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Chapitre XV


Aranjuez, 25 octobre.

Vous nous avez laissés prenant congé de nos officieux voisins, madame, et les suivant de l'oeil derrière le pli de terrain où ils ne tardèrent pas à disparaître. Desbarolles et sa carabine furent placés en sentinelle à moitié de la distance qui nous séparait d'eux. Puis nous nous occupâmes des préparatifs du départ.
Les bagages formaient au milieu de la route un monticule de caisses, de malles, de portemanteaux et de sacs de nuit, que surmontait fièrement le panier aux provisions, sauvé par les soins de Giraud. On chercha don Riégo, mais inutilement. Comme le brave homme était dans son pays, qu'il n'avait pas, par conséquent, le droit de s'y perdre, nous ne nous inquiétâmes pas autrement de lui, bien certains qu'à un moment donné il se retrouverait.
Le mayoral nous fit observer que ce ne serait pas trop de ses quatre mules et des efforts réunis de ses sept compagnons pour tirer la voiture de la position où elle se trouvait. Il n'y avait pas à discuter là-dessus, c'était clair comme le jour : du moment où nous n'avions pas tué le mayoral sur le coup, il fallait se rendre aux bonnes raisons qu'il donnait. Nous lui abandonnâmes ses quatre mules. Nous chargeâmes sur une des mules de selle les effets de la société, et nous laissâmes l'autre à la disposition générale.
Il y eut alors un combat de générosité qui eût certainement attendri les spectateurs, si nous eussions eu des spectateurs ; malheureusement nous n'en avions pas, et cette scène touchante restera à tout jamais au rang des choses ignorées.
« Quel malheur, dis-je, que don Riégo soit perdu ! il eût coupé court à la discussion. – Me voilà ! » dit une voix. Nous nous retournâmes, don Riégo était retrouvé.
Mais son état s'était fort aggravé pendant sa disparition ; il tenait la main sur son côté, boitait tout Bas, et se plaignait tout haut. On eût dit que le pauvre homme n'avait pas vingt-quatre heures à vivre. La mule lui appartenait donc de droit. On le hissa en conséquence sur Carbonara, les équipages étant échus à Capitana.
Sur les équipages, selon l'habitude, et je dirai presque selon son droit, s'était installé le loueur de mules, autrement dit l'arriéro. Carbonara et don Riégo firent tête de colonne ; Capitana, les équipages et l'arriéro suivirent Carbonara ; enfin, nous suivîmes Capitana, les équipages et l'arriéro. Nous marchions à pied et le fusil sur l'épaule. Nous nous étions inquiétés de la distance auprès de l'arriéro, qui nous avait répondu qu'il nous restait à faire deux lieues et demie, trois lieues au plus.
Nous avions regardé à nos montres avec une certaine satisfaction de voir que nous les possédions encore, et en faisant la part des variations habituelles à ce petit instrument lorsqu'il se trouve dans la société de ses semblables, nous avions établi qu'il devait être de dix heures à dix heures un quart. En marchant raisonnablement, en mettant l'heure pour la lieue, nous devions être à une heure à Aranjuez.
Une chose nous consolait, c'est qu'en revenant de Séville à Madrid, Giraud et Desbarolles avaient fait la même route que nous allions faire, et par conséquent allaient nous servir, non pas de guides, nous suivions un grand chemin, mais de cicérones. Nous partîmes donc gaiement et lestement, riant des périls courus, comme nous avons l'habitude de le faire, nous autres Français, aussitôt le péril passé, et souvent même pendant le péril.
Don Riégo lui-même riait ; depuis qu'il avait une mule, et que par conséquent il était sûr de ne pas faire la route à pied, don Riégo se trouvait beaucoup mieux. Nous marchâmes deux heures ainsi, sans trop nous apercevoir que nous étions depuis deux heures en route. Enfin Maquet tira sa montre. Maquet, le plus grave et le plus âgé de nous tous, était reconnu universellement pour avoir, par analogie, la montre la mieux réglée. Maquet tira donc sa montre. « Minuit un quart, dit-il ; nous devons approcher. – Pardieu ! dit Desbarolles, je le crois bien que nous approchons, nous avons déjà fait plus de trois lieues de France. » Cette réponse, dans laquelle nous ne voyions ni évasion, ni faux-fuyant, nous suffit, et nous nous remîmes en route plus gais et plus allègres que jamais. Cependant, au bout d'une heure, Achard s'arrêta et dit : « Ah ça mais... ah ça mais... Desbarolles ?... » Chacun comprit à merveille l'interprétation d'Achard, et attendit la réponse de l'interprète juré. « Quand vous verrez une grande allée d'arbres, dit Desbarolles, tenez-vous pour certain que vous serez proches d'Aranjuez. » Cette réponse fut reçue avec moins de faveur que la première ; on y voyait quelque chose d'incertain et d'embarrassé.
