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Chapitre XX


Grenade, 28 octobre 1846.

Il nous restait à visiter la partie la plus curieuse de Grenade, peut-être, las Cuevas. Las Cuevas, ou les grottes, est le quartier des Bohémiens. Dans toute l'Espagne, madame, c'est-à-dire toutes les villes d'Espagne où il y a des Bohémiens, ces Bohémiens ont un quartier particulier. Il est difficile de faire comprendre la répulsion qui existe chez les Espagnols à l'égard des Bohémiens, et la haine qui existe chez les Bohémiens à l'égard des Espagnols.
A Grenade, cette répulsion d'une part et cette haine de l'autre sont peut-être encore plus accentuées qu'en aucun autre pays. Rarement un Bohémien vient à Grenade ; rarement un Espagnol sort de Grenade pour visiter le quartier des Bohémiens. Ce quartier est tout à fait hors de la ville, de l'autre côté du Xenil. Du haut du Généralife, où on le découvre dans toute son étendue, il est impossible de croire qu'une population de douze mille âmes est renfermée là. On ne voit en effet que le versant d'une montagne toute hérissée d'aloès et de cactus, puis au milieu de ces aloès et de ces cactus, quelques bouches béantes, soupiraux des cavernes où se sont réfugiés ces parias de l'occident. De place en place un léger filet de fumée bleuâtre, qui monte verticalement au milieu de l'air blond qui caresse la montagne, indique une habitation souterraine. On devine tout ce qu'avait de curieux pour nous un pèlerinage au milieu de l'étrange population dont un échantillon venait de nous être offert au parador de los Siete Suelos. Tout au contraire des Espagnols, les étrangers sont les bienvenus chez ces pauvres gens ; c'est qu'ils ne sentent point chez les étrangers ce mépris dont les écrasent leurs compatriotes privilégiés. En effet, pour nous autres Français, les Bohémiens sont des hommes un peu plus curieux que les autres hommes, tandis que pour les Espagnols, les Bohémiens sont des chiens, moins que des chiens.
Aussi avant que nous eussions parlé nous avait-on reconnus pour amis, et chaque enfant venait-il à nous avec un sourire, tandis que les jeunes filles, qui rapportaient à la maison l'eau qu'elles venaient de puiser, s'arrêtaient l'amphore sur l'épaule comme des statues antiques pour nous voir passer, et que leurs parents curieux se groupaient à l'ouverture de leurs grottes, immobiles comme des groupes de cariatides. De temps en temps, notre regard plongeait dans l'intérieur de quelque cavité, et alors dans la pénombre on distinguait ou un homme tissant de la paille, ou une jeune fille peignant debout ses longs cheveux aux reflets bleuâtres et tombant jusqu'à terre.
Tout cela avait un caractère inouï d'étrangeté et de misère, tout cela était sale à faire frémir, et cependant sous ces haillons et cette crasse, sous ces cheveux qui avaient si grand besoin d'être peignés, brillaient des yeux noirs admirables, et se cambraient des torses qui eussent pu servir de modèles à des statuaires. Ces yeux et ces torses font quelquefois impression sur certains voyageurs et particulièrement sur les Anglais, gens excentriques et grands chercheurs de nouveautés ; mais on assure que malgré la misère profonde qui ronge la pauvre population, il n'y a pas d'exemple de ces alliances d'un instant si communes chez les peuples civilisés. Les Bohémiens se marient entre eux, avec des rites primitifs et étranges. Ces rites ont pour but de constater avant toutes choses la chasteté des épouses. Aucun étranger ne peut être admis à ces fêtes, que l'on ne connaît en conséquence que par tradition.
