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Chapitre XXIII


Cordoue, 4 novembre.

Je vous écris, madame, d'une charmante terrasse donnant sur un patio tout planté d'orangers, et d'un hôtel qui ressemble au moins à une maison. Il est cinq heures de l'après-midi, et les rayons d'un admirable soleil, qu'on prendrait chez nous pour un soleil de septembre, dorent le haut de la feuille sur laquelle je vous écris, et réjouissent celui qui vous dit : Ave.
Vous nous avez laissés faisant une lieue et demie de France à l'heure. Cette première lieue et demie faite, le soleil apparut, tout en secouant sur nous un reste de pluie, mais bientôt cette pluie cessa, et la brume s'éclaircissant, la plaine se déroula devant nous, grise et verte, bornée au lointain par des montagnes bleues. Devant nous les bergeronnettes à la queue mouvante couraient avec des pépiements joyeux, et les alouettes encore lourdes d'humidité s'élevaient dans les airs, d'où elles nous jetaient leur chant clair et matinal.
Le défi était tentant pour des chasseurs, dont cet air vivace de la plaine ouvrait subitement l'esprit aux préoccupations joyeuses, et l'estomac à l'appétit. Aussi, comme le village où nous devions déjeuner était distant encore de deux lieues, nous arrêtâmes nos mules, nous mîmes pied à terre, et nous ordonnâmes à notre arriéro Juan de faire halte à la première fonda qu'il trouverait sur son chemin, et de remplir de vin une outre à large panse que j'avais fait charger sur la mule de Paul.
Juan avait prévenu nos désirs, ou plutôt notre excellent Pepino avait été au- devant de nos besoins. Nous cassâmes un morceau de pain dur, que nous arrosâmes de l'un de ces interminables coups de vin blanc sucré que l'on boit dans la tasse de bois sans fond qui forme le goulot de l'outre ; puis, tout heureux de cette liberté éclairée par un beau soleil, nous nous étendîmes dans la plaine, nos fusils au poing, et espérant voir, comme le jeune Ascagne, « Aprum aut fulvum descendere monte leonem ».
La montagne était là, belle et rocheuse, avec ses oiseaux de proie tournant en cercle autour de sa tête chauve, mais quant au rude sanglier et au lion fauve, ils nous firent défaut, et je fus forcé d'envoyer à deux perdrix que je manquai une des balles que j'avais glissées à leur intention dans le double canon de ma carabine.
Cependant ce coup, tout infructueux qu'il avait été, m'avait permis d'apprécier la justesse de cette arme, véritable chef-d'oeuvre de Devisme. Les deux perdrix, distantes de cent pas à peu près de moi, étaient éloignées de six pouces l'une de l'autre ; je visai entre elles deux, comptant sur la déviation de la balle à droite ou à gauche. La balle, au contraire, avait porté juste au milieu. De leur côté, Maquet et Alexandre, moins ambitieux que moi, s'étaient mis tout bonnement en chasse des alouettes, des verdiers et des bergeronnettes ; et cela non pas dans un simple but de destruction, mais dans un but d'utilité sociale. Nous étions prévenus que nous ne trouverions rien, ou du moins presque rien sur la route, et nous n'étions pas fâchés de corroborer ce rien, fût-ce même ce presque rien, d'une douzaine de mauviettes.
La fusillade commença à droite et à gauche du chemin. Les fusilleurs étaient Alexandre et Maquet, Boulanger fournissait les bourres, Giraud pensait à sa famille, et Desbarolles, à qui sa chère carabine ébranlait la mâchoire à chaque coup qu'il avait l'imprudence de tirer avec elle, ne jugeant pas la valeur du gibier égale au dommage qu'il lui eût causé, Desbarolles parlait castillan avec Juan et Antonio. Quand nous eûmes brûlé une livre de poudre et tué une douzaine de moineaux, les trois lieues que nous avions à faire avant notre déjeuner se trouvèrent faites, et nous aperçûmes un gros bourg enfoui dans des saules et des mûriers magnifiques.
Boulanger, dont j'interroge la mémoire, croit se rappeler, madame, que ce bourg avait pour nom Tino. Quel que soit son nom, il n'en avait pas moins un charmant aspect ; un ruisseau d'azur traversait cette forêt d'arbres aux deux nuances.
Le temps boudait, la faim commençait à s'emparer de l'estomac au détriment des jambes. Alexandre remonta sur son cheval accablé de fatigue, Giraud, Desbarolles et moi remontâmes sur nos mules, et Boulanger, qui, si confortablement qu'il fût dans sa chancelière, avait saisi avec enthousiasme, comme un autre Antée, l'occasion de toucher le sol, Boulanger déclara négligemment que, ne se sentant aucune fatigue, il aimait mieux continuer de marcher à pied, et qu'il ne remonterait à mule qu'après le déjeuner.
Maquet, ouvrant la marche sur Pandeïgo, traversa le premier un petit pont à l'angle duquel plusieurs enfants guettaient l'arrivée de notre imposante cavalcade ; or, l'influence de l'Andalousie se faisait sentir jusque chez ces enfants ; d'abord ce n'était plus, comme dans les deux Castilles et dans la Manche, de petits spectres graves et maigres drapés dans des haillons, c'étaient de beaux enfants frais et joyeux, courant devant nous avec des cris qui peut-être n'étaient pas des cris de bienvenue, mais qui enfin criaient et couraient, c'est-à-dire manifestaient les deux caractères principaux de l'enfance.