D'ailleurs, à perte de vue, la campagne n'était qu'une immense lande. Nous marchâmes une heure encore. Les murmures commençaient à éclater.
« Messieurs, dis-je, je propose une chose : c'est de couper de la bruyère et des buissons, d'en faire un grand tas, d'y mettre le feu, de nous rouler dans nos manteaux, et de dormir auprès de ce feu. » La majorité flotta un instant et se réunit à mon avis.
« Messieurs, dit Desbarolles, je reconnais parfaitement la localité, nous l'avons parcourue le lendemain de la mort de notre pauvre lévrier, et nous fîmes dix-huit lieues ce jour-là. Nous étions donc encore plus fatigués que vous ne l'êtes. Giraud même s'assit sur la pierre où le petit Dumas est assis en ce moment. Te rappelles-tu cela, Giraud ? – Parfaitement. Mais pas de blague, répondit Giraud ; voyons, Desbarolles ? – Nous avons encore une demi-heure avant d'atteindre les arbres. – Mais les arbres atteints ? demandai-je. – Ah ! fit Giraud, les arbres atteints, le fait est que nous approchons d'Aranjuez. »
La réponse n'était point tout à fait ce que nous l'eussions désirée, mais enfin elle nous rendit quelque courage, et nous nous remîmes en route, mais cette fois avec le calme de voyageurs qui se préparent à une lutte sérieuse avec ce grand athlète que l'on nomme la fatigue.
Au bout d'une demi-heure, effectivement, nous vîmes des arbres se dessiner à l'horizon, et une majestueuse allée d'ormes et de chênes se prolongea à notre droite et à notre gauche. Cette vue nous rendit, sinon de la bonne humeur, du moins du courage. Nous marchâmes quarante minutes à peu près.
« Elle est diablement longue votre allée d'arbres, dit Boulanger. – Oui, répondit Desbarolles, c'est une très belle allée. – Ce n'est pas cela que veut dire Boulanger, repris-je. – Et que veut-il dire ? – Parbleu ! il veut vous dire que votre allée n'a pas de fin. – Voyons, Desbarolles, dit Achard : la vérité sur l'Espagne ; une fois, une seule fois, mon ami, sommes-nous encore bien loin d'Aranjuez ? – Quand vous entendrez le bruit d'une chute d'eau, vous serez arrivés. »
Nous marchâmes encore un quart d'heure. « Silence ! dit Alexandre. – Quoi ? – J'entends la cascade promise. » Nous écoutâmes. En effet, un charmant bruissement d'eaux brisées traversait le silence de la nuit et venait jusqu'à nous. « Allons allons, messieurs, dit Boulanger, il n'y a plus que patience à avoir. »
Nous marchâmes dix minutes, et nous nous trouvâmes sur les rives d'un ruisseau qui brillait aux rayons de la lune comme un ruban de gaze argentée. Tout autour du ruisseau paissait un troupeau de vaches ; chaque bête avait une sonnette au col et faisait sonner sa sonnette. Parmi tous ces bruits mystérieux qui composent le langage de la nuit, le tintement des sonnettes est un des plus charmants. Le tableau était des plus champêtres, mais ne tenait pas ce qui nous avait été promis. Nous demandions une ville, et l'on nous donnait une cascade et un troupeau. Nous réclamâmes la ville.
« La première porte que vous rencontrerez, nous dit Desbarolles, sera celle d'Aranjuez. – Oui, mais combien y a-t-il de la porte à la ville ? – Un petit quart de lieue. » Un moment il fut sérieusement question, entre Maquet, Achard et Alexandre, d'étrangler Desbarolles ; mais Desbarolles, comprenant le danger, jura que cette fois c'était la vérité vraie.
Au bout d'un quart d'heure nous atteignions la porte ; au bout de dix minutes la ville. Cinq heures sonnaient comme nous traversions une suite d'arcades qui en décorent l'entrée. Il était temps : le désespoir commençait à s'emparer de nous. Il y avait sept heures que nous marchions, et nous n'avions rien pris depuis la veille à deux heures, si ce n'est quelques gouttes d'eau à la cascade de Desbarolles.