Rien n'est plus charmant et plus pittoresque à la fois, madame, que cette excursion à las Cuevas. A chaque instant les accidents du chemin qui contourne la montagne donnent un aspect nouveau aux objets que l'on a devant soi, derrière soi et autour de soi. Si l'on suit le même sentier que nous, c'est-à-dire si l'on remonte la rive droite du fleuve, on a derrière soi la basse ville de Grenade, vue à vol d'oiseau, toute hérissée de clochers et de clochetons, datant presque tous de la Renaissance ; puis, à travers cloches et clochetons, la campagne, blonde et baignée par le soleil, avec les horizons plus ou moins violâtres, selon le plus ou moins de distance des montagnes qui les bornent ; devant soi, les pics neigeux de la Sierra Nevada, se dentelant sur un ciel d'azur ; à droite, de l'autre côté de la vallée et sur la hauteur, les chaudes silhouettes de l'Alhambra et du palais de Charles V ; enfin, à gauche, cette montagne aux flancs habités et ces terriers humains perdus au milieu de toute cette famille épineuse d'aloès et de cactus. De place en place, une croix, laquelle rappelle qu'on voyage chez un peuple chrétien ou à peu près.
Nous entrâmes dans une ou deux de ces cavernes qui se louent ou se vendent comme de véritables maisons ; une vieille femme, qui habitait avec sa fille un simple trou, interrogée par nous combien elle payait ce trou par an, répondit qu'elle le payait une piécette... c'est-à-dire vingt sous, et encore, malgré l'exiguïté de cette somme, était-elle près de recevoir congé pour deux termes arriérés, c'est-à-dire pour cinquante centimes. Alexandre fit venir le propriétaire, lui paya dix années d'avance, et remit à la pauvre femme une quittance en bonne forme de ces dix années. Les deux termes arriérés étaient compris dans la quittance, à titre d'escompte.
Quand nous fûmes las de causer, de voir et de croquer, nous prîmes un petit sentier à droite, nous nous enfonçâmes dans une fraîche vallée sous des berceaux continus de pampres et de grenadiers, et nous allâmes regagner le flanc de la montagne opposée, sur laquelle est bâtie la haute ville de Grenade, c'est-à-dire la ville mauresque.
Autant le versant de la montagne opposée était aride et desséché, autant celui que nous venions d'atteindre était frais et ombreux. A tout moment ces sources dont les rois maures avaient fait les délices de l'Alhambra et du Généralife bondissaient sous nos pieds et se précipitaient en cascade dans les profondeurs que nous dominions. Il y avait aux flancs de cette montagne, qui semble n'appartenir à personne, de quoi faire des Jardins magnifiques comme nous les entendons en France et en Angleterre.
Nous rentrâmes chez maître Pepino émerveillés de ce que nous avions vu, jurant de revenir habiter Grenade : Boulanger, Giraud et Desbarolles pour faire de la peinture, Maquet et moi pour faire du roman ou de la poésie, et Alexandre pour ne rien faire. Nous trouvâmes en rentrant le programme du spectacle. Il faut vous dire, madame, et ma modestie souffre beaucoup d'avoir à vous dire de ces choses-là, que cette petite parcelle de gloire après laquelle nous courons, nous autres pauvres fous de la renommée, et qu'en France on nous conteste sans cesse, nous est libéralement et largement accordée dès que nous mettons le pied à l'étranger. Il en résulte que tandis que la critique française s'amuse à déchirer à belles dents tout ce que nous produisons, comme fait une meute d'un cerf aux abois, là-bas, on nous accueille, on nous fête, on nous élève peut-être autant au-dessus de ce que nous sommes, qu'on nous abaisse en France au-dessous de ce que nous valons. Ceci soit dit à propos du programme en question.
En effet, dès que mon arrivée à Grenade fut connue, je reçus entre autres visites celle du directeur du théâtre. Le directeur venait non seulement m'offrir mes entrées pour moi et mes amis, mais encore me prier, pendant tout le temps de mon séjour dans la ville, de faire le spectacle de chaque jour. C'était une attention qui m'était d'autant plus agréable qu'elle m'offrait, au lieu du répertoire ordinaire, presque toujours traduit sur celui du Gymnase, un répertoire tout national. J'avais en conséquence, pour ce soir là, demandé un ballet composé de danses andalouses et deux saynètes.
