'est entre ces deux bourgs qu'était située une des villas de Cicéron ; c'est de cette villa qu'il fuyait, caché dans sa litière, lorsqu'il fut rejoint par le tribun Popilius, dont il avait été l'avocat, qui lui coupa la tête et les mains, en manière de reconnaissance ; il est probable que si Popilius a eu pendant le reste de sa vie quelque autre procès, le tribunal aura été forcé de lui nommer un défenseur d'office.
L'emplacement où était, selon toutes les probabilités, située cette villa, fait partie aujourd'hui de la propriété du prince de Caposele.
Une autre tradition veut qu'une source qui coule dans la même propriété soit la fameuse fontaine Artacia, près de laquelle Ulysse rencontra la fille d'Antiphate, roi des Lestrigons, laquelle allait, comme une simple mortelle, y puiser une cruche d'eau.
La voiture nous suivait par derrière ; nous n'eûmes donc qu'à nous y réinstaller, lorsque nous eûmes vu tout ce que nous voulions voir, et nous repartîmes ; une demi-heure après nous étions à Itri, patrie du fameux Fra Diavolo, si célèbre en Campanie, et surtout à l'Opéra-Comique.
Fra Diavolo était un brave homme de curé, disant son bréviaire comme un autre, confessant tant bien que mal les voleurs des environs, qui venaient lui conter leurs petites peccadilles, et dont il se faisait des amis en ne les abîmant pas trop de pénitences, lorsqu'un beau matin, quand il fut question de Joseph Napoléon roi de Naples, l'envie lui prit de s'opposer à cette nomination. En conséquence, sans changer de costume, il passa une paire de pistolets à sa ceinture, pendit un sabre par-dessus sa soutane, prit une carabine qu'il avait trouvée dans le presbytère et qui lui venait de son prédécesseur, et, faisant appel à ses ouailles, au nombre desquelles, comme nous l'avons dit, était bon nombre de brigands, il se mit en campagne, gardant les défilés de Fondi, et égorgeant tous les Français isolés qui y passaient. Ces exploits firent bientôt si grand bruit, que l'écho en alla retentir à Palerme, où étaient à cette époque Ferdinand et Caroline ; leurs augustes majestés invitèrent alors Fra Diavolo à les aller voir, et, comme il se hâta de se rendre à cette gracieuse invitation, elles lui conférèrent le grade de capitaine. Fra Diavolo revint à Itri investi de cette nouvelle dignité, mais cette nouvelle dignité ne lui porta point bonheur. Masséna, après avoir pris Gate, ordonna une battue générale dans les environs : Fra Diavolo fut pris avec deux cents hommes de sa bande à peu près ; ses deux cents compagnons furent incontinent pendus aux arbres de la route. Mais comme les Napolitains niaient que Fra Diavolo, qui selon leur opinion à eux, opinion que justifie le nom qu'ils lui avaient donné de frère Diable, avait mille ressources de magie à son service ; comme les Napolitains, dis-je, niaient que Fra Diavolo eût été assez imprudent pour se laisser prendre, on conduisit l'ex-curé à Naples, on le promena pendant trois jours dans les rues de la capitale, après quoi on lui trancha la tête sur la place du Marché-Neuf.
Tout cela ne fit point que, pendant tout le règne de Joseph et de Murat, les esprits forts ne niassent la mort de Fra Diavolo.
Qu'une illustration moderne ne nous fasse point perdre de vue un souvenir antique. Itri est l'ancienne Urbs Mamurrarum d'Horace ; c'est là que Muréna lui prêta sa maison et Capiton sa cuisine :

          Muraena praebente domum, Capitone culinam.

Nous nous arrêtâmes à Itri. Je me rappelais la nuit qu'à mon premier voyage j'avais passée à Terracine, nuit terrible parmi les terribles nuits que j'ai subies en Italie. Je me rappelais ces malheureux lits recouvert de serge verte, dans lesquels nous nous étions tournés et retournés six heures, sans pouvoir arriver à fermer l'oeil une seule minute. Il est vrai que, l'esprit exalté par la menace éternelle d'un seul et même danger, j'avais, à force de chercher, trouvé un costume de nuit qui me mettait à peu près à l'abri des puces : c'était un pantalon à pied aux coutures serrées et pressant la taille, une chemise qui s'ouvrait juste pour laisser passer la tête, et qui se refermait hermétiquement au col, enfin, des gants sur lesquels se boutonnaient des manchettes : moyennant cette précaution, le visage seul restait exposé, et j'ai remarqué que la puce, comme le lion, respecte le visage de l'homme. Restait, il est vrai, la punaise qui ne respecte rien ; mais, au lieu de deux races ennemies, ce n'était plus qu'une seule à combattre.
