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Chapitre V
Otello

Rossini venait d'arriver à Naples, précédé déjà par une grande réputation. La première personne qu'il rencontra en descendant de voiture fut, comme on s'en doute bien, l'impresario de Saint-Charles. Barbaïa alla au-devant du maestro les bras et le coeur ouverts, et, sans lui donner le temps de faire un pas ni de prononcer une parole :
- Je viens, lui dit-il, te faire trois offres, et j'espère que tu ne refuseras aucune des trois.
- J'écoute, répondit Rossini avec ce fin sourire que vous savez.
- Je t'offre mon hôtel pour toi et pour tes gens.
- J'accepte.
- Je t'offre ma table pour toi et pour tes amis.
- J'accepte.
- Je t'offre d'écrire un opéra nouveau pour moi et pour mon théâtre.
- Je n'accepte plus.
- Comment ! tu refuses de travailler pour moi ?
- Ni pour vous ni pour personne. Je ne veux plus faire de musique.
- Tu es fou, mon cher.
- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
- Et que viens-tu faire à Naples ?
- Je viens manger des macaroni et prendre des glaces. C'est ma passion.
- Je te ferai préparer des glaces par mon limonadier, qui est le premier de Toledo, et je te ferai moi-même des macaroni dont tu me diras des nouvelles.
- Diable ! cela devient grave.
- Mais tu me donneras un opéra en échange.
- Nous verrons.
- Prends un mois, deux mois, six mois, tout le temps que tu désires.
- Va pour six mois.
- C'est convenu.
- Allons souper.
Dès le soir même, le palais de Barbaïa fut mis à la disposition de Rossini ; le propriétaire s'éclipsa complètement, et le célèbre maestro put se regarder comme étant chez lui, dans la plus stricte acception du mot. Tous les amis ou même les simples connaissances qu'il rencontrait en se promenant étaient invités sans façon à la table de Barbaïa, dont Rossini faisait les honneurs avec une aisance parfaite. Quelquefois ce dernier se plaignait de ne pas avoir trouvé assez d'amis pour les convier aux festins de son hôte : à peine s'il avait pu en réunir, malgré toutes les avances du monde, douze ou quinze. C'étaient les mauvais jours.
Quant à Barbaïa, fidèle au rôle de cuisinier qu'il s'était imposé, il inventait tous les jours un nouveau mets, vidait les bouteilles les plus anciennes de sa cave, et fêtait tous les inconnus qu'il plaisait à Rossini de lui amener, comme s'ils avaient été les meilleurs amis de son père. Seulement, vers la fin du repas, d'un air dégagé, avec une adresse infinie et le sourire à la bouche, il glissait entre la poire et le fromage quelques mots sur l'opéra qu'il s'était fait promettre et sur l'éclatant succès qui ne pouvait lui manquer.
Mais, quelque précaution oratoire qu'employât l'honnête impresario pour rappeler à son hôte la dette qu'il avait contractée, ce peu de mots tombés du bout de ses lèvres produisait sur le maestro le même effet que les trois paroles terribles du festin de Balthazar. C'est pourquoi Barbaïa, dont la présence avait été tolérée jusqu'alors, fut prié poliment par Rossini de ne plus paraître au dessert.
Cependant les mois s'écoulaient, le libretto était fini depuis longtemps, et rien n'annonçait encore que le compositeur se fût décidé à se mettre à l'ouvrage. Aux dîners succédaient les promenades, aux promenades les parties de campagne. La chasse, la pêche, l'équitation, se partageaient les loisirs du noble maître ; mais il n'était pas question de la moindre note. Barbaïa éprouvait vingt fois par jour des accès de fureur, des crispations nerveuses, des envies irrésistibles de faire un éclat. Il se contentait néanmoins, car personne plus que lui n'avait foi dans l'incomparable génie de Rossini.
Barbaïa garda le silence pendant cinq mois avec la résignation la plus exemplaire. Mais le matin du premier jour du sixième mois, voyant qu'il n'y avait plus de temps à perdre ni de ménagements à garder, il tira le maestro à l'écart et entama l'entretien suivant :
- Ah ça ! mon cher, sais-tu qu'il ne manque plus que vingt-neuf jours pour l'époque fixée ?
- Quelle époque ? dit Rossini avec l'ébahissement d'un homme à qui on adresserait une question incompréhensible en le prenant pour un autre.
- Le 30 mai.
- Le 30 mai !
Même pantomime.
- Ne m'as-tu pas promis un opéra nouveau qu'on doit jouer ce jour-là ?
- Ah ! j'ai promis ?
- Il ne s'agit pas ici de faire l'étonné ! s'écria l'impresario dont la patience est à bout ; j'ai attendu le délai de rigueur, comptant sur ton génie et sur l'extrême facilité de travail que Dieu t'a accordée. Maintenant il m'est impossible de plus attendre : il me faut mon opéra.
- Ne pourrait-on pas arranger quelque opéra ancien en changeant le titre ?
- Y penses-tu ? Et les artistes qui sont engagés exprès pour jouer dans un opéra nouveau !