Nous avons déjà parlé des danses espagnoles à propos de madame Guy Stephen ; nous n'avons donc rien à en dire de plus, si ce n'est que Calenderia Melindès est sa digne rivale. Les saynètes ont une valeur extrême comme représentations de moeurs nationales : toutes les faces du caractère andalou sont reproduites dans ces charmantes bleuettes, jouées admirablement par des acteurs qui redeviennent fort médiocres lorsqu'il s'agit de représenter des pièces de Scribe ou de Bayard, c'est-à-dire peignant des moeurs qui n'ont aucun rapport avec leurs moeurs à eux. La salle était comble. Le spectacle finit à onze heures.
En sortant, nous trouvâmes Grenade enveloppée d'une de ces nuits transparentes et étoilées que le ciel semble avoir faites pour elle seule : quelque chose de diaphane comme de l'opale volatilisée flotte dans l'air et caresse doucement tout ce qui existe, tout ce qui respire, de son souffle vaporeux et velouté ; à ce souffle il semble que toute poitrine s'élargit et se dilate, et que si ce grand mystère de la vie éternelle, tant cherché par les alchimistes du quinzième siècle, existe quelque part, c'est à Grenade qu'il doit être découvert. La sortie du théâtre donne sur une place charmante ; au coin de cette place veillent éternellement cinq ou six cierges de différentes grandeurs allumés devant une Madone. Cette Madone est ravissante de virginité et de pudeur.
Maintenant vous dirai-je, madame, quelles sont les mains qui allument ces cierges et quelle espèce de service les fidèles attendent de cette Madone qu'ils viennent implorer ? Toutes les femmes malheureusement ne méritent pas et même n'ont pas la prétention de mériter cette réputation de vertu que l'on a faite aux Bohémiennes ; beaucoup, au contraire, seraient très fâchées qu'on la leur fît, car la chose nuirait non seulement à leurs plaisirs, mais à leurs intérêts. Eh bien ! madame, ces cierges sont allumés par ces dernières, et ont pour but de rendre la Madone favorable à leurs intérêts, auxquels, nous le disions tout à l'heure, une réputation de vertu par trop féroce serait on ne peut plus préjudiciable.
Je me suis laissé dire qu'en entrant dans la maison même de la Madone, on pouvait se procurer l'adresse de ces belles fidèles ou plutôt de ces belles infidèles. Je dois consigner ici, à la louange de mes compagnons et à la mienne, que nous ne vérifiâmes point le fait. Nous ne pouvons donc donner sur la validité de l'anecdote que des renseignements tout à fait vagues et incertains.
Nous suivions de notre pas le plus lent le chemin qui devait nous ramener à l'hôtel, lorsque nous entendîmes sortir d'une maison ces sons joyeux de guitare et de castagnettes qui dénoncent un bal espagnol. Ce bruit nous rappela la soirée dansante de Villa-Mejor, mais cette fois, entourés d'amis et au milieu d'une ville, nous n'avions point à craindre le même dénouement. Aussi nous arrêtâmes-nous instantanément, l'oreille tendue vers ce bruit provocateur ; Giraud seul paraissait plus préoccupé d'étudier la maison que de reconnaître si l'air, dont quelques fragments arrivaient jusqu'à nous, appartenait au jaleo de Xérès, au fandango ou à la cachucha. Le résultat de l'auscultation fut de nous demander les uns aux autres s'il n'y aurait pas moyen de prendre notre part de ce bal. Desbarolles fut à l'instant même chargé d'aller présenter cette demande au maître ou à la maîtresse de la maison. Mais, à notre grand étonnement, ce fut Giraud, qui ne disait pas un mot d'espagnol, qui réclama l'honneur dangereux d'être chargé de cette commission.
