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Chapitre III


Madrid, 5 octobre, au soir.

Ouf ! Nous voici enfin installés dans la capitale de toutes les Espagnes. Vous verrez dans un instant, madame, que ce n'est point sans peine.
En sortant de Bayonne, la France nous suivit encore pendant deux relais, pendant deux relais encore les postillons sont français, c'est-à-dire jouissent des droits civils attachés à cette qualité, car pour la langue et pour le costume, il n'en faut déjà plus parler, et rien n'est moins sous ce rapport le compatriote d'un Alsacien qu'un Basque ou même un Gascon. De temps en temps, à notre droite, nous entendions ce mugissement majestueux qui n'est rien autre chose que la respiration de l'océan ; puis, quelques secondes après avoir été prévenus par ce bruit, nous apercevions tout à coup, au clair de la lune, quelque golfe, soit celui de Fontarabie, soit celui de Saint-Sébastien, dont le flot, sombre comme un abîme, venait se briser contre la côte, qu'il bordait de volutes d'écume, blanches comme des franges d'argent.
La Bidassoa, comme vous le savez, madame, forme la vieille frontière espagnole. La moitié du pont appartient à la France, l'autre moitié à l'Espagne. Sans être le colosse de Rhodes, on peut, en écartant les jambes au milieu de ce pont, avoir un pied sur l'Espagne et un pied sur la France, sans compter que dans cette position on aura au-dessous de soi la fameuse île des Faisans, dans laquelle Mazarin tint ses conférences avec don Louis de Haro, et où fut décidé le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse. De l'autre côté du pont, adieu la France ; on est en Espagne et l'on s'en aperçoit bientôt en allant se heurter contre la douane d'Irun.
Vous vous attendez à ce que, comme mes confrères les voyageurs, je vais vous dire grand mal des douaniers guipuscoates ; détrompez-vous, madame, ce serait de l'ingratitude, car à Irun commence cette série de triomphes dont je fus honoré pendant tout le reste de mon voyage. Chacun apporta ses malles, en tremblant pour sa malle, car on nous avait prévenus que rien ne pouvait entrer en Espagne, excepté le linge sale et les vieux habits. Quant aux armes, il n'y fallait pas songer, on voyait dans chaque voyageur portant une canne à épée un carliste, un républicain ou un espartériste.
Or, moi, j'avais trois malles regorgeant d'habits neufs et de linge blanc, plus six caisses contenant carabines, fusils, pistolets et couteaux de chasse, le tout à foison. Cet armement formidable était accompagné d'une caisse de cartouches destinées à desservir les fusils Lefaucheux, qui formaient juste la moitié de notre arsenal. Ainsi l'on pouvait soupçonner que non seulement nous venions pour mettre le feu à l'Espagne, mais encore pour la faire sauter.
Quelle fut ma surprise, madame, lorsque lisant mon nom écrit sur mes malles et sur mes caisses, en lettres de cuivre, le chef de la douane vint à moi, me fit ses compliments en excellent français, et en espagnol que je trouvai meilleur encore, ordonna à ses employés de respecter jusqu'à mes sacs de nuit ! Mon nom, tout au contraire de ce nom des Mille et Une Nuits qui faisait ouvrir les portes, mon nom empêchait d'ouvrir mes malles. Décidément nous étions bien dans ce pays de cape et d'épée qui a donné naissance à Lope de Véga, à Michel Cervantes et à Vélasquez. Seulement si Vélasquez, Lope de Véga ou Michel Cervantes venaient en France, ils auraient beau se nommer, on les fouillerait, je les en préviens, jusqu'à l'épiderme.
Seulement le chef de la douane me recommanda de mettre à part la caisse de cartouches ; il craignait qu'un conducteur imprudent ou oublieux ne montât sur l'impériale avec une lumière, et n'allât rejoindre sur un char de feu le premier inventeur de la poudre. Je trouvai la recommandation on ne peut plus raisonnable. Je confiai la boîte à Paul en la lui recommandant, et je le prévins que d'après le soin qu'il en aurait je jugerais, en arrivant à Madrid, si Chevet l'avait peint d'après nature ou l'avait calomnié. Je me hâte de vous dire, madame, que depuis ce matin, c'est-à-dire depuis notre arrivée à Madrid, on cherche inutilement la boîte, et que tout porte à croire qu'elle est perdue. Chevet avait donc médit seulement.