Encore une fois, défiez-vous, non pas des fièvres des marais Pontins que tout le monde vous signale, mais de leurs puces et de leurs punaises dont personne ne parle.
Le lendemain matin, nous nous abordâmes, Jadin et moi, en disant que nous aurions aussi bien fait de coucher à Terracine.
A l'une des descentes de la route de Fondi, notre postillon s'arrêta et nous raconta que nous étions juste à l'endroit où le fameux poète français Esménard s'était tué en tombant de voiture.
En général, les Italiens ne nous abîment pas de louanges ; on peut même dire que, dans leur étroit patriotisme, patriotisme de clocher, dernier reste de l'orgueil des petites républiques, ils sont presque toujours injustes pour les autres nations ; mais comme toute curiosité vaut une rétribution quelconque, et que cette rétribution est variable selon le plus ou le moins d'intérêt que présente la susdite curiosité, notre postillon avait pensé que la curiosité et par conséquent la rétribution seraient plus grandes, s'il faisait d'Esménard un poète de premier ordre.
La ville de Fondi, que saint Thomas choisit pour y établir une classe, et dans laquelle il fit ce miracle d'horticulture de planter par la tête un oranger qui prit racine et qu'on montre encore, est aujourd'hui un pauvre et bien misérable bourg. Le fameux corsaire Barberousse, qu'il ne faut pas confondre avec l'empereur Barberousse, le souverain des légendes rhénanes, furieux de n'avoir pu enlever la belle Julie Gonzaga, veuve de Vespasien Colonne et comtesse de Fondi, dont il comptait faire cadeau à Soliman II, brûla la ville. Depuis ce temps-là la pauvre cité n'a pu se remettre de cet accident, et la main de feu du terrible pirate est encore empreinte sur la ville moderne.
Deux heures après nous étions à Terracine.
Terracine est bien encore, en venant de Naples surtout, l'éclatante Anxur dont parle Horace :

          Impositum saxis latè candentibus Anxur,

avec son gigantesque rocher qui fut sa base de toutes les époques, et les restes de son palais de Théodoric, qui ne la couronne que depuis le cinquième siècle seulement. Comme il n'était que midi, et que j'avais quelques recherches à faire à Terracine, nous nous arrêtâmes à l'auberge où nous nous étions arrêtés en venant, la seule au reste qui soit, je crois, dans toute la ville.
Dix minutes après notre arrivée, nous étions déjà en route, Jadin pour gravir la montagne couverte de ses ruines gothiques, et moi pour courir au bord de la mer, où l'on retrouve encore des vestiges du port, qui, selon toute probabilité, remonte au temps de la république.
En revenant, j'entrai dans la cathédrale. Quelques belles colonnes de marbre blanc qui viennent d'un temple d'Apollon la rendent assez remarquable.
En entrant à l'hôtel, j'avais demandé s'il n'existait pas quelque histoire de Mastrilla. On n'a peut-être pas oublié le nom de ce fameux bandit que Padre Rocco appela si heureusement à son secours, à propos de l'éclairage de Naples, et de cette fameuse histoire de saint Joseph que l'on nous a tant reprochée.
L'histoire de Mastrilla se trouvait renfermée dans une espèce de complainte à peu près intraduisible, que l'on me procura à grand-peine, mais dont à la honte de mon imagination, je l'avoue, je ne pus rien tirer.
Alors force me fut de me borner aux traditions orales, et de me mettre en quête des rapsodes, qui pouvaient, fragment par fragment, me raconter l'Iliade de cet autre Achille.
Les rapsodes me tinrent jusqu'à sept heures du soir à me conter des rapsodies qui n'étaient que les différents couplets de la complainte, séparés au lieu d'être réunis.
Nous avions passé notre journée à la recherche de l'insaisissable Mastrilla. La journée était perdue, ce qui n'était pas un grand malheur ; mais ce qui compliquait notre situation c'est qu'il fallait ou passer la nuit à Terracine, et l'on sait quelle terreur nous inspirait cette station, ou, traverser les marais Pontins pendant l'obscurité. En restant à Terracine, nous étions sûrs d'être dévorés par les puces et par les punaises ; en traversant les marais Pontins, nous risquions d'être dévalisés par les voleurs. Nous balançâmes un instant, puis nous nous décidâmes à traverser les marais Pontins.