Giraud frappa à la porte, qui lui fut ouverte et qui se referma derrière lui. Quant à nous, nous demeurâmes à la porte, non seulement pour attendre la réponse de Giraud, mais encore pour le réclamer s'il tardait trop à reparaître. Au bout de dix minutes Giraud reparut et nous fit triomphalement signe de le suivre. Le bal avait lieu au premier étage. La maison, d'une chétive apparence, était desservie par une allée, et au fond de cette allée on apercevait les marches ascendantes d'un escalier ; sur les marches supérieures se tenaient deux ou trois jeunes femmes et autant de jeunes gens, la lampe à la main. Tant de prévenances nous étonnaient fort de la part des commensaux de la maison. L'Espagnol est froid, grave, peu démonstratif et, il faut le dire, plus démonstratif encore qu'il n'est hospitalier.
Ces réflexions ne nous empêchèrent point de remarquer, au premier rang de ceux ou plutôt de celles qui nous éclairaient, une belle Andalouse au teint bruni, comme dit notre Alfred de Musset, laquelle Andalouse, pour n'être pas marquise, n'en était pas moins fort charmante. Un sourire des plus gracieux et des plus invitants découvrait sous ses lèvres un fil de perles.
« Venez, dit Giraud, nous sommes dans une maison amie. » La chose était évidente, et nous ne fîmes en conséquence aucune difficulté.
En entrant dans la chambre de bal, la première chose qui nous frappa fut un admirable pastel représentant une jeune fille mourante. Sa tête, pâle et agonisante, reposait sur l'oreiller, tout parsemé de roses blanches qui semblaient destinées à mourir en même temps qu'elle. Puis la seconde remarque que nous fîmes fut la ressemblance singulière qui existait entre cette jeune fille mourante et celle qui nous avait accueillis d'un sourire tout gracieux. Il était évident que là était le mystère de notre introduction amicale dans la maison. En deux mots il nous fut expliqué.
Six semaines auparavant, Giraud était à Grenade, et devant cette même maison dessinait un pauvre, qui, sans se douter qu'il fût bon à dessiner, ne semblait préoccupé, comme le petit mendiant de Murillo, que d'une chose, celle de faire filer de toute la longueur de ses cheveux quelques insectes qu'il mettait à mort avec l'insouciance de l'habitude. Tout à coup une femme éplorée sortit ; sa fille se mourait ; elle venait prier Giraud de faire un croquis de sa fille mourante, afin que, son enfant morte, il lui restât au moins quelque chose de son enfant. Giraud se rendit à l'instant même à ce désir maternel, et fit d'après nature ce beau pastel qui avait tout d'abord attiré notre attention ; puis il sortit de la maison, laissant toute la famille en larmes et courbée sur le lit mortuaire. Mais la jeunesse a horreur du néant La jeunesse lutta contre la mort ; la belle mourante au bout de quinze jours retrouva ses couleurs, et au bout de six semaines elle était la reine modeste de cette petite fête donnée à sa convalescence. De tout ce funèbre événement, il ne restait donc plus que le pastel qui l'avait consacré. Voilà pourquoi nous étions reçus par toute la famille avec des sourires amis. C'est que nous étions les compagnons de celui qui avait donné à une pauvre mère une consolation que dans sa miséricorde Dieu avait faite heureusement inutile et superflue.
A minuit, le bal était fini, et à minuit dix minutes la porte de la Casa de Pupillos se refermait à grand bruit sur nous, donnant un véhément démenti au nom de la rue que nous habitions. Je crois vous avoir dit, madame, que nous habitions calle del Silencio ; ce qui veut dire tout simplement rue du Silence.
