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Chapitre XXVI


Cordoue.

Pardonnez-moi, madame, de vous avoir laissée tout un jour dans les transes qu'à dû vous inspirer notre situation, mais puisque je vous écris de Cordoue, puisque nous avons par conséquent traversé le malo sitio, vous avez compris, je l'espère, que nous n'y étions pas restés.
La soirée était charmante, et jamais soirée ne fut faite pour inspirer moins de craintes ; un crépuscule plein de transparence nous enveloppait peu à peu et confondait derrière nous, dans les premières ombres de la nuit, le village que nous venions de quitter, et les quelques arbres dont, par privilège spécial, il était ombragé.
Je commence à croire, madame, que ce n'est point la nature qui prive l'homme d'arbres, mais que c'est l'homme qui ment aux besoins de la nature en les détruisant. Je me rappelle l'Italie, où tout arbre est impitoyablement abattu parce qu'il fait de l'ombre, perchè fa uggia. Comprenez-vous ce crime reproché à un arbre, de faire de l'ombre dans un pays où le soleil chauffe à quarante-cinq degrés ? Décidément je pense et je compte à mon retour soumettre ce grand système à l'Académie des sciences, que primitivement le monde entier a été divisé en deux religions, la religion du soleil, qui était celle de l'orient, et la religion de la lune, qui était celle de l'Occident. Les adorateurs du soleil ont abattu les arbres parce qu'ils faisaient de l'ombre, et depuis ce temps-là les arbres, rancuniers jusque dans leurs racines, n'ont pas repoussé. A l'occident, au contraire, dans cet empire de la mystérieuse Phébé, tout à été fait pour ménager de profondes retraites à la chasseresse divine et à ses nymphes amies de la fraîcheur et du bain ; de là nos forêts profondes, de là nos ruisseaux profonds, de là nos larges lacs ; ce ne sont pas les petits ruisseaux qui font les grandes rivières, ce sont les belles et larges forêts.
Bref, madame, nous avions vu quelques arbres à peu près verts, et cette verdure au mois de novembre nous avait réjoui l'oeil ; elle avait tourné nos idées vers l'art, et de l'art nous étions tout naturellement passés aux artistes. Je ne sais rien de plus charmant, madame, quand on se trouve cinq ou six hommes d'intelligence réunis à cinq ou six cents lieues du pays natal, je ne sais rien de plus charmant, dis-je, que de rallier à soi par le souvenir et par la causerie, qui est la déduction naturelle des souvenirs, les autres hommes d'intelligence qu'on a laissés dans ce pays ; ainsi la beauté de la nature nous avait conduits aux beautés de l'art ; de l'oeuvre de Dieu nous étions descendus par une pente naturelle aux oeuvres des hommes, et en voyant de grands arbres, de beaux rochers, de larges horizons, les noms de Decamps, de Delacroix, d'Ingres, d'Horace Vernet, de Dupré et de Rousseau nous étaient venus sur les lèvres.
Je crois, madame, qu'il y aurait eu quelque profit à ceux qui rendent annuellement compte des expositions du Louvre à nous entendre, sans aucune de ces petites haines ou de ces mesquines passions qui bourdonnent autour des gens de mérite, discuter, par cette belle nuit, au milieu du pays de Vélasquez et de Murillo, cette grande et éternelle question, la seule qui vaille la peine d'être discutée puisque c'est la seule qui survit aux siècles ; cette grande et éternelle question de la lutte du génie contre le vulgaire, question vitale s'il en fut, que les intérêts et la politique essayent éternellement d'étouffer, et qui éternellement reparaît calme et souriante comme une déesse antique, après avoir mis sous ses pieds la politique et les intérêts.
Dites-moi qui était secrétaire d'Etat d'Elisabeth quand Shakespeare écrivait Hamlet et Roméo. Dites-moi qui était sénateur de Rome sous Léon X quand Raphal peignait les stanze du Vatican. Si les noms de quelques ministres ont surnagé sur le flux des temps, c'est qu'ils se sont cramponnés non pas aux rois de la terre, mais aux rois de l'intelligence et de l'art. Mécène n'est connu que grâce aux vers d'Horace, et les pensions accordées par Colbert à Racine et à Corneille ont presque fait oublier que ses armes étaient une couleuvre et que cette couleuvre a traîtreusement mordu le pauvre Fouquet au talon.