Le pont franchi, nous aperçûmes à travers le voile d'une fine pluie une longue file de maisons. « Ah ! s'écrièrent les chasseurs, on va donc pouvoir se laver les mains. – Ah ! s'écrièrent les autres, on va donc pouvoir déjeuner ! »
Desbarolles et Giraud se regardèrent seuls sans rien dire : ils avaient l'expérience du voyage antérieur. « Juan, demanda enfin Desbarolles, à quelle venta nous arrêtons-nous ? – Eh ! pardieu ! à la meilleure », dit Alexandre.
Vous saurez, madame, qu'il est aussi inutile de demander à un muletier de vous conduire à la meilleure auberge qu'il serait inutile de le demander à son mulet. La meilleure auberge d'un muletier, c'est toujours celle où il a l'habitude de s'arrêter lui-même.
Aussi Juan n'ayant pas répondu à Desbarolles, dont il regardait sans doute la question comme oiseuse, Desbarolles renouvela-t-il sa question. « A celle- là », dit-il ; et il nous montra la dernière maison du village. « Pardieu, dis-je, c'est donc en Espagne comme en France ; la maison que l'on désire est toujours la dernière de la rue ; cependant, les rues ont d'ordinaire deux extrémités, le hasard devait bien les favoriser à tour de rôle, celui qui cherche n'aurait au moins qu'une mauvaise chance. »
La pluie tombait en s'épaississant toujours ; une porte formant un trou sombre creusé dans un mur blanc nous offrait sa large arcade ; nous entrâmes. Plusieurs hommes d'une mauvaise mine, plusieurs femmes assez laides, plusieurs enfants échevelés, étaient entrés avec nous sous l'espèce de hangar suivant nos mules, et regardaient las escopetas de los senores ; une escopette intéresse toujours un Espagnol, à plus forte raison sept escopettes.
A gauche de cette porte ronde dont je vous ai dit un mot, s'étendait la grande salle commune, véritable atrium de théâtre, sans fenêtres, sans dégagements apparents sur le reste de la maison ; c'était bien la réelle venta d'Espagne, qui se compose d'un espace caillouté avec une espèce de galet qui vous broie les pieds ; espace circonscrit entre des murs blancs, meublé de trois bancs, d'un âtre, d'un râtelier circulaire pour des mules, et d'accessoires aussi étranges que rares, accrochés çà et là, tels que piments rouges, amphore au long col, outre en peau de chèvre, et guitare. Voilà l'état des lieux ; maintenant voici l'état des choses : un reste de feu dans l'âtre, de l'eau dans l'amphore, rien dans l'outre, cordes complètes à la guitare.
Nous fîmes un certain fracas en entrant, mais un fracas de mules est familier aux hôtes des ventas ; malgré ce fracas, qui en France eût fait descendre aubergistes et garçons du grenier à la cave, personne ne bougea pour nous aider à mettre pied à terre ou tenir la bride de nos mules, personne enfin ne nous fit cette bonne mine d'hôte ou d'hôtesse affamés qui ne déplaît jamais à un voyageur à jeun. Pas même un chien aboyant à qui donner un coup de pied pour passer la mauvaise humeur inspirée par l'accueil qu'on nous faisait. A force de chercher dans l'ombre, cependant, nos yeux découvrirent un homme et une femme, assis sur un banc, devant des cendres fumantes.
L'hôte, c'était lui, avalait et expectorait béatement la fumée de sa cigarette ; la femme le regardait avaler et expectorer. Eau de Benjoin, qui, comparé à ces momies vivantes, pouvait passer pour un prodige d'activité, les alla secouer dans leurs ténèbres. Cependant nous regardions se placer les unes près des autres nos mules ruisselantes de pluie, nous détachions les fusils, chacun essuyait le sien, ce qui remettait sous les yeux de chacun l'état déplorable de nos mains ; aussi toutes les voix criaient-elles : « Agua, agua, agua ! » En Espagne on crie toujours dans le désert, surtout si le cri est poussé dans une auberge ; aussi commençant à être convaincu de cela, je cherchais des yeux dans tous les coins cette eau tant désirée, et le long de la muraille le récipient destiné à la mettre.