Le lendemain, nous nous réveillâmes avec le jour, c'est-à-dire vers sept heures du matin. Toute la nuit nous avions rêvé Généralife, Alhambra, tour Vermeille, tocador de la reine et Cuevas. C'est qu'il faut le dire, rien ne nous avait encore tant émerveillés que Grenade. Aussi en un instant fûmes-nous prêts, et nous lançâmes-nous comme une troupe d'écoliers vers ce charmant berceau de verdure qui s'étend entre la tour Vermeille et l'Alhambra. Nous fîmes une halte d'un instant à la fonda de los Siete Suelos, juste le temps de commander notre déjeuner ; et nous nous séparâmes, les uns pour faire une nouvelle visite au Généralife, les autres pour revoir une seconde fois l'Alhambra.
Soyez tranquille, madame, je ne vous fatiguerai point d'une seconde description. On revoit plus facilement qu'on ne relit. Vous n'avez peut-être pas oublié, madame, qu'à onze heures nous avions rendez-vous chez notre ami Couturier pour y faire des dessins d'après nos danseurs d'hier. A onze heures précises nous frappions à la porte de sa maison, située plaza de Cuchilleros, autrement dit place des Couteliers. Quelques mots topographiques sur cette maison ne seront peut-être point inutiles.
Cette maison, située, comme nous l'avons dit, place des Couteliers, s'élevait juste en face de cette même maison Contrairas où la veille nous avions été faire une visite à cette réduction de l'Alhambra dont j'ai eu l'honneur de vous entretenir dans ma dernière lettre. Elle était à peu près de la même hauteur, et se terminait comme elle en terrasse. De cette terrasse on dominait toute la place. Sur cette terrasse, Couturier avait fait tendre des draps, lesquels mettaient une portion de la terrasse à l'ombre en laissant l'autre dans le soleil. Les Bohémiens, habitués à une chaleur presque tropicale, devaient se tenir au soleil ; Couturier et son daguerréotype devaient opérer à l'ombre. A l'ombre aussi nous devions être assis, Giraud, Desbarolles et Boulanger, pour dessiner ; Maquet et moi pour mettre nos notes au courant ; Alexandre pour faire quelques vers en réponse à des vers qu'on nous avait adressés. Les Bohémiens groupés sur la partie de la terrasse exposée au soleil, le père fumant et jouant de la guitare, les filles assises à ses pieds et nattant leurs cheveux, les fils debout et caressant un chien, tournaient le dos à la maison Contrairas. Nous, au contraire, étant assis ou couchés sur la partie ombreuse, faisions face à cette maison. Les dessins commencèrent.
En cinq ou six minutes tout au plus, Couturier fit trois essais merveilleux ; les moindres détails des étoffes, les raies des pantalons, les franges des châles, tout était venu, plein de couleur et de modelé. De leur côté, Giraud et Boulanger croquaient à l'envi, moitié au pastel, moitié aux trois crayons. Maquet et moi nous prenions nos notes ; Alexandre faisait ses vers : à la droite des Bohémiens, un pan de drap avait été relevé pour laisser passer la brise qui venait de ce côté.
Tout à coup la Bohémienne qui était à la droite du vieillard, et appuyée au drap flottant, poussa un léger cri ; elle venait de ressentir un choc à l'épaule. En même temps une pierre, décrivant une parabole, vint frapper à un demi- pied de la tête de Desbarolles. La douleur éprouvée par la Bohémienne venait évidemment d'une autre pierre devant l'impulsion de laquelle avait cédé le drap. Ces pierres n'étaient point des aérolithes ; au lieu de tomber verticalement du ciel, l'une avait décrit une parabole, l'autre avait suivi la diagnole. Il était évident que ces pierres avaient été lancées à notre intention de quelque croisée ou de quelque terrasse voisine.