Nous en étions au plus ardent de notre discussion, au plus chaud de notre enthousiasme ; nous venions de traverser un torrent encaissé entre deux rives profondes, dont les accidents avaient tenté vainement de ralentir notre dialogue, quand nous vîmes nos deux guides se consulter, et Juan revenir vers nous en nous faisant des signes. La conversation cessa aussitôt. J'allai à lui.
« Malo sitio ! me dit-il en me montrant une grande ombre projetée devant nous par une espèce de bois. – Los Pateros ? – Si. – Mes enfants, dis-je en me retournant, assez de pinceaux comme cela ; aux fusils ! aux fusils ! »
L'avertissement produisit un effet miraculeux, la conversation cessa comme par enchantement, chacun fit halte sur le lieu même où il était ; ceux qui étaient à pied coururent à leurs mules ; en dix secondes tout le monde était armé. « Qu'y a-t-il ? » demanda-t-on ensuite. Je mis pied à terre. « Il y a que nous approchons, à ce qu'il paraît, du malo sitio, où les cinq contrebandiers ont été arrêtés, voilà une quinzaine de jours, et qu'il s'agit de nous mettre sur la défensive. – Voilà, dit Desbarolles en faisant sonner le chien de sa carabine. – Allons, dit Giraud, voilà encore Desbarolles qui commet des imprudences. – Quelle imprudence ? demanda Desbarolles. – Tu sais bien que quand tu as une fois armé ta carabine, tu ne peux plus la désarmer qu'en la tirant. – On la tirera, dit Desbarolles. – Oui, dans nos jambes, messieurs, je demande que Desbarolles forme l'avant-garde. – Il la formera. – Silence donc, silence ! firent les arriéros. – Voyons ; décidément, messieurs, il paraît que la chose est sérieuse ; examinons les localités. »
Je n'ai jamais vu à la clarté d'une lune magnifique plus beau paysage que celui du malo sitio. Nous avions, au point où nous étions parvenus, c'est-à- dire sur la rive la plus escarpée du petit ruisseau que nous venions de traverser, une espèce de bois taillis à notre gauche ; du milieu de ce bois taillis s'élançait de temps en temps un arbre qui, épargné par les coupes précédentes, avait atteint toute sa hauteur ; cet arbre était sombre et immobile, pas un souffle de vent ne passant sur le paysage. A droite, nous avions une plaine immense, bordée par des montagnes ; sous nos pieds moutonnaient de grands buissons de pin et de genièvre, qui semblaient des tirailleurs jetés en avant par la forêt. Au-delà de ces buissons, et comme ils allaient montant à la hauteur des touffes d'herbe, on voyait, dans un endroit où les bords s'abaissaient, briller le ruisseau, pareil à un ruban argenté. Au fond, à une distance où l'oeil avait peine à les distinguer, les contours de quelques arbres, au milieu desquels apparaissaient comme des fantômes les murs blancs d'un moulin, qui dentelaient le paysage. Jamais malo sitio ne me parut moins propre à inspirer la terreur ; aussi toute la caravane paraissait-elle bien plus disposée à rire qu'à trembler ; il est vrai que Juan et Alonzo tremblaient pour toute la caravane.
Je jetai les yeux sur Paul ; il avait conservé son impassibilité habituelle, et avait profité de la circonstance pour tirer de sa poche un morceau de pain concave et dont la concavité contenait un reste de civet. Paul continuait de boire et de manger à l'état chronique ; mais il ne tombait plus depuis qu'il avait eu l'idée de se faire attacher à sa mule. « Eh bien ! Paul, lui dis-je, pourquoi ne mettez-vous pas pied à terre ? – Ah ! monsieur, dit-il, parce que ce serait du temps perdu ; il faudrait me détacher, puis me rattacher ; j'aime mieux rester où je suis. – Mais si les voleurs tirent sur nous, vous allez leur servir de point de mire, Paul. – Oh ! monsieur, ils ne me verront pas, je suis noir. »
Et il se mit à rire avec cette silencieuse hilarité qui n'appartient qu'à lui, et qui chez lui exprime la satisfaction complète de lui-même. Il n'y avait rien à répondre à une si excellente raison ; nous laissâmes Paul sur sa mule, et nous commençâmes à prendre nos dispositions pour traverser le malo sitio.