Heureusement, l'auberge Parador de la Costurera n'était pas loin. Il s'agissait seulement de mettre de la circonspection dans la manière de nous présenter, afin de ne pas effrayer l'hôte. Puis, une fois entrés, il s'agissait d'être bien aimables pour obtenir à souper. Rien ne forme aux bonnes manières comme un voyage en Espagne. Nous frappâmes doucement ; puis plus fort, puis un peu plus fort encore. Enfin on entendit quelque bruit.
« Est-ce vous, Manuel ? » demanda Desbarolles. Desbarolles avait logé au Parador de la Costurera, et avait porté en note sur son carnet que tous les garçons s'appelaient Manuel. Il ne craignait donc pas de se tromper en faisant cette question. « Si, senor », répondit une voix. Et la porte s'ouvrit pleine de confiance.
Il y eut un instant de terreur chez ce premier Manuel quand il vit apparaître, à travers l'encadrement de l'huis, sept hommes à pied, armés jusqu'aux dents, et deux hommes à mule. « Ne craignez rien, mon cher ami, lui dit Desbarolles, nous sommes des gens de paix, gente de pace ; seulement nous avons très faim et nous sommes très fatigués ; ayez donc la complaisance d'éveiller les autres Manuels. »
Le garçon nous laissa le soin d'entrer, de faire entrer les bagages et de refermer la porte ; puis il alla frapper tout doucement à une porte, en appelant de sa voix la plus douce le second Manuel. Au bout de cinq minutes, le second Manuel fut éveillé et s'occupa incontinent d'en éveiller un troisième.
Pendant ce temps, nous avions descendu don Riégo de sa mule, et laissant les bagages aux soins de l'arriéro, nous nous étions dispersés à la découverte de la salle à manger. Nous la trouvâmes assez facilement. C'était une énorme pièce, avec un poêle dans lequel s'en allait mourant un reste de chaleur. Aux derniers charbons de ce poêle nous allumâmes deux lampes, que nous mîmes sur une table, et qui nous servirent à étudier la vaste solitude dans laquelle nous nous trouvions.
Ce côté effrayant des salles à manger espagnoles, c'est que rien au monde, à la vue ni à l'odorat, ne rappelle leur destination. Nous appelâmes tous les Manoeli. Le premier était le mosso, le second le sommelier, le troisième le camérier. Après un interrogatoire affectueux, quoique mêlé d'une certaine fermeté, il devint probable que nous aurions à souper et des lits. Nous promîmes des pourboires fabuleux si les engagements pris se réalisaient.
Au bout d'un quart d'heure, et comme l'Aurore entrouvrait les portes de l'orient, la table se trouva chargée de deux poulets froids, d'un reste de ragoût, et d'un énorme fromage. Quatre bouteilles de vin se dressaient aux angles de ce couvert, comme les quatre pieds du gril de l'Escurial. Ce n'était pas le superflu, mais à la rigueur c'était le nécessaire.
On réveilla Alexandre qui dormait sur la table, et l'on se mit à manger. Tout le monde tombait de fatigue, nous avions l'air de huit somnambules faisant un repas de corps. Ce repas terminé, on nous mit un bougeoir à la main et l'on nous conduisit à nos chambres. Voyant Desbarolles prendre sa carabine, je pris instinctivement la mienne.
Alexandre et moi couchions dans une grande chambre à alcôve. L'alcôve elle-même était grande comme une chambre ordinaire. Le Manuel chargé de nous conduire ferma les volets, prit congé de nous et sortit. Par quel mécanisme indépendant de la pensée nous déshabillâmes-nous et nous couchâmes-nous, c'est ce qu'il me serait impossible de dire ; ce que je sais, c'est que j'étais dans mon lit quand je fus éveillé par un bruit violent et par une secousse intempestive.
Ce bruit et cette secousse étaient causés par deux hommes : l'un ouvrait mes volets, l'autre me tirait par les bras. Le tout était accompagné d'appellations énergiques. J'avais encore dans la tête toute la scène de Villa-Mejor. Je crus que nos officieux visiteurs revenaient à la charge. Je sautai sur ma carabine déposée au chevet de mon lit, et d'une voix mise du premier coup au diapason de celles qui m'éveillaient. « Que quiere usted, s. n. de D. ? » m'écriai-je.