Pendant ce temps, Alexandre se couchait tout de son long sur un banc ; Giraud furetait pour trouver des pommes de terre ; Maquet, encore attristé de n'avoir pas reçu de lettres à Grenade, mais espérant en recevoir à Cordoue, prenait des notes ; Boulanger déplorait l'état du temps, et Desbarolles faisait passer sur ses épaules son inséparable carabine détachée des flancs de sa mule. Et chacun en accomplissant ces différents mouvements répétait : « Agua, agua, agua ! »
Eau de Benjoin vint à moi. « Vous le voyez, monsieur, dit-il, ils ne bougent pas. – Parlez-leur. » Vous vous rappelez, n'est-ce pas, que je vous ai dit que Paul savait quelques mots d'espagnol ? Il en savait deux mots. Ces deux mots sont mira et anda : vois et va. Il les répartit équitablement entre les hommes et les animaux, de manière à ne point faire de double emploi ; aux hommes il dit : Mira ; aux animaux, il dit : Anda. En général, avec ces deux mots, il avertit les uns de faire attention aux gestes qu'il fait, et les autres aux gestes qu'il va faire. Pour la troisième fois Paul alla toucher l'épaule de l'hôte en lui disant : « Mira. »
L'hôte étendit le bras avec un geste pareil à celui que dut faire Epiménides en se réveillant, soupira, et reprit sa position mélancolique. Eau de Benjoin se retourna de mon côté en me demandant des yeux ce qu'il fallait faire. « Eh pardieu ! répondis-je en haussant les épaules, nous servir nous mêmes. »
Et en même temps, je lui montrais du doigt une sorte de chaudron assez bien récuré qui étalait son disque d'or concave et pâle en un coin de la muraille ; sur ce disque une paillette de jour glissant par un trou rayonnait comme une étoile. Eau de Benjoin s'empara du chaudron, le plongea dans un seau d'eau avec lequel nos arriéros venaient de désaltérer leurs mules, et me l'apporta triomphant. Chacun fit le geste de relever ses manches, les miennes étaient relevées depuis longtemps.
Mais soit que l'hôte eût l'antipathie des mains propres, soit que son chaudron espagnol lui parût devoir être souillé par le contact d'une peau ou plutôt de six peaux françaises, il fit un bond qui le transporta de la cheminée à la portée de Paul, lui arracha le chaudron des mains, et avec un formidable roulement d'yeux, alla verser sur le seuil de la porte l'eau qu'il contenait, depuis sa première jusqu'à sa dernière goutte. Puis, satisfait de cet exploit, que je lui avais laissé accomplir, dans la conviction que son intention dérivait d'une prévenance au lieu d'être l'effet d'un repentir, il alla se rasseoir sur son siège.
Il me vint un instant l'idée de saisir un des bancs qui étaient à ma portée, et d'aplatir l'homme entre deux bancs ; mais Alexandre, qui avait vu briller mon oeil, et qui sait combien rapidement chez moi le tonnerre suit l'éclair, Alexandre saisit un de mes bras, tandis que Giraud contenait l'autre. « Ceci est contraire à nos conventions, m'écriai-je ; vous savez bien qu'il a été arrêté qu'à la première insolence... – Un aubergiste peut être grossier avec nous, mon père, mais jamais insolent, dit Alexandre. – Ce petit Dumas, fit Giraud avec cet air qui n'appartient qu'à lui, ce petit Dumas a dix fois plus d'intelligence que son père. – Qu'y a-t-il ? s'écria Desbarolles sortant pour la première fois de son sommeil, sans que le pouce de Giraud intervînt, et portant la main à sa carabine. – Rien, répondis-je, seulement sortons. »
Je jetai mon fusil sur mon épaule, nos compagnons en firent autant, et nous sortîmes en abandonnant nos mules à la garde des arriéros. Paul venait le dernier en murmurant. « Mira, mira, je l'avais bien dit, là. Voici l'amo qui s'en va, là. » Amo était un troisième mot que Paul avait appris et qui veut dire : le maître, le propriétaire, le nourricier.
Comme on m'avait vu plus d'une fois faire la cuisine de la société, c'était probablement dans ce dernier sens que ce mot avait été pris. Bref, prononcé sérieusement par les Espagnols, il avait été répété en charge par nos amis, et il était convenu que ce nom, soit qu'il voulût dire maître, soit qu'il voulût dire propriétaire, soit qu'il voulût dire nourricier, ce nom était le mien. L'hôte et sa femme ne firent pas plus d'attention à l'allocution de Paul qu'ils n'en avaient fait à notre départ.
C'est une singulière créature, madame, que l'aubergiste espagnol, et qui mériterait de la part des physiologistes un examen tout particulier. Il habite une maison ouverte sur la rue ; au-dessus de la porte de cette maison est écrit ou venta, ou fonda, ou posada, ou parador, tous mots qui peuvent à peu près se traduire plus ou moins fidèlement par celui d'hôtellerie ; et chaque fois qu'attiré par la légende, un voyageur a l'imprudence de passer le seuil de cette porte, il semble par cette violation de domicile avoir encouru toute l'animadversion du propriétaire de la maison. Or, pour ce propriétaire à l'oeil flamboyant, aux crins hérissés, au geste presque menaçant, l'argent lui-même ne paraît avoir aucune valeur. Il serait bon de s'entendre cependant ; il est si facile d'effacer un écriteau de dessus une porte, et il y a si peu à faire pour un Espagnol de passer de l'état d'aubergiste à l'état de bourgeois, que cela en vérité ne le dérangerait presque pas plus que de passer de l'état de bourgeois à celui d'aubergiste.