Comme ces dispositions étaient prises dans le plus grand silence, nous entendîmes tout à coup un bruit étrange et qui nous fit frissonner malgré nous. Ce bruit n'avait rien d'humain, et ne ressemblait à aucun bruit connu ; c'était comme la longue plainte d'un homme qu'on égorge ; mais pour se plaindre ainsi, il eût fallu être non pas un homme, mais un géant ; d'ailleurs cette plainte, avec sa gamme croissante et décroissante, revenait de cinq secondes en cinq secondes. Nous n'étions pas disposés à la crainte, et de plus aucun de nous n'était d'un caractère timide ; cependant, je crois pouvoir affirmer que la perception de ce bruit nous fit passer à tous un frisson dans les veines ; nous nous regardâmes, et attendîmes la reproduction de ce bruit singulier pour lui assigner une cause. Le bruit se reproduisit.
Personne de nous ne fut capable de donner de ce bruit une définition satisfaisante. Nous appelâmes nos muletiers, et nous les interrogeâmes. Ils étaient si troublés qu'ils ne comprirent rien à notre demande. « Oui, dirent- ils, oui, vous avez raison, retournons sur nos pas, messieurs, retournons sur nos pas. – Oh ! dit Boulanger, je la tiens. – Quoi ? – La cause de ce bruit. – Vraiment ? – Oh ! bon Sancho Pança ! digne Don Quichotte ! immortel Cervantes ! – Voyons, cher ami, qu'ont à faire là-dedans Cervantes, Don Quichotte et Sancho ? – Nouà, mes amis, nouà. – Ah ! fit Giraud, regarde que nous sommes bêtes, Desbarolles ! comment, tu ne t'es pas rappelé ce bruit-là, que nous avons entendu cent fois ? – Dis donc, dis donc, s'écria Desbarolles, tu pourrais bien parler au singulier, ce me semble. – C'est vrai, que tu es bête ! » dit Giraud.
Nous éclatâmes de rire ; ce moment de crainte avait fait place à la confiance la plus parfaite. « Voyons, dit Giraud, relève ta carabine et marchons, ramplan, plan, plan. » Nos muletiers nous regardaient tout abasourdis, et ne comprenaient rien à cette nouvelle manière de traverser les mauvais pas. Cependant, tout en ayant l'air de railler le danger, je commençai par prendre toutes les dispositions qui pouvaient le diminuer : chacun de nous plaça sa mule entre lui et le bois, et marcha, la main gauche appuyée au garrot de l'animal ; de cette façon, le corps de la mule protégeait le corps du voyageur et, quoique dans des conditions moins sûres, les jambes.
Boulanger lui-même avait pris un fusil, en promettant positivement qu'il tâcherait de tirer dans la direction des voleurs, au service desquels nous avions douze coups de première charge. Notre caravane, précédée par Desbarolles et sa mule, marchait sur une seule ligne, à soixante pas du bois à peu près ; à cette distance, et dans l'obscurité, la supériorité de nos armes devait, en cas d'attaque, nous être d'un grand avantage. Nos muletiers, qui étaient en tête, repassèrent à la queue, en se courbant pour mettre leur passage à l'abri derrière les mules, et en nous faisant signe du doigt de garder le plus profond silence. Ce signe fut, à ce qu'il paraît, mal interprété par Alexandre qui se mit à crier à tue-tête : « Ohé ! les voleurs de Castro del Rio, où sont-ils ? » Les muletiers s'arrêtèrent, comme si leurs pieds avaient pris racine. « Eh ! mon cher ami, dit Maquet, vous voyez bien qu'ils n'entendent pas le français, ces braves gens ; ils ne répondront pas ; allez, Desbarolles, parlez en espagnol. – Ohé ! los ladrones de Castro del Rio, cria Desbarolles à tue-tête, donde sonos ? »
Cette fois les muletiers furent bien plus ébouriffés encore que la première ; ils comprenaient une chose qui leur avait paru jusque-là incompréhensible, c'est qu'il existait dans ce pays de fous qu'on nomme la France des voyageurs qui appelaient les voleurs. Il paraît que la chose stupéfia les voleurs à l'égal des muletiers, car nous traversâmes le malo sitio en leur jetant tous les défis que notre vocabulaire put nous fournir, et cela, je dois l'avouer, madame, impunément.