La question, l'accent avec lequel elle avait été faite, et le geste qui l'accompagnait, produisirent un effet merveilleux. L'homme qui ouvrait la fenêtre s'élança vers l'alcôve. L'homme qui me secouait le bras s'élança vers la fenêtre. Tous deux se rencontrèrent, se heurtèrent, tombèrent à la renverse, se relevèrent et s'enfuirent comme si le diable les emportait.
J'entendis le bruit de leurs pas décroître dans le corridor, puis s'éteindre tout à fait. Je me levai alors avec précaution, et je sortis de mon alcôve, la carabine toujours en arrêt. Un chapeau et un sac à tabac étaient restés sur le champ de bataille. Je les ramassai, comme pièces de conviction.
Pendant ce sabbat infernal, Alexandre n'avait pas bronché ; je fermai la porte au verrou et me mis au lit. Cinq minutes après, on gratta à la porte ; je reconnus la manière de frapper de Manuel n° 1. Il venait en parlementaire. Les gens qui étaient entrés dans ma chambre faisaient partie d'une caravane d'arriéros ; arrivés de la veille, ils devaient partir tous ensemble et s'étaient promis de s'éveiller les uns les autres ; les deux premiers éveillés s'étaient trompés de chambres et étaient entrés chez moi, croyant entrer chez leurs compagnons. Ils me présentaient leurs excuses et me faisaient demander leur chapeau et leur sac à tabac.
L'explication était logique ; je l'admis pour bonne, et restituai à Manuel n° 1 les objets demandés. J'avais éprouvé trop de secousses successives pour que je songeasse à me rendormir. Je m'habillai, et trouvai Maquet et Boulanger sur pied. Aidés par eux, nous réveillâmes nos autres compagnons, à l'exception d'Alexandre qui ne consentit jamais à ouvrir les yeux. Nous le laissâmes dans son lit et nous déjeunâmes.
Au milieu de notre déjeuner, la diligence de Tolède arriva. Elle contenait notre Anglais ; il arrivait à temps pour profiter des reliefs de notre repas. En échange il nous donna des nouvelles de la fameuse berline verte et jaune. La diligence avait été arrêtée par le timon de la voiture qui barrait le chemin. Les quatre mules de notre mayoral avaient fait de vains efforts pour la tirer du précipice où elle était suspendue, et n'avaient réussi qu'à en faire quelques morceaux de plus. Enfin, grâce aux huit mules de la diligence, postillon et mayoral en étaient venus à leur honneur. La voiture suivait tout doucement, d'un pas de malade, et promettait d'arriver dans la journée.
Cependant le bruit de notre accident s'était répandu par la ville : don Riégo l'avait raconté dans tous ses détails, et il n'avait pas ménagé les expressions à l'endroit des danseurs de Villa-Mejor ; il en résulta que le corrégidor, – vous croyiez peut-être, madame, que la révolution avait emporté le corrégidor comme elle avait emporté les moines, – il en résulta que le corrégidor vint nous faire une visite. Force nous fut, puisque nous avions l'honneur de causer bouche à bouche avec dame Justice, de lui dire la vérité ; or, nous partagions, à peu de chose près, l'opinion de don Riégo sur ses braves compatriotes. Nous racontâmes donc au corrégidor, comme quoi notre opinion était que c'était un grand bonheur pour nous d'avoir possédé dans cette circonstance chacun un fusil.
Le corrégidor hocha la tête en signe de doute, et nous répondit qu'il ne connaissait, à quinze lieues à la ronde, que les sept voleurs du duc d'Ossuna, et que ce ne pouvait pas être eux, attendu que la veille ils avaient arrêté une chaise de poste dans les bois de l'Alamine. Au reste, il promit de s'informer. Deux heures après, nous reçûmes une lettre de monsieur le corrégidor ; il s'était informé, et nous annonçait que les gens qui nous avaient fait peur, bien loin d'être des bandits, étaient des gardes de Sa Majesté la reine. Je répondis à monsieur le corrégidor qu'il était bien heureux pour les gens dont il était question qu'ils ne nous eussent pas fait peur, attendu que s'ils nous eussent fait peur, la chose eût bien pu se mal passer pour eux.
J'ajoutai que j'invitais messieurs les gardes de la reine, si pareille chose se représentait, à ne pas venir ainsi, sans crier gare, se ruer à dix heures du soir sur une caravane française, attendu, je ne dirai pas qu'un jour ou l'autre, mais qu'une nuit ou l'autre, la chose pourrait mal tourner pour eux. J'achevais de rédiger cette lettre en castillan de la façon de Desbarolles, lorsque nous entendîmes une grande rumeur ; nous mîmes le nez a la fenêtre, et nous aperçûmes notre mayoral traînant les débris de la voiture. Toute la population d'Aranjuez suivait ces misérables restes.