Les recherches que nous fîmes à l'instant même pour nous assurer de quel côté venait l'attaque ne servirent qu'à indiquer à nos assaillants qu'il était urgent de se cacher. Toutes les fenêtres étaient fermées, toutes les terrasses étaient désertes. Cependant la direction dans laquelle elles étaient venues indiquait la maison Contrairas comme étant le lieu de refuge de nos modernes frondeurs. Le plus jeune des Bohémiens changea de position et appliqua son oeil à un trou de la toile. Garantis par cette sentinelle, nous reprîmes nos travaux. Au bout de dix minutes le Bohémien nous fit un signe de la main. Presque en même temps je vis Alexandre bondir de son siège et s'élancer vers l'escalier. En même temps Maquet jeta son calepin et son crayon, et le suivit. « Qu'a-t-il donc ? demandai-je. – Je ne sais rien, répondit Boulanger ; mais il me semble qu'Alexandre avait du sang à la figure. » Le petit Bohémien, avec son sifflement habituel, se baissa, ramassa un morceau de brique de la grosseur d'un oeuf, et me le montra.
Ce morceau de brique avait été détaché d'une brique entière, afin d'être plus maniable. Le Bohémien l'avait vu lancer de la terrasse de la maison Contrairas, et il avait passé par l'ouverture que formait en se relevant le pan du drap. Trois hommes avaient apparu sur la terrasse, avaient lancé chacun leur pierre, et voyant au mouvement qui s'était opéré parmi nous qu'une de ces pierres avait porté, ils s'étaient enfuis. Je devinai tout. Alexandre avait reçu la pierre au visage, et emporté par le premier sentiment de la douleur, il s'était élancé pour tirer vengeance de cet adversaire inconnu. Maquet l'avait suivi avec la double volonté, ou de le calmer ou de le soutenir.
Je me penchai hors de la terrasse. Alexandre, déjà dans la rue, frappait à la porte de la maison Contrairas.
« Es-tu bien sûr, demandai-je au Bohémien, que trois hommes ont jeté ces pierres, dont une a atteint mon fils ? » Le Bohémien me montra ses deux yeux. Il n'y avait pas de doute à conserver après cette simple et énergique réponse. Je m'élançai à mon tour dans l'escalier.
La porte de la maison Contrairas était restée ouverte.
A peine eus-je atteint le premier étage, que je fus guidé par un bruit effroyable, lequel venait des combles. J'enjambai les marches quatre à quatre, bousculai deux ou trois personnes qui sortaient de leur chambre, s'enquérant d'où venait cette rumeur, et j'atteignis une espèce de grenier où je trouvai Alexandre et Maquet aux prises avec trois hommes. Deux de ces hommes s'étaient armés de leurs chaises, l'autre tenait à la main une lime fine et aigu comme un poignard. Hélas ! madame, vous le savez, comme tous ceux qui me connaissent, je suis doué d'une certaine force musculaire. Ce don, fort précieux chez les nations primitives qui ont des monstres à terrasser, est quelquefois une dangereuse faculté chez les nations civilisées qui doivent procéder sous le couvert de dame Justice. J'oubliai que je faisais la trente-deux millionième partie d'un peuple civilisé, je saisis deux de ces hommes, l'homme à la lime et l'homme à la chaise, au col, et je serrai. Il paraît que je serrai avec une certaine force, car l'un lâcha la lime et l'autre sa chaise. Peut-être à mon tour eussé-je dû faire comme eux et lâcher ce que je tenais, mais, je l'avoue, l'idée ne m'en vint pas. Alexandre tenait son genou sur la poitrine du troisième. Maquet s'était élancé à l'orifice de l'escalier, pour faire face aux autres commensaux de la maison Contrairas, qui paraissaient disposés à venir prêter main-forte à leurs compatriotes. Malheureusement pour ces généraux auxiliaires, le reste de la colonie française, moins Couturier, avait envahi la maison, et tenait le bas de l'escalier dont Maquet défendait le haut.