Nous revînmes donc sur nos pas. Je vous ai dit, je crois, que la venta où nous avaient conduits nos arriéros était située à l'extrémité du village. Il était nécessaire que nous revinssions par conséquent sur nos pas pour en trouver une autre. Vers le milieu de la rue, nous lûmes au-dessus d'une porte : Parador San-Antonio. Nous entrâmes. Même atrium pavé, même pénombre, même piments, mêmes guitares ; seulement, au fond des ténèbres éclairées par la réverbération d'un feu mourant, deux figures de belle humeur, l'une encadrée dans de beaux cheveux noirs, c'était celle de l'hôtesse ; l'autre dans un bonnet de laine rougeâtre, c'était l'hôte. En nous voyant, tous deux se levèrent et vinrent à nous. Giraud lui-même, l'éternel défenseur des us et coutumes espagnols, s'écria : Hosannah ! et Desbarolles : Miracle ! C'était la première fois qu'ils trouvaient une pareille prévenance depuis qu'ils étaient en Espagne.
En un moment, ravis de déposer notre colère, et de redescendre aux terrestres régions de la bonhomie, nous fîmes tuer deux poules, casser vingt oeufs, éplucher un boisseau de pommes de terre, et hacher un oignon. Je devrais dire : Nous tuâmes deux poules, cassâmes vingt oeufs, épluchâmes un boisseau de pommes de terre, et hachâmes un oignon. Maquet, avec force larmes, hacha l'oignon ; Giraud éplucha les pommes de terres ; Boulanger cassa les oeufs ; Desbarolles fit tuer les poules, et veilla à ce qu'incontinent après leur mort elles ne fussent point plongées dans l'eau bouillante, comme c'est l'habitude en Espagne. Quant à Alexandre, on sait que ses fonctions se bornaient, une fois arrivé, à chercher l'endroit le plus convenable au sommeil, et à s'endormir immédiatement à cet endroit. Moi, je ne cherchais pas un endroit où dormir, je cherchais une table.
Après force tours et retours dans l'atrium, l'hôtesse se hasarda à me demander ce que je désirais. « Je désire une table, répondis-je. – Voici », dit-elle. Je n'avais pas vu cette table, madame, parce que Paul était assis dessus.
En Andalousie, les tables sont des tabourets un peu moins hauts que les tabourets ordinaires. L'Andalous, en l'an de grâce 1846 et en l'an de l'hégire 1262, est encore aussi Arabe qu'un Arabe. L'Andalous ne mange donc pas sur une table, mais sur un tabouret. Quand on veut manger sur ce tabouret, il faut s'asseoir à terre. Si l'on tient absolument à manger à la française, il faut s'asseoir sur le tabouret, et manger sur une chaise ou sur ses genoux.
Desbarolles eut mission de trouver trois ou quatre tables de la dimension de la première. Leur adjonction l'une à l'autre donne l'équivalent d'une banquette. Les quatre tables furent trouvées, furent adjointes, et une de nos mantes les couvrit toutes. Au bout de trois quarts d'heure, cette table improvisée se voyait surchargée de deux poules frites, d'une omelette au jambon, de pommes de terre sautées, et d'une salade. Cette salade offrait une spécialité, c'est qu'elle était faite sans huile et sans vinaigre.
Madame, si jamais vous voyagez en Espagne, où l'huile est impossible et le vinaigre nul, je vous recommande les salades sans huile et sans vinaigre. Les salades sans huile et sans vinaigre se font avec des oeufs et du citron. Or, en Espagne, il y a partout de bons oeufs et partout d'excellents citrons. C'est moi qui ai inventé cette salade, et j'espère bien lui laisser mon nom.
L'hôtesse, les poings sur les hanches, nous regardait manger avec une satisfaction qui tenait de l'étonnement. Un Espagnol est toujours étonné lorsqu'on mange devant lui. Cependant le pueblo – pardon, madame, voilà que, comme Desbarolles, je me laisse entraîner à parler castillan –, cependant le bourg voyant des tourbillons de fumée s'échapper de la cuisine, voyant passer des oeufs dans un panier, un broc de vin aux mains de la servante, entendant crier les poules que l'on égorgeait, le bourg comprit qu'un festin avait lieu à la parador San-Antonio, si bien que le bruit de ce festin se répandit jusque dans cette hôtellerie où l'on avait refusé de nous laisser laver les mains. Alors commença notre vengeance.
Hélas ! l'homme est ainsi fait, madame, il veut bien ne pas gagner d'argent, mais à la condition que son voisin n'en gagnera pas non plus ; si son voisin en gagne, il est jaloux. D'autant plus jaloux, que Paul, sur notre ordre, étant allé voir si les mules étaient prêtes, emporta, pour lui tenir compagnie le long de la route, un plat sur lequel il avait mis un spécimen de chacun des mets servis sur notre table. Notre premier hôte put donc voir ainsi que nous avions mangé chez son confrère, poulets, omelette, pommes de terre frites et salade. Il en résultait que nous avions dû dépenser au moins trois douros. Or, sur cette dépense de trois douros, il y en avait bien deux de bénéfice pour l'hôte de la parador de San-Antonio.