Nous fîmes mettre les chevaux, à huit heures du soir ; il faisait un clair de lune magnifique : nous chargeâmes nos fusils, nous montâmes, Jadin et moi, sur le siège de la voiture, et nous partîmes d'un assez bon train.
Les marais Pontins commencent en sortant de Terracine, et presque aussitôt le pays prend un caractère de tristesse particulière, que ne contribuent pas peu sans doute à lui donner, aux yeux des voyageurs, la crainte de la fièvre, qu'on y rencontre certainement, et celle des voleurs, qui vous y attendent peut-être. La route, tracée au beau travers du pays, s'étend par une ligne parfaitement droite, qu'accompagnent de chaque côté un canal destiné à l'écoulement des eaux. Malheureusement, à ce qu'on assure, ces eaux, se trouvant au-dessous du niveau de la mer, ne peuvent s'écouler dans la Méditerranée. Au-delà du canal est un terrain mouvant et planté de grands roseaux.
Cette vaste solitude, où Pline comptait autrefois jusqu'à vingt-trois villes, n'offre pas aujourd'hui, à part les relais de poste, une seule habitation. Comme dans les Maremmes toscanes, une fièvre dévorante tuerait, en moins d'une année, l'imprudent qui oserait s'y fixer. Les voleurs qui l'exploitent ne font eux-mêmes qu'y passer, et, aussitôt leurs expéditions finies, ils se retirent dans les montagnes de Piperno, leur véritable domicile.
A mesure que nous avancions, le pays prenait un caractère de plus en plus mélancolique ; et comme si nos chevaux et notre postillon eussent partagé l'inquiétude que sa mauvaise réputation pouvait inspirer, ils redoublaient, les uns de vitesse, l'autre de coups.
Après une heure et demie à peu près, nous aperçûmes à notre droite un grand feu qui jetait une lueur d'incendie à cent pas autour de lui ; ce ne pouvait être des voleurs, car, par cette imprudence, ils se fussent dénoncés eux-mêmes : nous demandâmes à notre postillon ce que c'était que ce feu ; il nous répondit que c'était le relais de poste.
En effet, à mesure que nous avancions, nous apercevions à la lueur de la flamme une espèce de masure, et adossés aux murailles de cette masure, éclairés par le reflet du foyer, cinq ou six hommes immobiles et enveloppés de leurs manteaux. A notre approche et au bruit du fouet de notre postillon, deux se détachèrent du groupe, et montant eux-mêmes à cheval, ils prirent en main une espèce de lance et disparurent. Les autres continuèrent à se chauffer.
Arrivé en face du hangar, notre postillon s'arrêta, et, à peine arrêté, détela ses chevaux, demanda le prix de sa course, ainsi que la bonne main qui en était l'accompagnement obligé, et, sautant sur un de ses deux chevaux aussitôt qu'il les eut reçus, il tourna bride et repartit au galop. Au reste, ses chevaux étaient si bien habitués à ce retour précipité qu'il n'eut pas même besoin d'employer le fouet comme il avait fait en venant : on eût dit que ces animaux, partageant les inquiétudes de l'homme, avaient hâte de fuir ces contrées méphitiques et cet air pestilentiel.
Cependant nous étions restés au milieu de la route avec notre voiture dételée ; et comme nous ne voyions s'avancer aucun quadrupède, comme pas un seul de ces bipèdes grelottants et accroupis autour du feu ne bougeait de sa place, je me décidai, voyant qu'ils ne venaient pas à moi, à aller à eux. En conséquence, je descendis de mon siège, je jetai mon fusil en bandoulière sur mon épaule et je m'avançai vers la masure.
Ils me laissèrent approcher sans faire un mouvement.
En m'approchant je les regardais : ce n'étaient pas des hommes, c'étaient des spectres.
Ces malheureux, avec leur teint hâve, leurs membres frissonnants, leurs dents qui se choquaient, étaient hideux à voir ; le mieux portant des quatre eût pu poser pour une effrayante statue de la Fièvre.
Je les considérai un instant, oubliant pourquoi je m'étais approché d'eux ; puis, par un retour égoïste sur moi-même, je pensai que j'étais moi-même au milieu de ces marais dont les émanations les avaient faits tels qu'ils étaient.
- Et les chevaux ? demandai-je.