- Vous les mettrez à l'amende.
- Et le public ?
- Vous fermerez le théâtre.
- Et le roi ?
- Vous donnerez votre démission.
- Tout cela est vrai jusqu'à un certain point. Mais si ni les artistes, ni le public, ni le roi lui-même ne peuvent me forcer à tenir ma promesse, j'ai donné ma parole, monsieur, et Domenico Barbaïa n'a jamais manqué à sa parole d'honneur.
- Alors c'est différent.
- Ainsi, tu me promets de commencer demain ?
- Demain, c'est impossible, j'ai une partie de pêche au Fusaro.
- C'est bien, dit Barbaïa, enfonçant ses mains dans ses poches, n'en parlons plus. Je verrai quel parti me reste à prendre.
Et il s'éloigna sans ajouter un mot.
Le soir, Rossini soupa de bon appétit, et fit honneur à la table de l'impresario en homme qui avait parfaitement oublié la discussion du matin. En se retirant, il recommanda bien à son domestique de le réveiller au point du jour et de lui tenir prête une barque pour le Fusaro. Après quoi il s'endormit du sommeil du juste.
Le lendemain, midi sonnait aux cinq cents cloches que possède la bienheureuse ville de Naples, et le domestique de Rossini n'était pas encore monté chez son maître ; le soleil dardait des rayons à travers les persiennes. Rossini, réveillé en sursaut, se leva sur son séant, se frotta les yeux et sonna : le cordon de la sonnette resta dans sa main.
Il appela par la croisée qui donnait sur la cour : le palais demeura muet comme un sérail.
Il secoua la porte de sa chambre : la porte résista à ses secousses, elle était murée au dehors !
Alors Rossini, revenant à la croisée, se mit à hurler au secours, à la trahison, au guet-apens ! Il n'eut pas même la consolation que l'écho répondit à ses plaintes, le palais de Barbaïa étant le bâtiment le plus sourd qui existe sur le globe.
Il ne lui restait qu'une ressource, c'était de sauter du quatrième étage ; mais il faut le dire, à la louange de Rossini, que cette idée ne lui vint pas un instant à la tête.
Au bout d'une bonne heure, Barbaïa montra son bonnet de coton à une croisée du troisième ; Rossini qui n'avait pas quitté sa fenêtre, eut envie de lui lancer une tuile ; il se contenta de l'accabler d'imprécations.
- Désirez-vous quelque chose ? lui demanda l'impresario d'un ton patelin.
- Je veux sortir à l'instant même.
- Vous sortirez quand votre opéra sera fini.
- Mais c'est une séquestration arbitraire.
- Arbitraire tant que vous voudrez ; mais il me faut mon opéra.
- Je m'en plaindrai à tous les artistes, et nous verrons.
- Je les mettrai à l'amende.
- J'en informerai le public.
- Je fermerai le théâtre.
- J'irai jusqu'au roi.
- Je donnerai ma démission.
Rossini s'aperçut qu'il était pris dans ses propres filets. Aussi, en homme supérieur, changeant de ton, de manières, demanda-t-il d'une voix calme :
- J'accepte la plaisanterie, et je ne m'en fâche pas ; mais puis-je savoir quand me sera rendue ma liberté ?
- Quand la dernière scène de l'opéra me sera remise, répondit Barbaïa en ôtant son bonnet.
- C'est bien : envoyez ce soir chercher l'ouverture.
Le soir, on remit ponctuellement à Barbaïa un cahier de musique sur lequel était écrit en grandes lettres : Ouverture d'Otello.
Le salon de Barbaïa était rempli de célébrités musicales au moment où il reçut le premier envoi de son prisonnier. On se mit sur-le-champ au piano, on déchiffra le nouveau chef-d'oeuvre, et on conclut que Rossini n'était pas un homme, et que, semblable à Dieu, il créait sans travail et sans effort, par le seul acte de sa volonté, Barbaïa, que le bonheur rendait presque fou, arracha le morceau des mains des admirateurs et l'envoya à la copisterie. Le lendemain, il reçut un nouveau cahier sur lequel on lisait : Le premier acte d'Otello ; ce nouveau cahier fut envoyé également aux copistes, qui s'acquittaient de leur devoir avec cette obéissance muette et passive à laquelle Barbaïa les avait habitués. Au bout de trois jours, la partition d'Otello avait été livrée et copiée.
L'impresario ne se possédait pas de joie ; il se jeta au cou de Rossini, lui fît les excuses les plus touchantes et les plus sincères pour le stratagème qu'il avait été forcé d'employer, et le pria d'achever son oeuvre en assistant aux répétitions.
- Je passerai moi-même chez les artistes, répondit Rossini d'un ton dégagé, et je leur ferai répéter leur rôle. Quant à ces messieurs de l'orchestre, j'aurai l'honneur de les recevoir chez moi !
- Eh bien mon cher, tu peux t'entendre avec eux. Ma présence n'est pas nécessaire, et j'admirerai ton chef-d'oeuvre à la répétition générale. Encore une fois, je te prie de me pardonner la manière dont j'ai agi.