Pendant notre déjeuner un Français était venu : il avait flairé des compatriotes, et le malheureux, qui n'avait pas pu dire depuis deux ans un seul mot de sa langue maternelle, excepté quand il parlait à son chien, le malheureux avait hâte de communiquer avec nous. C'était un pauvre diable de rémouleur qui était venu tourner sa roue en Espagne, dans l'espérance de repasser force cuchillos et force navajas. Selon l'apparence, la spéculation n'avait pas été heureuse. Il en résulta que, sans lui faire rien repasser, je lui laissai une douzaine de réaux qui parurent lui causer un sensible plaisir. En échange de ce bon procédé de notre part, il nous annonça que cinq contrebandiers avaient été arrêtés et dévalisés à une lieue au-delà de Buena ; un d'eux même avait été tué pour punir la résistance qu'il avait faite. Or, nous devions passer le surlendemain par ce chemin dangereux pour arriver à Castro de Rio ; il nous invitait donc à prendre nos précautions. Nos muletiers avaient entendu raconter le fait, mais ils ignoraient dans quel lieu ce fait s'était accompli. Voilà, madame, l'histoire de notre premier repas, fait au milieu des aventures.
Toute la journée il plut, et nous traversâmes de grands fleuves, dont les abîmes humides engloutissaient nos mules jusqu'aux boulets. Ces fleuves-là étaient depuis le matin grossis par le déluge. Presque tous avaient des ponts. Mais les ponts s'étaient ennuyés sans doute de n'avoir pas une goutte d'eau pour se regarder, la sécheresse s'y était mise, ils avaient commencé par se gercer, puis ils s'étaient fendus, et presque tous restaient avec une arcade et une moitié d'arcade, pareils à un éléphant qui soulève sa trompe.
Vers quatre heures, la pluie cessa. On descendit des mules, on se dispersa aux deux côtés du chemin, et l'on joignit une seconde douzaine de moineaux à la première. Depuis le matin nous n'avions rencontré sur notre route que de rares et pauvres caravanes, des voyageurs isolés, ou quelque pâtre en haillons, debout sur un rocher de granit dominant la plaine, immobile et largement taillé comme le piédestal qui le supportait, quand nous vîmes de l'autre côté d'une petite crête apparaître une tête, grandir un corps, et se dessiner deux jambes et deux bras. Ces deux jambes arpentaient le terrain le plus vite possible, dans le but de nous joindre, et l'un de ces deux bras nous faisait signe de nous arrêter, tout en nous montrant un animal supporté par l'autre bras. Quand cette figure ne fut plus qu'à une centaine de pas de nous, nous reconnûmes dans l'homme un braconnier, dans l'animal un lièvre. Notre homme nous avait flairés pour étrangers, et pensant que nous n'avions pas à l'endroit de son ruminant les mêmes préjugés que ses compatriotes, il avait espéré nous le placer à bon prix. « Ah ! ah ! un lièvre, messieurs, fis- je, reconnaissant le premier, grâce à l'excellence de ma vue, le quadrupède offert. – Ah ! bah ! un lièvre ? » dit Desbarolles. J'ai toujours soupçonné Desbarolles de ne pas aimer le lièvre. « Un lièvre n'est pas à dédaigner, dit Boulanger. – Surtout assaisonné par mon père, ajouta Alexandre tenant toujours à rehausser autant qu'il est possible la gloire dont il est destiné à être l'héritier. – Pour quoi faire un lièvre ? dit Desbarolles ; nous soupons à Alcala Réal, une ville de quinze mille âmes ; c'est bien le diable si nous n'y trouvions point à souper. » Desbarolles est incorrigible à l'endroit de ses illusions sur l'Espagne. « Prenons toujours, messieurs, dit Maquet, prenons toujours. – Qu'en dis-tu, Giraud ? demandai-je. – Je n'ai pas voix au chapitre. Je suis caissier ordonnance : je payerai. Voilà tout ce que je puis dire. – C'est bien, Maquet ; allez au-devant de l'homme, et passez le traité ; je vous ouvre un crédit jusqu'à concurrence de deux piécettes. »
On se rappelle qu'on avait créé pour Maquet une place inconnue jusqu'aujourd'hui dans la hiérarchie financière : celle de marchandeur. Il faut dire que Maquet s'acquittait de ses fonctions économiques comme il s'acquitte de tout, c'est-à-dire avec cette conscience féroce que je lui ai déjà reprochée, et qu'il met dans les petites comme dans les grandes choses.
Nous suivîmes Maquet des yeux. Après un débat de deux minutes, le lièvre passa des mains du braconnier dans les siennes, et nous le vîmes revenir triomphant, nous apportant un beau trois-quarts. Pardon, madame, de me laisser aller à des termes de chasse : un trois-quarts est un lièvre à qui il ne manque plus que quelques mois de croissance pour avoir atteint toute sa grosseur.
« Combien ? demandai-je à Maquet. – Une piécette. – Mon ami, vous êtes la perle des économistes, Giraud, une piécette à Maquet. – Voilà. » Et la piécette passa des mains de Giraud dans celles de Maquet, et des mains de Maquet dans celles du braconnier, lequel se retira fort satisfait. En France le lièvre valait trois francs. Nous avions volé le hasard de quarante sous.
Nous nous remîmes en route, car une halte d'un instant avait été faite, pendant laquelle chacun avait pressé l'outre sur son sein, à la façon dont un berger presse sa musette non pas pour y faire du vent, mais pour en faire sortir du son.