- Ecoutez, me répondit l'un deux, les voilà.
En effet, on entendait un piétinement qui allait se rapprochant, puis un hennissement sauvage, puis, mêlés à ce bruit confus, des jurements et des blasphèmes.
Bientôt les hommes qui s'étaient éloignés avec des lances reparurent chassant devant eux une douzaine de petits chevaux, ardents, sauvages, fougueux, et qui semblaient souffler la flamme par les naseaux.
Aussitôt les quatre fiévreux se levèrent, se jetèrent au milieu du troupeau étrange, saisirent chacun un cheval par la longe qu'il traînait, lui passèrent, malgré sa résistance, un misérable harnais, et, tout en me criant : « Remontez, remontez, » poussèrent l'attelage récalcitrant vers la voiture.
Je compris qu'il n'y avait pas d'observations à faire, et que dans les marais Pontins cela devait se passer ainsi. Je remontai donc vivement sur mon siège, et je repris ma place près de Jadin.
- Ah ça ! me dit Jadin, où allons-nous ? Au sabbat ?
- Cela m'en a tout l'air, répondis-je. En tout cas, c'est curieux.
- Oui, c'est curieux, dit-il, mais ce n'est point rassurant.
En effet, il se passait une terrible lutte entre les hommes et les chevaux : les chevaux hennissaient, ruaient, mordaient ; les hommes criaient, frappaient, blasphémaient ; les chevaux essayaient, par des écarts qui ébranlaient la voiture, de casser les cordes qui leur servaient de traits ; les hommes resserraient les noeuds de ces cordes,tout en posant sur le dos de deux de ces démons des espèces de selles. Enfin quand les selles furent posées, tandis que deux hommes maintenaient les chevaux de devant, deux autres sautèrent sur les chevaux sellés, puis ils crièrent : Laissez aller ! puis nous nous sentîmes emportés comme par un attelage fantastique, tandis que de chaque côté de la route les deux hommes à cheval nous suivaient, criant un fouet à la main, et joignant les gestes aux cris pour maintenir nos coursiers dans le milieu de la route, dont ils voulaient s'écarter sans cesse, et les empêcher d'aller s'abîmer avec notre voiture dans un des canaux qui bordaient chaque côté du chemin.
Cela dura dix minutes ainsi ; puis, les dix minutes écoulées, comme nos chevaux étaient lancés, nos escorteurs nous abandonnèrent, et, sortis un instant, par une crise, de leur apathie, s'en retournèrent attendre d'autres voyageurs, en tremblant la fièvre devant leur feu.
Quand nous pûmes un peu respirer, nous regardâmes autour de nous : nous traversions de grands roseaux tout peuplés de buffles qui, réveillés par le bruit que nous faisions, écartaient bruyamment ces joncs gigantesques pour nous regarder passer ; puis ; effrayés à notre approche, se reculaient en soufflant bruyamment. De temps en temps de grands oiseaux de marais, comme des hérons ou des butors, se levaient en jetant un cri de terreur, et s'éloignaient rapidement, traçant une ligne droite, et se perdant dans l'obscurité : enfin, de temps en temps, des animaux, dont je ne pouvais reconnaître la forme, traversaient la route, parfois isolés, parfois par bandes. J'appris au relais que c'étaient des sangliers.
Nous arrivâmes ainsi en moins d'une heure et demie au second relais. La même scène se renouvela : même feu, hommes semblables, pareils chevaux ; après une demi-heure d'attente, nous repartîmes comme emportés par un tourbillon.
Nous fîmes trois relais de la même manière ; puis, au bout du quatrième, nous aperçûmes une ville : c'était Velletri.
Les fameux marais Pontins étaient traversés, et cette fois encore sans rencontrer de voleurs : décidément les voleurs étaient passés pour nous à l'état de mythes.
Sans nous consulter, nos postillons s'arrêtèrent à la porte d'une auberge, au lieu de s'arrêter à la porte de la poste. Comme la susdite locanda ne paraissait pas trop misérable, je ne leur en voulus pas de la méprise ; nous descendîmes, et nous demandâmes deux chambres pour le soir, et un bon déjeuner, s'il était possible, pour le lendemain.