Il va sans dire que par compensation les autres voyageurs furent désespérément fouillés. On retourna leurs poches, et on décolla le coutil de leurs malles. Toute cette petite exécution dura deux heures, pendant lesquelles mes compagnons se débattirent aux mains des douaniers, tandis que je fumais une cigarette avec leur chef.
Nous continuâmes notre route par Ernani et Andouin, et nous arrivâmes au point du jour à Tolosa. Rien ne creuse les vrais appétits comme l'air du matin et le mouvement de la malle-poste. Aussi fut-ce avec une véritable joie que nous abordâmes Tolosa, où, nous avait dit le conducteur, on déjeunait.
Vous connaissez nos hôtelleries de France, madame, vous savez, à cette heure désirée à la fois des aubergistes et des voyageurs, avec quelle touchante cordialité ces deux races si bien faites pour s'entendre se précipitent au-devant l'une de l'autre. Vous savez en général avec quelle somptueuse profusion la table est servie moyennant deux francs cinquante centimes ou trois francs par tête, et combien est désagréable, pour les estomacs à moitié rassasiés, le sacramentel : « Allons, messieurs, en voiture » du conducteur. Eh bien ! nous qui le savons aussi, nous nous attendions à trouver tout cela à Tolosa, cette ville des sérénades, s'il faut en croire votre ami Alfred de Musset. Nous descendîmes donc, ou plutôt nous nous précipitâmes de la voiture en criant : où déjeune-t-on ?
D'abord, en Espagne, tout se fait poco a poco, comme disent les Espagnols. Le conducteur mit cinq minutes à nous répondre. Nous crûmes qu'il avait mal entendu, et Boulanger, le plus fort de nous tous dans la langue de Michel Cervantes, répéta la question. « Vous déjeunez donc ? nous demanda le conducteur avec un accent qui nous fit venir la chair de poule. – Certainement que nous déjeunons, répondis-je. – Et même deux fois ! moi, du moins », répondit Alexandre. Vous savez, madame, que la nature a doué Alexandre de trente-trois dents, et que je ne me suis pas encore aperçu qu'il eût ses dents de sagesse. « En ce cas, cherchez, répondit le conducteur. – Comment, que nous cherchions ? – Sans doute ! Si vous voulez déjeuner, cherchez votre déjeuner. – Vous parlez comme l'Evangile, mon ami, dit Maquet. Cherchons et nous trouverons. » Il me sembla que le conducteur murmurait avec un sourire mal dissimulé : « Por ventura. » Cela voulait dire Peut-être ! Comprenez-vous, madame, le désespoir de quatre voyageurs qui meurent de faim, et à qui l'on dit, vous déjeunerez... peut-être !...
Nous nous élançâmes à la recherche d'une hôtellerie. Hélas ! madame, aucun signe extérieur ; pas une de ces bonnes enseignes portant pour légende : A l'Ecu de France, Au Grand Saint-Martin, ou Au Cygne de la Croix ; des maisons, des maisons, des maisons, comme dit Hamlet à propos des mots alignés dans le livre qu'il fait semblant de lire, et pas une de ces maisons d'où sorte la vapeur du moindre déjeuner. Heureusement les voyageurs du coupé, atteints sans doute de la même infirmité que nous, étaient descendus de leur côté. Je reconnus l'un d'eux, à sa tournure, pour être Français. Je courus à lui.
« Monsieur, lui demandai-je, pardon de l'indiscrétion, mais la situation fâcheuse où nous nous trouvons sera notre excuse ; est-ce la première fois que vous venez à Tolosa ? – J'habite l'Espagne depuis vingt ans, monsieur, et deux fois par an je vais en France, par conséquent quatre fois par an je passe à Tolosa. – En ce cas, monsieur, sauvez-nous la vie. – Volontiers, seulement dites-moi de quelle façon ? – Apprenez-nous où l'on mange. » Le voyageur se livra à un jeu de physionomie que nous suivîmes avec une anxiété difficile à décrire. « Où l'on mange ? répéta-t-il. – Oui. – Vous contenterez-vous d'une tasse de chocolat ? nous dit-il. – Dame, si nous ne trouvons pas autre chose. – Alors, venez avec moi. » Nous suivîmes notre guide en emboîtant le pas dans le sien.
