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Chapitre XXIV


Cordoue.

Tranquillisés sur la perte du pistolet, qui était bien réelle, nous en revînmes à la posada. Comme tout cet interrogatoire s'était passé en français, l'hôte n'en avait rien entendu ; mais il faut dire aussi qu'il n'avait point paru s'en préoccuper le moins du monde. Nous nous aperçûmes que si nous ne nous occupions pas de lui, il ne s'occupait pas de nous ; je m'approchai donc, le visage riant, de cet homme qui tenait dans ses mains puissantes les destinées d'un souper et d'une chambre. Nous fûmes réellement assez bien reçus.
Autour de l'âtre, âtre immense, antique, occupant une portion de la chambre, fumaient devant un beau feu qui fumait aussi, mais avec une discrétion dont je lui sus gré, fumaient une douzaine de coquins, d'une affreuse mine ; c'étaient des muletiers, des mendiants, des porteurs de balle. Je dois le dire, en nous voyant entrer, mouillés jusqu'aux os, raidis de froid, tombant de sommeil, quelques-uns s'écartèrent, soit qu'ils eussent pris leur somme de chaleur et qu'ils jugeassent qu'il était temps de se retirer, soit qu'ils fussent touchés d'un sentiment de charité chrétienne : j'aime mieux croire à ce dernier procédé.
Nos amis se précipitèrent sur les places vacantes ; au bout de cinq minutes, chacun dormait dans les poses les plus variées et les plus pittoresques. Maquet allait en faire autant que les autres. « Mon ami, lui dis-je, le moment des grands sacrifices est venu ; tous ces corps fatigués qui dorment vont être réveillés dans une heure par les cris de leur estomac. Veillons et faisons le souper. » Maquet poussa un soupir ; mais, toujours stoïque et dévoué, il laissa dormir Boulanger, Desbarolles, Alexandre et Giraud lui-même.
Giraud dormait, madame, au lieu d'éplucher les pommes de terre ou de hacher les oignons : jugez de la fatigue générale par cette fatigue particulière. Nous nous glissâmes entre le feu et la muraille ; dans une cheminée ordinaire, nous nous fussions trouvés adossés à la plaque. Paul, rendu actif par la perte qu'il venait de faire, s'était emparé du lièvre, et montait et descendait les escaliers comme une ombre noire son lièvre à la main.
Tout en montant et en descendant il tirait la peau du lièvre, de sorte que la dernière fois qu'il nous apparut, il tenait enfin la peau d'une main et le lièvre de l'autre.
« Voyons, demanda Maquet, qu'y a-t-il à faire ? Je vous préviens que si je reste cinq minutes oisif je m'endors. – Mon ami, il s'agit de plumer les mauviettes. » Maquet poussa un cri.
Il faut vous dire, madame, une chose que j'ignorais moi-même, une faiblesse que Maquet m'avait cachée, c'est que Maquet a horreur de toucher les plumes. Je compris cela d'autant mieux, que moi j'ai horreur de toucher le velours. Maquet fut héroïque ; il s'assit près de moi et commença sa triste besogne avec des frissons qui hérissaient sa chair à chaque pincée de duvet sanglant qu'il enlevait aux petites bêtes refroidies.
Au bout d'une heure les vingt ou vingt-quatre mauviettes étaient plumées. Comme nous achevions, ou plutôt comme j'achevais la dernière, l'horreur avait donné aux doigts de Maquet une si prodigieuse activité, que, malgré mon habitude supérieure à la sienne, il avait cependant fini avant moi ; comme j'achevais, dis-je, la dernière mauviette, et que je la couchais près de ses compagnes sur une belle feuille de papier blanc tirée de mon nécessaire, Paul reparut. Il n'avait plus à la main ni peau ni lièvre.