Trois choses nous faisaient prendre en patience notre station à Velletri. Je méditais pour le lendemain une excursion à Cori, l'ancienne Cora, et à Monte-Circello, l'ex-cap de Circé ; tandis que Jadin, attiré par un autre but, m'avait déjà déclaré qu'il demeurerait sur place pour faire quelque portrait de femmes ; on sait que les femmes de Velletri passent pour les plus belles femmes des Etats romains
Velletri est la patrie, non pas d'Auguste, mais de ses ancêtres ; son père y était banquier lisez usurier ; les banquiers romains prêtaient 20 pour 100 ; c'est à 20 pour 100 que César avait fait pour cinquante-deux millions de dettes. Elle n'offre de remarquable, comme monument, que le bel escalier de marbre de l'ancien palais Lancelloti, bâti par Luighi-le-Vieux.
Cori, plus heureuse que sa voisine, possède encore deux temples, élevés l'un à Castor et Pollux, l'autre à Hercule : du premier il ne reste que les colonnes et l'inscription qui atteste qu'il était consacré aux fils de Jupiter et de Léda : le second, élevé sous Claude, est parfaitement conservé, et on le regarde, merveilleusement posé qu'il est d'ailleurs sur une base de granit entièrement isolée, comme un des plus complets modèles de l'ordre dorique grec.
Quant à Monte-Circello, c'est, comme l'indique son nom, l'antique résidence de la fille du Soleil. Ce fut sur cette montagne, jadis baignée par la mer et qu'on appelait, comme nous l'avons dit, le cap Circé, que parvint Ulysse, lorsqu'après avoir échappé au cyclope Polyphème et au Lestrigon Antiphate, il aborda sur une terre inconnue, et, montant sur un cap élevé, ne vit devant lui qu'une île et une mer sans fin : l'île était perdue au milieu des flots : puis à travers les buissons et les forêts sortaient de la terre des tourbillons de fumée.
Je suis monté sur le cap, j'ai cherché l'île volcanique et je n'ai rien aperçu ; mais peut-être aussi ai-je moins bonne vue qu'Ulysse.
Mais ce que j'ai découvert, par exemple, ce sont d'immenses troupeaux de porcs, bien autrement nobles que les cochons de M. de Rohan, puisque, selon toute probabilité, ils descendent de ces imprudents compagnons d'Ulysse, qui attirés par le bruit de la navette et par l'harmonie des instruments, entrèrent dans le palais de la fille du Soleil malgré les conseils d'Euriloque, qui revint seul aux vaisseaux pour annoncer à leur chef la disparition de ses vingt soldats.
Or, comme je disais, y a-t-il beaucoup de noblesse qui puisse le disputer à celle des cochons de Monte-Circello, dont les ancêtres ont été chantés par Homère ?
Dans la montagne est encore une grotte, appelée grotta della Maga, ou grotte de la Magicienne : c'est le seul souvenir que Circé ait laissé dans le pays. Quant à son splendide palais de marbre, il est bien entendu qu'il n'en reste pas plus de trace que de celui d'Armide.
Nous revînmes assez tard à Velletri ; et, comme rien ne nous pressait, que nous n'avions pas été trop mécontents de l'auberge, nous résolûmes d'y passer la soirée. Jadin y était resté dans l'intention de faire un portrait de femme, il avait fait deux paysages. L'homme propose. Dieu dispose.
Le lendemain, nous nous remîmes en route vers les neuf heures du matin, nous arrêtant un instant à Genzano pour boire de son vin, qui a une certaine réputation, un instant à l'Arriccia pour voir le palais Chigi et l'Eglise de la ville, deux des ouvrages les plus remarquables du Bernin.
Enfin, à deux heures, nous arrivâmes à Albano. C'est à Albano que les riches Romains qui craignent la malaria vont passer l'été ; à partir de la porte de Rome, en effet, la route monte jusqu'à Albano ; et, comme on le sait, hôte des plaines et des marais, la fièvre n'atteint jamais une certaine hauteur.
Dix ciceroni nous attendaient à la descente de notre voiture pour nous faire voir de force le tombeau d'Ascagne et celui des Horaces et des Curiaces. Nous ne donnerons pas aux savants italiens le plaisir de nous voir nous enferrer dans une discussion archéologique à l'endroit de ces deux monuments. Nous avons dit tout ce que nous avions à dire là-dessus à propos de la grande mosaïque de Pompéi, à qui Dieu fasse paix.
En sortant d'Albano, on aperçoit Rome à quatre lieues de distance ; ces quatre lieues se font vite, le chemin, comme nous l'avons dit, allant toujours en descendant. Aussi, une heure après notre départ d'Albano, nous entrions dans la ville éternelle, que nous avions quittée quatre mois auparavant.

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