Il tourna l'angle d'une rue et entra avec l'assurance de l'habitude dans une maison que rien ne distinguait des autres maisons. C'était une espèce de café. Un homme fumait, une femme se chauffait à un brasero. Ni l'un ni l'autre ne bougea. Notre guide s'approcha du brasero, en nous faisant signe de demeurer vers la porte, dans un angle qui nous dérobait en partie à la vue de nos hôtes. Puis, comme un voisin qui viendrait faire une visite, il entama la conversation : demanda à l'homme des nouvelles de sa santé, à la femme si elle avait des enfants, ralluma au cigare du fumeur son cigare éteint. Puis, arrivé au degré de familiarité qu'il croyait nécessaire, il se hasarda à demander : « Est-ce qu'on pourrait prendre le chocolat par hasard ? – Cela se peut », répondit laconiquement l'hôte.
Nous nous approchâmes, alléchés par la réponse. Notre guide laissa échapper un mouvement qui nous fit comprendre que notre démarche était prématurée. « Ah ! ah ! fit le maître du café en fronçant le sourcil. Et combien de tasses ? – Cinq. – Les plus grandes qu'on pourra trouver », hasarda Alexandre. Le maître du café grommela quelques mots espagnols. « Que dit-il ? demandai-je. – Il dit que des tasses sont des tasses. – Et qu'on n'en fera pas faire exprès pour nous, ajouta Boulanger qui avait compris. – Non, certainement », dit l'hôte.
Notre guide tira un cigare de sa poche et le lui offrit ; c'était un véritable puro, venu en droite ligne de La Havane ; un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du cafetier, mais fut incontinent réprimé. « Cinq ? reprit-il. – Oui, cinq. Cependant, comme je n'ai pas grand-faim, je puis personnellement... » Le cafetier étendit la main avec un geste de roi qui accorde une grâce. « Non, dit-il. Muchacho, cinq tasses de chocolat pour ces messieurs. » On entendit une espèce de soupir qui sortait de la chambre voisine. « Vous allez avoir votre chocolat, nous dit notre interprète. – Ah ! » fîmes-nous tous d'un même soupir. L'hôte nous regarda avec mépris et alluma son puro, qu'il savoura fièrement, et comme s'il n'avait jamais fumé d'autre tabac de sa vie.
Cinq minutes après, le muchacho entra avec cinq dés à coudre pleins d'une liqueur épaisse et noirâtre, qui ressemblait à un breuvage préparé par quelque sorcière de la Thessalie. Le même plateau supportait cinq verres d'eau pure, et une corbeille pleine d'objets qui nous étaient inconnus ; c'étaient des espèces de petits pains blancs et roses, de forme allongée, et qui ressemblaient à ces ustensiles qu'on met dans la cage des chardonnerets pour leur aiguiser le bec.
Nous touchâmes du bout des lèvres au chocolat, craignant de voir s'envoler, comme tant d'autres, cette illusion du chocolat espagnol avec lequel on a bercé notre enfance. Mais cette fois, notre crainte fut vite dissipée. Le chocolat était excellent. Malheureusement, il y en avait juste assez pour le goûter. « Est-ce qu'on ne pourrait pas en avoir encore cinq tasses ? hasardai- je. – Dix ! balbutia Boulanger. – Quinze ! fit Maquet. – Vingt ! demanda Alexandre. – Chut ! dit notre interlocuteur. Faites fondre votre azucarillo dans votre verre, et allons rejoindre la voiture : usons, n'abusons pas. – Comment cette fonte se pratique-t-elle ? demandai-je tandis que nos compagnons attiraient à eux, au moyen de l'aspiration, les dernières gouttes de chocolat retenues aux parois de leurs tasses. – Rien de plus facile : voyez ! »
Notre sauveur prit l'azucarillo par un des bouts, et trempa l'autre dans son verre comme on fait d'une mouillette dans un oeuf. L'azucarillo fondit au fur et à mesure de son contact avec l'eau, et changea cette eau claire en eau trouble. Nous goûtâmes cette eau trouble avec la même défiance que nous avions goûté le chocolat. Cette eau trouble était douce, fraîche, parfumée, excellente enfin. Tout cela était d'une qualité supérieure, il n'y manquait que la quantité.