« Les chambres de ces messieurs sont prêtes », dit-il. Je crus avoir mal entendu. « Les chambres ! répétai-je. – Oui, monsieur ! les chambres. – Vous avez trouvé des chambres ? – J'en ai trouvé, dit Paul au comble de la satisfaction. – De vraies chambres ? – A peu près. »
Paul n'osait pas se prononcer, comme on voit ; cependant cet « à peu près » était déjà mieux que nous l'espérions. « Et nous pourrons dîner dans une de ces chambres ? – Dans une ? oui, monsieur, il y a un grand feu... – Eh bien ! apprête tout ce qu'il nous faut. – Tout est prêt, monsieur... – La poêle, la manteca, la farine, l'oignon ? – Tout, monsieur ; il n'y a que les pommes de terre que je n'ai pas osé me permettre d'éplucher, sachant que c'est la besogne de monsieur Giraud. – Les pommes de terre ! où sont les pommes de terre ? demanda Giraud réveillé par cet appel à sa spécialité. – Ah ! c'est bien heureux ! fis-je. – Regarde-moi ces paresseux-là. Si ce n'est pas honteux ! dit Giraud. Ils dorment, tandis que nous nous abîmons de travail. Ah ! je sais bien qui est-ce qui va manger une fameuse figue. »
Et s'approchant de Desbarolles, il lui aplatit le nez au niveau des pommettes des joues. « Hein ! fit Desbarolles ; hein ! qu'y a-t-il ? – Comment ! tu n'as pas de honte, paresseux ? lui dit Giraud. Tu vois, ou plutôt tu ne vois pas puisque tu dors, tu vois l'amo et Maquet qui plument les mauviettes que tu n'as pas même tuées, et à ce spectacle touchant tu ronfles comme un cordelier ! Fi ! je ne te connais plus, comme dit Corneille. – Bien ! Giraud, bien ! dit Boulanger réveillé à son tour, et je partage toute ton indignation. Le souper est-il servi ? – Pas encore tout à fait, cher ami, répondis-je ; mais si tu veux nous suivre. – Et le petit Dumas ? fit Giraud. – Eh ! laisse-le dormir. – Seul, à la merci de toutes ces figures de bandits ! Viens, malheureux jeune homme abandonné par ton père, viens. » Et il prit le bras d'Alexandre endormi, qui le suivit machinalement, sans avoir la conscience du danger auquel Giraud l'arrachait.
Tout le monde ayant repris à peu près connaissance, à l'exception d'Alexandre, on enfila un escalier à haute marche, et l'on aborda la chambre destinée à servir de salle à manger. Un feu clair flambait dans l'âtre ; cela nous réjouit tout d'abord. Il est vrai que lorsque nous cherchâmes la cause de cette clarté et de cette vivacité, nous nous aperçûmes qu'elles étaient dues à la croisée, qui, privée de deux carreaux et dénuée d'espagnolette, laissait passer autant de vent qu'il eût été nécessaire pour faire tourner un moulin. Ce vent, glacial, parce qu'il venait de la montagne, allait faire battre une porte sans verrous et sans serrure opposée à la fenêtre. Maquet, le mieux éveillé de nous tous avec moi, boucha la fenêtre avec nos manteaux.
Alexandre fut conduit par Giraud dans l'angle de la cheminée, où un tabouret semblait attendre un dormeur. Le tabouret n'attendit pas longtemps. Boulanger lutta un instant contre le sommeil, et se rendormit près d'Alexandre. Desbarolles, jaloux de conserver au moins les apparences de l'homme éveillé, resta debout, mais errant comme un somnambule, et marchant mollement sur les mauviettes plumées avec tant de peine par Maquet et moi, et que nous venions de poser à terre. Giraud courait de bas en haut et de haut en bas. Pour ce soir, il avait jugé à propos de substituer la pomme de terre sous les cendres à la pomme de terre frite.
Chaque fois qu'on fermait la porte, la fenêtre s'ouvrait en faisant voler au milieu de la chambre les manteaux destinés à la calfeutrer. Chaque fois qu'on refermait la fenêtre, la porte s'ouvrait comme aspirée par elle, et semblait nous renvoyer tout l'air froid qui avait déjà traversé la chambre, et était allé se rafraîchir encore dans le corridor. Cependant le souper s'avançait ; le lièvre passait dans la poêle à l'état de civet, et les mauviettes grésillaient dans la casserole. Maquet cria : A table ! comme on crierait : Aux armes ! Et à ce cri tout le monde se réveilla, même Alexandre. On se mit à table.
Il serait difficile, madame, de vous donner une idée bien exacte de ce qu'on vous présente pour une chambre sur la route de Grenade à Cordoue, et cela, dans une ville de quinze mille âmes, que l'on appelle pompeusement Alcala la Royale. D'abord une table vermoulue, deux ou trois chaises boiteuses, qui nous ont inspiré si peu de confiance, que l'on a monté pour les remplacer des bancs de la cuisine. Deux portes ouvertes, l'une sur un corridor, l'autre sur un grenier. Une fenêtre battant à tous les vents du ciel ; enfin, un plancher effondré et donnant sur un poulailler, dont les coqs chantent avec acharnement, prenant les lumières de nos chandelles pour celles du jour.