Voulez-vous nous voir dans le paysage, madame ? rien de plus facile. Le paysage est des plus accidentés ; les montagnes succèdent aux montagnes, et à chaque sommet nouveau, quand le permet le brouillard liquide dont nous sommes enveloppés, nous découvrons de merveilleux lointains qui seraient bien plus merveilleux encore si un rayon de soleil venait leur donner la vie. N'importe ! tels qu'ils sont nous nous en contentons, car ils sont encore des plus beaux que nous ayons vus. Maintenant, soit que nous montions presque toujours un à un au flanc d'une montagne, et que nous la rayions d'une longue ligne bariolée, soit que la moitié de la caravane disparaisse derrière une crête, tandis que l'autre moitié apparaît encore détachant en vigueur un ou deux de nous à son sommet, soit enfin qu'elle redescende le versant opposé à celui qu'elle vient de gravir, voilà comment elle s'avance, et de quoi elle s'occupe.
Desbarolles marche le premier, à dix pas de nous, sa carabine sur l'épaule : il forme l'avant-garde. De temps en temps le froid le gagne ; il fait brrroum, et tire des contre de quarte et des contre de tierce avec son parapluie pour se réchauffer. Je viens après, suivi de Maquet, ou suivant Maquet. Nous avons le nez au vent pour essayer de découvrir une belle coupe de montagne, un horizon pittoresque, la cime de quelque piton caché dans les nuages, et emménageant par les yeux autant de paysages qu'il nous en faut pour une consommation de cinquante volumes. Alexandre, toujours monté sur Acca, compare la méthode Baucher à la méthode Daure, fait une voltige incessante, s'élançant en selle, tantôt au montoir, tantôt au remontoir, tantôt par la croupe, et courant, pareil à un sergent de bataille, de la tête à la queue, pour porter à chacun, comme des munitions de rechange, ses calembours et ses saillies. Les arriéros m'ont déjà dit deux mots de l'exercice inaccoutumé qu'il impose à leur cheval. Leur avis est qu'il ne supportera pas trois jours d'un pareil travail. C'est le mien aussi. Boulanger laisse aller sa mule selon sa fantaisie ; il est bien assis, et il a chaud aux pieds, ce qui lui donne un air de béatitude réjouissant à voir. Giraud, qui est écuyer, déploie toutes les ressources de l'art pour forcer sa monture à marcher de front avec sa compagne. Ils causent, ils causent pâte, couleur, dégradation de lumière, etc., etc. Eau de Benjoin nous suit le dernier ; il est juché sur une espèce de plate-forme composée de malles, de portemanteaux et de sacs de nuit ; il mange, boit, dort et tombe.
« Mais, me direz-vous, madame, je suis un peu grammairienne, et vous venez de vous servir là d'un indicatif présent qui indique l'état continu. Que Desbarolles fasse des contre de quarte et des contre de tierce avec son parapluie, je le conçois ; que vous et Maquet fassiez des provisions de paysages, je le conçois encore ; qu'Alexandre voltige, rien de mieux ; que Boulanger et Giraud parlent peinture, à merveille ! Mais enfin on ne tombe pas à l'état chronique. – Pardonnez-moi, madame, et voici comment. »
J'ai dit que Paul mangeait, dormait, buvait et tombait. C'est la réunion de ces quatre imparfaits qui forme l'état chronique. Le repas de Paul est permanent : quand il ne boit pas, quand il ne dort pas, quand il ne tombe pas, Paul a toujours un pain, truffé de jambon, de saucisses ou d'oeufs durs. Paul a toujours une fiole pleine de vin blanc ou de vin rouge. Vous n'êtes pas grammairienne, madame, sans être un peu anatomiste. Or vous savez que la digestion fait affluer le sang aux extrémités supérieures ; vous savez que de cet afflux de sang vers le cerveau naît la somnolence. Vous savez que la somnolence ôte la conscience de tout, même celle du danger. Or Paul oublie en dormant qu'il est sur un mulet, et même sur les bagages superposés à ce mulet ; tant que le mulet ne fait point de faux pas, Paul, maintenu par les lois de la pesanteur, repose sur son centre de gravité ; mais dès que le mulet bute, l'équilibre se détruit, et Paul tombe.
J'ai donc pu dire, en indiquant l'état continu, Paul mange, Paul boit, Paul dort, Paul tombe. Il est vrai que j'aurais dû dire : Paul se ramasse et remonte sur son mulet ; ainsi j'aurais accompli le cycle de la journée de Paul. « Mais comment tombe-t-il incessamment sans se briser les os ? »
Je m'attendais à cette question, madame, et je me suis préparé a y répondre. Je ne sais pas. Madame, en revenant à Paris, je solliciterai de l'Ecole de médecine une commission spéciale pour examiner Paul. Paul doit être fait en caoutchouc ; c'est d'abord l'hypothèse la plus probable, puisqu'il en a la couleur. Paul tombe, madame, et l'on n'entend aucun bruit. Paul rebondit ; voilà tout. Puis Paul se retrouve sur ses jambes, la bouche fendue par un sourire, et ses trente-deux dents au soleil.