Nous voulûmes payer : notre interprète nous fit un signe, tira une piécette de sa poche, et la posa sur le rebord d'un bahut. L'hôte ne se retourna même pas pour savoir si son compte y était. « Vaya usted con Dios ! » dit notre guide avec un salut gracieux. Et il sortit. Le cafetier tira son cigare de sa bouche. « Vaya usted con Dios ! » répondit-il. Et il se remit à fumer. Nous nous inclinâmes et sortîmes à notre tour en répétant l'un après l'autre le sacramentel : « Vaya usted con Dios ! »
« Allez avec Dieu ! allez avec Dieu ! répéta Alexandre en regagnant la malle-poste qui nous attendait tout attelée. C'est très bien, et je ne demande pas mieux certainement ; mais il y a loin d'ici au ciel, et je déclare que si l'on ne trouve sur la route que du chocolat et de l'eau au sucre, j'aime mieux aller ailleurs. – Si nous avions seulement un croûton de pain ! dit stoïquement Maquet. – Ou un bouillon ! dit Boulanger. – Ou une côtelette ! dit Alexandre. – Messieurs, interrompit notre guide, qui depuis dix minutes paraissait on ne peut plus touché de notre peine, voulez-vous me permettre de vous offrir un poulet, une bouteille de vin de Bordeaux, et un pain de deux livres ? – Votre nom, monsieur ? demandai-je, afin que, de retour dans nos foyers, chacun de nous le fasse graver en lettres d'or sur une plaque de marbre. – Je me nomme Faure, je suis négociant à Madrid, je demeure rue de la Montira, près de la puerta del Sol. »
Puis, modestement, monsieur Faure se retourna, tira d'une sacoche le poulet, la bouteille de vin de Bordeaux, le pain de deux livres, et nous les offrit. Nous acceptâmes, je dois l'avouer à notre honte, sans même lui demander s'il lui restait un autre poulet, une autre bouteille de vin, un autre morceau de pain. Il est vrai que Boulanger avait émis cette idée que le prétendu monsieur Faure n'était autre que cette même Providence qui était montée avec nous dans la voiture, cour des messageries Laffitte et Caillard, qui avait disparu en arrivant à Bordeaux, et qui reparaissait, un pain, une bouteille de vin et un poulet à la main. Cette supposition fut accueillie avec enthousiasme. En effet, elle levait tous nos scrupules : si monsieur Faure était la Providence, comme cela nous paraissait incontestable, il retrouverait bien un autre poulet, un autre morceau de pain, une autre bouteille de vin. Nous n'avions donc pas à nous en inquiéter. Si au contraire monsieur Faure était tout simplement monsieur Faure, comme depuis trente ans, lui-même nous l'avait dit, il habitait l'Espagne, il devait avoir pris les coutumes espagnoles et être habitué, par conséquent, à déjeuner avec un jicara de ciocolate, un azucarillo, et un verre d'eau trouble ou claire, selon qu'il lui plaisait de manger son eau à la mouillette ou de la boire pure.
Nous fîmes, entre Tolosa et Villa-Franca, grâce à l'intervention de la Providence ou à la libéralité de monsieur Faure, car nous ne sommes point encore fixés sur ce point, un de ces repas qui prennent date dans la vie. Quand il ne resta plus un atome de chair autour de la carcasse du poulet, plus une goutte de vin dans la bouteille, plus une miette de pain sur le mouchoir qui nous tenait lieu de nappe, nous jetâmes les yeux autour de nous et devant nous.
Nous étions dans le Guipuscoa, c'est-à-dire dans une des provinces les plus fertiles de l'Espagne. Nous roulions avec la rapidité du vent, au milieu d'un pays pittoresque et fertile. Tout autour de nous s'élevaient des hauteurs qui, relativement aux Pyrénées, ne sont que des collines, mais qui, relativement à Montmartre, sont de fort jolies montagnes. De temps en temps, ces montagnes, d'un admirable ton de rouille, nous paraissaient, comme les manteaux des pauvres que nous rencontrions, raccommodés avec de grandes pièces jaunes, rouges ou vertes. Cela tenait à ce que le propriétaire de la montagne avait découvert sur les flancs rocheux quelque portion de terre labourable, qu'il avait cultivée dans les pentes trop rapides à la bêche, dans les inclinaisons praticables à la charrue. Ces positions, cultivées soit en blé, soit en piment, soit en trèfle, tranchaient par la couleur avec le reste, et jetaient aux épaules du mont ce manteau bariolé qui nous tirait l'oeil en passant. Au reste, une belle route, des ruisseaux partout, de charmants villages blancs et rouges, épanouis au soleil, avec un monde d'enfants, riant, criant, grouillant sur le seuil des portes, tandis que dans la pénombre intérieure se dessinait le profil pur et gracieux de quelque femme filant au fuseau, voilà les tableaux qui nous apparaissaient, tableaux que la rapidité de notre véhicule réduisait pour nous à l'état de vision.