Ainsi, du vent sous les pieds, du vent par la fenêtre, du vent par les portes, du vent aux quatre points cardinaux. Il n'y a pas jusqu'à la cheminée qui ne nous envoie sa portion de vent ; seulement celui-là est le plus désagréable de tous, attendu qu'il est mêlé de fumée. Et par-dessus tout cela, le gloussement des poules et le chant du coq.
Le souper n'en fut pas moins gai. Comme ceux qui se trouvaient près du feu étaient grillés, et que ceux qui se trouvaient loin du feu étaient gelés, le chronomètre de Maquet fut placé sur la table, et toutes les cinq minutes il se fit un changement des premiers contre les derniers, et vice versa ; de cette façon chacun fut gelé et rôti par portions égales. Tout le monde avait déclaré ne pouvoir coucher dans la chambre où l'on soupait. Il y avait de quoi amasser des fluxions de poitrine pour tout le voyage. Paul fut lancé à la recherche d'une chambre ; dix minutes après il revint. Il avait découvert une espèce de cachot sans fenêtres, et orné d'une seule porte ; on était assuré du moins contre les courants d'air. Dans cette chambre, il avait fait porter tous les matelas qu'on avait pu réunir ; de draps, il n'en était pas question, et mieux valait même qu'il n'en fût pas question. Au reste, ce voyage d'exploration, qui nous conduisait de la salle à manger à la chambre à coucher, nous offrait un curieux enseignement sur la façon de dormir en Andalousie.
Nous enjambâmes dans les corridors et dans les escaliers une douzaine d'hommes endormis ; c'étaient nos muletiers, nos marchands forains, nos porte-balles de la cuisine. Moins délicats que nous, ils ne s'étaient point enquis d'une ou plusieurs chambres. Ils s'étaient éparpillés dans la venta. Chacun selon son goût et sa commodité avait pris sa place ; l'un couché tout de son long sur le côté gauche ou le côté droit, l'autre adossé au mur, l'autre étendu tout de son long sur le dos, avec les deux mains sous sa tête en place de tout oreiller.
Cette vue nous donna quelque philosophie. En effet, qui n'éprouve pas de besoins comprend difficilement ceux des autres. Nous cherchâmes nos deux muletiers parmi tous ces hommes, mais un Andalous qui dort ressemble tellement à un autre Andalous, qu'il nous fut impossible de les reconnaître.
La nuit fut meilleure que l'on ne devait s'y attendre. Il y a un point sur lequel les auberges espagnoles sont calomniées, c'est celui de la propreté. Ces murs blanchis à la chaux attristent par leur nudité peut-être, mais arrivent à réjouir l'oeil par leur couleur, sur laquelle apparaît à l'instant même le moindre insecte ennemi du sommeil des voyageurs. Il va sans dire que les insectes du pays s'accommodent à merveille avec les hommes du pays ; jamais je n'ai vu un muletier indigène être réveillé par une puce autochtone. La fatigue nous avait donné une insensibilité toute castillane. Aussi dormîmes-nous d'une façon satisfaisante jusqu'au lendemain cinq heures du matin, heure à laquelle nos muletiers nous éveillèrent impitoyablement, sous prétexte que nous avions à faire dans la journée dix lieues espagnoles.
Il y avait dans l'insistance qu'ils mirent à nous faire partir avant le jour quelque chose qui ne me paraissait pas clair, puisque ces dix lieues pouvaient à la rigueur se faire en douze heures. Deux heures perdues pour les repas, pour les évolutions de voltige, et pour les croquis, cela faisait quatorze heures. Nous pouvions donc être arrivés à Castro de Rio vers les neuf heures, c'est-à-dire une heure plus tôt que nous n'étions arrivés la veille à Alcala Réal.
Quelques instances que nous adressassions à nos hommes pour avoir la raison de leur insistance, nous n'en pûmes rien tirer que ces quatre mots : « Vamos, senores ! vamos ! vamos ! »
Nous fûmes donc forcés de nous en remettre au temps, ce grand révélateur de tous les mystères, de nous révéler celui-là. Nous enfourchâmes nos mules, qui paraissaient toutes ragaillardies de la bonne nuit qu'elles avaient passée, et après avoir fait notre provision de vin, nous nous mîmes en route, laissant à la Providence, qui nous était apparue la veille sous la forme d'un braconnier, le soin de nous fournir le reste.

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