- Pas un mot de plus sur cela, ou je me fâche.
- Ainsi, à la répétition générale ?
- A la répétition générale.
Le jour de la répétition générale arriva enfin : c'était la veille de ce fameux 30 mai qui avait coûté tant de transes à Barbaïa. Les chanteurs étaient à leur poste, les musiciens prirent place à l'orchestre, Rossini s'assit au piano.
Quelques dames élégantes et quelques hommes privilégiés occupaient les loges d'avant-scène. Barbaïa, radieux et triomphant, se frottait les mains et se promenait en sifflottant sur son théâtre.
On joua d'abord l'ouverture. Des applaudissements frénétiques ébranlèrent les voûtes de Saint-Charles. Rossini se leva et salua.
- Bravo ! cria Barbaïa. Passons à la cavatine du ténor.
Rossini se rassit à son piano, tout le monde fit silence, le premier violon leva l'archet, et on recommença à jouer l'ouverture. Les mêmes applaudissements, plus enthousiastes encore, s'il était possible, éclatèrent à la fin du morceau.
Rossini se leva et salua.
- Bravo ! bravo ! répéta Barbaïa. Passons maintenant à la cavatine.
L'orchestre se mit à jouer pour la troisième fois l'ouverture.
- Ah çà ! s'écria Barbaïa exaspéré, tout cela est charmant, mais nous n'avons pas le temps de rester là jusqu'à demain. Arrivez à la cavatine.
Mais, malgré l'injonction de l'impresario, l'orchestre n'en continuait pas moins la même ouverture. Barbaïa s'élança sur le premier violon, et, le prenant au collet, lui cria à l'oreille :
- Mais que diable avez-vous donc à jouer la même chose depuis une heure ?
- Dame ! dit le violon avec un flegme qui eût fait honneur à un Allemand, nous jouons ce qu'on nous a donné.
- Mais tournez donc le feuillet, imbécile !
- Nous avons beau tourner, il n'y a que l'ouverture.
- Comment ! il n'y a que l'ouverture ! s'écria l'impresario en pâlissant : c'est donc une atroce mystification ?
Rossini se leva et salua.
Mais Barbaïa était retombé sur un fauteuil sans mouvement. La prima donna, le ténor, tout le monde s'empressait autour de lui. Un moment on le crut frappé par une apoplexie foudroyante.
Rossini, désolé que la plaisanterie prit une tournure aussi sérieuse, s'approche de lui avec une réelle inquiétude.
Mais à sa vue, Barbaïa, bondissant comme un lion, se prit à hurler de plus belle.
- Va-t'en d'ici, traître, ou je me porte à quelque excès !
- Voyons, voyons, dit Rossini en souriant, n'y a-t-il pas quelque remède ?
- Quel remède, bourreau ! C'est demain le jour de la première représentation.
- Si la prima donna se trouvait indisposée ? murmura Rossini tout bas à l'oreille de l'impresario.
- Impossible, lui répondit celui-ci du même ton ; elle ne voudra jamais attirer sur elle la vengeance et les citrons du public.
- Si vous voulez la prier un peu ?
- Ce serait inutile. Tu ne connais pas la Colbran.
- Je vous croyais au mieux avec elle.
- Raison de plus.
- Voulez-vous me permettre d'essayer, moi ?
- Fais tout ce que tu voudras ; mais je t'avertis que c'est du temps perdu.
- Peut-être :
Le jour suivant, on lisait sur l'affiche de Saint-Charles que la première représentation d'Otello était remise par l'indisposition de la prima donna.
Huit jours après on jouait Otello.
Le monde entier connaît aujourd'hui cet opéra ; nous n'avons rien à ajouter. Huit jours avaient suffi à Rossini pour faire oublier le chef-d'oeuvre de Shakespeare.
Après la chute du rideau, Barbaïa, pleurant d'émotion, cherchait partout le maître pour le presser sur son coeur ; mais Rossini, cédant sans doute à cette modestie qui va si bien aux triomphateurs, s'était dérobé à l'ovation de la foule.
Le lendemain, Domenico sonna son souffleur, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet de chambre, impatient qu'il était, le digne impresario, de présenter à son hôte les félicitations de la veille.
Le souffleur entra.
- Va prier Rossini de descendre chez moi, lui dit Barbaïa.
- Rossini est parti, répondit le souffleur.
- Comment ! parti ?
- Parti pour Bologne au point du jour.
- Parti sans rien me dire !
- Si fait, monsieur, il vous a laissé ses adieux.
- Alors, va prier la Colbran de me permettre de monter chez elle.
- La Colbran ?
- Oui, la Colbran ; es-tu sourd ce matin ?
- Faites excuse, mais la Colbran est partie.
- Impossible !
- Ils sont partis dans la même voiture.
- La malheureuse ! elle me quitte pour devenir la maîtresse de Rossini.
- Pardon, monsieur, elle est sa femme.
- Je suis vengé ! dit Barbaïa.

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