« Tiens ! dit-il, c'est la seconde fois, c'est la troisième fois, c'est la quatrième fois d'aujourd'hui que je tombe. » Vous le voyez, Paul ne se plaint pas ; il se contente d'énumérer les chutes qu'il a faites. Paul compte très bien ; il compte jusqu'à cent. Aussi ne nous inquiétons-nous plus de ces chutes que relativement. Chaque fois que nous entendions les éclats de rire de nos arriéros, nous nous retournions, et nous voyions alors Paul lourdement enfoncé dans quelque ornière, se soulevant dans son burnous noir à glands rouges ; et, après avoir lâché les paroles sacramentelles que nous avons dites, s'aidant du bras de Juan ou d'Antonio pour reprendre sa position sur sa mule.
J'ai dit relativement, car ce n'était pas sans de notables dommages pour lui et pour nous que Paul tombait ainsi. Tantôt il perdait son vin, tantôt sa fiole, tantôt nos capsules, tantôt notre poudre, tantôt notre plomb, enfin tantôt quelque volume de poésie que nous lui avions confié. Il en résulte qu'à chaque chute de Paul l'un de nous se détachait à tour de rôle et allait visiter le lieu de la chute ; mais il avait beau chercher sur la place, jamais il ne trouvait rien, et ce n'était que le soir qu'on s'apercevait du déficit opéré dans la journée. En vérité, nos arriéros étaient d'honnêtes gens, sûrs et incapables d'une mauvaise pensée ; mais la terre buvait notre bien, les gnomes nous volaient. A propos, un détail, madame.
Vers le midi du premier jour, comme je voulais à mon tour contribuer au souper pour un certain nombre d'alouettes, je mis pied à terre, et sentant dans la poche de mon pantalon quelque chose qui me gênait, j'y introduisis la main et j'en tirai un pistolet à six coups. Il a déjà, vous vous le rappelez, madame, été question de la paire. J'en tirai donc un pistolet à six coups, et levant la main en l'air je m'écriai : « Un homme de bonne volonté et une poche libre. » Deux ou trois voix me répondirent, six ou huit poches me furent offertes. Un mauvais génie vint me conseiller, le pistolet m'avait gêné, je craignais qu'il ne gênât un de mes amis. Je dis à Paul : « Tenez, Paul, prenez ce pistolet et mettez-le quelque part. » Paul le mit dans sa poche. Ce fait consigné, je reprends le fil de mon récit, c'est-à-dire le grand chemin.
Vers le soir, le froid augmenta ; peut-être appellerait-on tiède cette température en France ; là-bas, par comparaison sans doute, elle était glaciale. Les arriéros se frappaient la poitrine à grands coups d'avant-bras. Maquet et Giraud mirent pied à terre ; ils précédèrent la colonne dans le double but de se réchauffer en marchant et de faire préparer les logements à Alcala Réal. Nous autres les suivions à grand-peine sur nos mules fatiguées ; avec l'arrivée de la nuit, le brouillard s'était changé en pluie, et peu à peu nos habits s'étaient imprégnés de cette bruine glacée. Nous avions donc aussi le plus grand désir d'arriver, mais deux choses s'opposaient à ce que nous pressassions le pas de nos mules. La première, nos mules elles- mêmes qui refusaient d'aller plus vite ; la seconde, l'engourdissement dans lequel nous étions tombés, et qui rendait inutiles tous nos principes d'équitation, puisque nous ne sentions plus nos mules entre nos jambes. Pour mon compte, je sais qu'au moindre faux pas de ma bête, j'eusse roulé à terre ni plus ni moins que Paul.
Cependant nous commencions d'apercevoir dans l'obscurité la montagne en forme de cône au pied de laquelle est bâtie la ville. Le chemin, bourbeux, crayeux, crevassé, plein de vastes mares, tournait comme la coquille d'un limaçon. Enfin, nous arrivâmes à une espèce de boulevard d'apparence assez pittoresque. La lune transparaissait sous les nuages et diaprait de blanc et d'or les flaques d'eau, plus profondes que les fleuves traversés par nous dans la journée. Nous entrâmes sous une porte en ogive, et nous descendîmes une espèce de faubourg.
A peine eûmes-nous fait dix pas dans la ville, que nous fûmes forcés de mettre pied à terre, les mules cédaient au moindre heurt, et le pavé anguleux en fournissait vingt par minute. Jamais je n'ai vu verglas aussi glissant que ce pavé d'Alcala. Paul s'obstina à rester sur sa mule. Il tomba deux fois. Ces deux chutes lui complétèrent la douzaine.
Enfin nous atteignîmes une place, et de l'autre côté de cette place une fonda, fonda plus riante à nos yeux que ne l'est aux yeux des matelots un port après l'orage. Moi, pauvre étranger, encore peu familier avec les rapports de l'extérieur à l'intérieur, tout gelé que j'étais, je m'arrêtai un instant à la porte, admirant la façade de cette fonda. C'est qu'aussi c'était une véritable façade de palais, avec ses écussons héraldiques, ses croisées sculptées, ses corniches brodées de feuilles et de fleurs.