A la porte de la rue, une vieille femme criait de tous ses poumons au meurtre et à l'assassin, ameutant toute la population, qui commençait à refluer de la place dans sa cour. Desbarolles se glissa au milieu de tout ce conflit, et parvint jusqu'à nous. Nos amis proposaient une retraite honorable, qui dans cinq minutes devenait difficile et dans dix impossible. Nous transigeâmes avec nos trois lanceurs de pierres ; Alexandre souleva son genou, je desserrai les doigts, et il fut convenu que par aucun signe, par aucun geste, par aucun cri, ils ne s'opposeraient à notre retraite. Nous ramassâmes comme pièces de conviction la brique écornée, la lime dont les dents rougies gardaient encore des fragments de la pierre qu'elle avait aidé à briser, et nous descendîmes. Les commensaux de la maison se rangèrent devant nous, quelques-uns même nous saluèrent.
En arrivant en bas nous trouvâmes la garde et le corrégidor. Toute la population nous accusait d'une seule voix ; nous avions violé une maison tranquille pour aller assommer trois enfants qui dormaient dans un grenier. Il y avait d'autant plus à craindre que ce fût cru, que la chose n'était point croyable. Nous exposâmes les faits à notre tour ; la brique, le morceau de brique qui s'y adaptait parfaitement, la lime dénonciatrice, et, plus que tout cela, la joue ensanglantée d'Alexandre, parlaient hautement en notre faveur. Nous trouvâmes le corrégidor de Grenade aussi juste que l'avait été l'alcade d'Aranjuez. Honneur aux juges espagnols !
Il déclara que nous avions eu tort d'envahir la maison Contrairas, mais que le premier tort avait été à ceux dont l'attaque sans cause avait provoqué cet envahissement. D'ailleurs, il annonça qu'une enquête serait faite, et nous invita à nous retirer en attendant cette enquête. Nous ne nous fîmes pas répéter l'invitation à deux fois. La garde nous ouvrit la porte et nous sortîmes. Il n'y avait que la rue à traverser pour regagner la maison de Couturier, mais dans cette rue il y avait bien trois cents personnes. Tous les yeux menaçaient, toutes les bouches grinçaient des dents. Nous mîmes nos mains dans nos poches et nous passâmes. J'ouvrais la marche. Desbarolles la fermait.
Nous arrivâmes jusqu'à la porte de Couturier, sans qu'aucune des menaces muettes ou bruyantes dont nous étions entourés eût son effet. La porte s'ouvrit devant nous et se referma sur nous. Les Bohémiens étaient restés sur la terrasse et n'en avaient point bougé. Ils comprenaient, les pauvres diables, que l'on n'aurait pas pour eux le même respect que, grâce à notre qualité d'étrangers, on avait eu pour nous, et qu'ils pourraient bien devenir les boucs émissaires de tout cet événement. Nous nous remîmes à notre travail comme si rien ne s'était passé. Seulement la rumeur de la rue montait jusqu'à nous. Au bout d'un quart d'heure on nous annonça la visite de monsieur Monasterio.
Monsieur Monasterio est le chef de la police de Grenade.
Nous vîmes entrer le nouveau venu avec inquiétude, mais nous fûmes vite rassurés. Nous trouvâmes dans monsieur Monasterio un homme d'une impartialité parfaite, qui nous écouta, nous comprit, et nous promit enfin justice entière. D'ailleurs les traces des pierres étaient encore sur les draps, et la direction qu'elles avaient suivies pour venir nous frapper était parlante. Seulement il nous invita à laisser la foule se dissiper, de peur de quelque conflit nouveau entre nous et elle.
Vers trois heures, la place était à peu près libre. Nous sortîmes et regagnâmes la calle del Silencio. Nous trouvâmes nos chambres encombrées d'escribanos, qui grossoyaient à qui mieux mieux, et qui, sur notre observation de se retirer, s'envolèrent comme une bande de corbeaux, à l'exception d'un seul, lequel prétendit avoir le droit de rester.
Adieu, madame, en voilà, grâce à Dieu, bien assez pour aujourd'hui ; demain, si messieurs les chefs de police, les corrégidors et les escribanos nous en laissent le temps, j'aurai l'honneur de vous dire la suite de cette tragique aventure.

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