Je vous enverrai un croquis d'après nature de cette malheureuse berline, et vous verrez que c'est affreux de penser qu'il y avait cinq personnes enfermées dans cette boîte lorsqu'elle a été accommodée ainsi.
A peine le mayoral se fut-il assuré que nous étions dans le parador, qu'il monta pour nous réclamer ce qu'à son compte nous restions lui devoir. Or, à son compte, nous lui devions jusqu'à Aranjuez. Ce fut l'objet d'une discussion, attendu qu'à notre compte, nous ne lui devions que jusqu'à Villa- Mejor, c'est-à-dire jusqu'à l'endroit où il nous avait versés. Il nous menaça de l'alcade ; je le menaçai de le mettre à la porte. Il sortit.
Un quart d'heure après, comme nous franchissions le seuil de l'hôtel pour aller visiter les curiosités de la ville, un alguazil vint m'annoncer que le senor alcade désirait faire ma connaissance. Je répondis que je n'étais pas moins désireux de mon côté de voir un alcade en chair et en os, attendu qu'on croyait généralement en France qu'un alcade est un être de convention comme la pistole est une monnaie factice.
J'appelai à mon aide l'interprète Desbarolles, lequel passa sa carabine en bandoulière et m'accompagna chez le senor alcade. L'alcade était un simple épicier. Il paraît que le cumul est toléré en Espagne. Il crut que nous venions lui faire une commande de réglisse ou de cassonade, et fut désagréablement surpris lors qu'il sut que c'était à l'alcade que nous avions affaire, et non au commerçant.
Mais, honneur soit rendu à la justice espagnole, le digne homme n'en écouta pas moins nos deux discours ; et, comme eût fait feu Salomon, s'il se fût trouvé à sa place, il décida que nous ne devions payer voiture et mayoral que jusqu'au moment où nous avions versé ; attendu que nous avions loué la voiture pour aller en voiture et non pour marcher à pied. Ceci faisait une différence d'une soixantaine de francs qui furent reçus à merveille par le caissier Giraud et par l'économiste Maquet. Nous saluâmes l'alcade du nom de juste, et nous allâmes rejoindre nos compagnons sur la place.
Ils avaient fait lever Alexandre, mais ils n'y avaient rien gagné. Alexandre s'était emparé d'une guérite vide et il achevait sa nuit. Aranjuez a la prétention d'être le Versailles de Madrid. Il y a un point sur lequel Aranjuez l'emporte encore sur Versailles, c'est celui de la solitude. Rien ne vint donc nous déranger dans la contemplation des beautés d'Aranjuez, et nous pûmes admirer, les uns après les autres, les douze travaux d'Hercule, taillés en marbre, sur la place du château, sans qu'un seul passant nous tirât l'oeil de son côté.
L'une des deux fontaines qui surgissent au milieu de la place est ornée d'un soleil qui nous parut ressembler énormément à la lune. Nous laissâmes Alexandre dans sa guérite et nous nous acheminâmes vers le parc. Pour y arriver, on traverse le Tage sur un pont de pierres disséminées aux rives du fleuve. Une troupe de lavandières froissait le linge à grands coups de battoir, et se mariait d'une façon pittoresque avec le paysage. Nous nous promenâmes une heure sous des arbres merveilleux. Si l'on nous avait dit, douze heures auparavant, que nous nous promènerions jamais avec quelque plaisir, nous n'aurions certes pas voulu le croire.
L'heure nous pressait, non pas pour nous, mais pour Achard et pour don Riégo, qui retournaient à Madrid. Nous regagnâmes l'hôtel en reprenant Alexandre dans sa guérite. Trois personnes qui avaient passé sur la place, en notre absence, formaient rassemblement autour de lui. Il était temps ; la voiture allait partir sans Achard et sans don Riégo. Nous nous embrassâmes, comme des gens qui ne savent pas s'ils se reverront jamais, et nous les suivîmes des yeux jusqu'à ce que la diligence eût disparu.
Achard m'a promis, aussitôt son arrivée à Paris, de vous porter de nos nouvelles, madame, et moi, en attendant, je profite des deux heures qui me restent pour vous en envoyer.
Je profiterai de la première voiture qui versera, ou des premiers voleurs qui nous arrêteront, pour vous dire où nous sommes et ce que nous y faisons.

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