J'entrai. Maquet et Giraud n'avaient pas perdu leur temps. Nous trouvâmes toutes les figures accortes et riantes. Un cigare de La Havane, qui étoilait d'une touche de feu la bouche de l'hôte, nous apprit à quel sacrifice nous devions ce bon accueil. Eau de Benjoin s'était précipité dans l'auberge, et mettait tout sens dessus dessous. Cette activité me fit comme d'habitude venir la chair de poule. Je l'appelai. Il fit semblant de ne pas m'entendre. Je l'appelai plus fort, il se retourna. Je lui fis de la main un signe impératif, il vint à moi.
« Qu'avez-vous perdu, Paul ? » lui demandai-je. Paul baissa la tête. « Voyons, qu'avez-vous perdu ? répétai-je. – Monsieur, à deux cents pas de la ville. – Eh bien ? – Ma mule a buté. – Et vous avez passe par-dessus sa tête ? – Non, monsieur ; j'en demande pardon à monsieur, cette fois-là, je suis tombé de côté. – Peu importe. – Oh ! si fait, monsieur, il importe beaucoup. – En quoi cela importe-t-il ? – Quand je tombe en glissant par- dessus la tête de ma mule, je tombe sur mon derrière. – Bien ! – Mais quand je tombe de côté, je tombe sur la tête. – Très bien ! – J'en demande pardon à monsieur, ce n'est point très bien, c’est très mal qu'il devrait dire ; car lorsque je tombe sur ma tête, rien ne tient dans mes poches. – Ah ! malheureux ! vous avez perdu le pistolet. – Ah ! monsieur comprend ! s'écria Paul satisfait. Oui, monsieur, je l'ai perdu, continua-t-il d'un ton caressant. – Comment ! perdu le pistolet ! s'écrièrent vingt voix. – Perdu ! reprit Paul en saluant modestement et en ouvrant la paume des mains en signe d'adhésion. – Et vous dites que vous l'avez perdu ! où cela ? – A un quart de lieue d'Alcala. – Vous êtes sûr ? – Certainement, monsieur. Je l'avais un quart d'heure avant de tomber ; dix minutes après être tombé je ne l'avais plus ; donc, je l'ai perdu en tombant. – Vous vous êtes aperçu que vous l'aviez perdu, vous vous en êtes aperçu dix minutes après l'avoir perdu, et vous n'êtes pas retourné ! – Oh ! monsieur ! il pleuvait, et puis il faisait froid. – Mais, dit Maquet, il y a encore quelque chance de retrouver votre pistolet peut-être. – Comment cela ? – Il fait nuit, il fait froid, il pleut, comme dit Paul, tout Alcala sommeille, le pistolet ne peut être ramassé. – Holà ! Juan ! holà ! Antonio ! » m'écriai-je.
Les deux muletiers accoururent. « Vous savez où Paul est tombé la huitième fois ? – Pardon, monsieur, la neuvième. – Soit, la neuvième. – Où est-il tombé ? – Près du chemin qui monte au château, à quelques pas de la croix qui indique l'embranchement des deux routes. – Très bien ! après ? – Eh bien ! Paul en tombant a perdu là un pistolet à six coups. Courez, mes enfants. Il y a quinze francs pour chacun de vous si le pistolet se retrouve ; cinq francs s'il ne se retrouve pas. » Ils prirent un falot et s'élancèrent hors de la venta.
Une demi-heure après ils revinrent. Ils n'avaient rien trouvé. « C'est étonnant ! murmurait Paul, c'est étonnant ! C'est pourtant bien là que je l'ai perdu. » Maintenant, madame, voilà le côté grave de la chose. Ne croyez pas que ce côté grave soit dans la perte. Non, il est dans les conséquences de la perte. Ecoutez et frémissez.
Ce pistolet à six coups est un objet de destruction absolument inconnu en Espagne, où l'on en est encore à l'escopette de Gil Blas ; c'est un pistolet qui n'a pas plus l'air d'un pistolet que d'autre chose ; je dirai même qu'il a plutôt l'air d'un dévidoir que d'un pistolet. En effet, à chaque fois qu'avec l'index on tire non pas une gâchette, mais un anneau, le canon, composé de six tubes accolés les uns aux autres, le canon tourne sur lui-même, et à chaque tour un coup part. Eh bien ! un malheureux Espagnol l'a déjà trouvé ce soir ou le trouvera demain matin ; comme l'objet est d'un aspect riant, il sera d'abord heureux d'avoir trouvé cet objet ; puis, comme il songera que cet objet doit être utile à quelque chose, il en cherchera le mécanisme au moment où les six bouches chargées chacune d'une balle seront en face de sa figure. « Ah ! mon Dieu !... »
Vous avez compris : il se fera sauter la cervelle ni plus ni moins que Werther, et moi j'aurai la mort d'un homme et le deuil d'une famille à reprocher à Eau de Benjoin. Après une si triste image, madame, je ne saurais vous entretenir de notre souper et de nos lits ; arrêtons-nous donc là pour aujourd'hui, et ce sera d'autant plus sage, que ma lettre représente déjà une valeur de dix ou douze colonnes. Agréez, etc.

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