Pas un voleur ne parut, pas un canon de carabine ne brilla, et aucun autre bruit ne se fit entendre que le bruit de cette lamentable nouà, qui devenait de plus en plus lugubre au fur et à mesure que nous nous approchions d'elle. Au bout de dix minutes, nos muletiers se redressèrent de toute leur hauteur, et respirant comme si on leur eût enlevé une montagne de dessus la poitrine : « Il n'y a plus de danger, dirent-ils. – Bah ! vraiment ? – Oui, le malo sitio est passé. – C'était bien la peine de nous déranger », dit Alexandre en remontant d'un bond à la force des poignets sur Acca, dont les genoux plièrent jusqu'à terre. Puis, calme comme le Didier de Marion Delorme : « Je disais donc que monsieur Ingres, reprit-il... – Un instant, un instant. Avant toute chose, Desbarolles, mon ami, dit Giraud, décharge tes carabines, tu sais que c'est convenu. – Je vais la désarmer. – Non pas ; je sais comment tu désarmes tes carabines ; décharge-la, mon cher. – Oui, oui, Desbarolles, mon ami, dirent trois ou quatre voix, pas d'entêtement. »
Desbarolles, voyant qu'une majorité imposante se réunissait contre lui, approcha en soupirant la crosse de son épaule, et son épaule de la crosse. « Tu vas voir comme elle est douce la carabine de Desbarolles, dit Giraud à Alexandre ; un vrai mouton. » Desbarolles lâcha le coup, et fit deux tours sur lui-même. « Regarde, regarde, dit Giraud ; ce n'est pas ta carabine de Devisme ou de Bertonnet qui en ferait autant. Et quand on pense qu'il ne peut pas se déshabituer de l'armer ni apprendre à la désarmer. – Sacré tonnerre ! disait Desbarolles, je crois qu'elle devient de plus en plus dure, cette maudite escopette. »
Le coup était parti verticalement, un long jet de feu avait rayé le sombre azur de la nuit, et le bruit, répété par les montagnes comme un grondement de tonnerre, avait longtemps retenti au milieu du silence nocturne. La voix de cinq ou six chiens répondit à la détonation par des aboiements. C'étaient les chiens du moulin, qui, réveillés par le coup de feu, s'empressaient de donner des preuves de leur vigilance. « Bon, dit Alexandre, voilà les toutous qui s'en mêlent, cela va faire un joli concert : papa, chante-nous donc quelque chose. » La noria continuait toujours ses grincements.
Il était évident que les aboiements des chiens avaient réveillé le meunier et les garçons ; nos deux muletiers, qui étaient pleins de prudence, jugèrent à propos de se faire reconnaître, et s'avancèrent vers le moulin, en criant quelques paroles que nous ne pûmes comprendre. Bientôt un dialogue s'établit, dont les chiens faisaient le second dessus.
Nous marchions toujours, et nous suivions le chemin qui passe à cent cinquante ou deux cents pas du moulin. Il paraît que nos muletiers ne tenaient pas à rester en arrière, car nous les vîmes accourir au galop pour nous rejoindre. « Eh bien ! Juan, demandai-je à celui qui se trouva le premier près de moi. – Eh bien ! monsieur, les voleurs ? – Après. – Ils y sont toujours. – Bah ! – Oui, puisque hier ils ont volé au meunier une vache et deux moutons. – Vraiment ? – De sorte que le meunier et tous ses gens étaient sur leurs gardes ; de sorte que quand ils ont entendu le coup de fusil, ils ont cru que c'étaient les voleurs qui revenaient. – Ils tiennent à leurs voleurs, dit Giraud ; laissons-leur cette illusion : l'illusion fait le bonheur de l'homme. »
Et sur cet axiome, contre lequel aucune voix ne s'éleva, nous nous remîmes en marche, laissant mourir derrière nous les aboiements des chiens et les grincements de la noria. Une heure après, nous étions arrivés à Castro del Rio, sans aucune espèce d'accident, mais ayant fait cette découverte, que ce bout de ruisseau que nous avions passé n'était autre que le Guadalquivir, le roi des fleuves espagnols, dont l'aspect inspira une si grande surprise aux Arabes, qu'ils s'écrièrent en le voyant : Oued-el-Kebir ! c'est-à-dire : La grande rivière ! Les étymologistes n'auront pas grande difficulté, je présume, à reconnaître Guadalquivir dans Oued-el-Kebir.

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