En effet, notre véhicule était traîné tantôt par huit, tantôt par dix mules. Ces huit ou dix mules, qui commençaient à prendre leur poil d'hiver, rasées sur le dos seulement, présentaient, vues de haut en bas, l'aspect de rats gigantesques attelés à quelque char de fée. Trois hommes aiguillonnaient ces mules et dirigeaient ce char, le mayoral, le zagal et le sota cochero. Le mayoral répond à notre conducteur, le sota cochero à notre postillon, quant au zagal, il n'a d'équivalent dans aucune langue, et j'oserai même dire de pareil dans aucun pays.
Le zagal n'est pas un homme, c'est un singe qui monte et descend, c'est un démon qui heurte, c'est un tigre qui bondit ; il ne marche pas, il court ; il ne parle pas, il crie ; il n'avertit pas, il frappe. Le zagal est placé avec le mayoral sur une petite planchette adaptée au-devant du coupé, mais cette place constitue un droit et non un fait. Jamais le zagal n'est sur sa tablette ; il est toujours sautant, toujours criant, toujours gesticulant. Tout lui est bon pour faire marcher ses mules : pierres, fouet, bâton ! Ce qu'il leur dit d'injures en une heure enrichirait le répertoire annuel du plus grossier de nos voituriers. Les mules trottent, il trotte ; elles galopent, il galope ; elles vont ventre à terre, il les suit ; elles s'emportent, il les dépasse et les arrête. C'est la mouche du coche, mais la mouche efficace, avec son aiguillon terrible, sa trompe insatiable, son bourdonnement menaçant comme le rauquement du lion. Une voiture sans son zagal est une diligence ordinaire ; une voiture avec son zagal c'est l'aigle volant à la poursuite du nuage, c'est le vent courant après le tourbillon. Maintenant, comment les voitures ne se brisent- elles pas, ne se disloquent-elles pas, ne se versent-elles pas ? C'est ce que je laisse expliquer à plus savant que moi.
Un seul mot sur le sota cochero, qui est ordinairement un enfant de quatorze à quinze ans, monté sur la première mule de gauche. On le désigne sous un nom espagnol qui signifie condamné à mort. En effet, le pauvre diable monte à cheval à Bayonne, court à franc étrier jusqu'à Madrid, c'est-à-dire pendant deux jours et trois nuits ; aussi, aux derniers relais, le soulève-t-on généralement de la selle qu'il quitte pour le replacer sur la selle qu'il prend.
Tout cela porte des costumes pittoresques : chapeaux pointus, vestes à incrustations de velours, ceintures rouges, larges culottes et bottes ou sandales aux pieds. En somme, sans compter que la diligence espagnole va beaucoup plus vite que notre diligence à nous, cette trilogie du mayoral, du zagal et du sota cochero est infiniment plus récréative que la dualité qui se compose de notre conducteur et de notre postillon.
Puis, pour nous surtout, madame, la route présente des aspects infiniment variés. Chez nous, à peu de différence près, tous les voyageurs que nous rencontrons portent le même costume. En Espagne, au contraire, en mettant de côté le prêtre avec son chapeau fantastique, près duquel celui du Basile de notre théâtre n'est qu'une miniature, il reste encore le Valencien, avec son teint cuivré, ses larges braies blanches, ses pieds chaussés d'alpargatas ; le Manchego, avec sa veste brune, sa ceinture rouge, sa culotte courte, ses bas de couleur, sa cravate nouée en sautoir, et son escopette fixée à l'arçon de la selle ; l'Andalou, avec son chapeau à bords retroussés et arrondis, orné de deux pompons de soie, sa cravate cerise, son gilet aux vives couleurs, son habit bariolé, ses pantalons coupés à mi-jambe, et ses bottes brodées à chaque couture et ouvertes sur le côté ; le Catalan avec son bâton dont la police lui mesure la force et la longueur, son foulard noué derrière la tête et pendant au milieu du dos. Enfin, tous ces autres enfants des douze Espagnes qui ont bien voulu consentir à ne faire qu'un royaume, mais qui ne consentiront jamais à ne faire qu'un peuple.
De temps en temps aussi passait près de nous une charrette qui, chaque fois qu'elle passait, faisait mon admiration en ce qu'elle me rappelait ces chars mérovingiens que notre savant Augustin a essayé de reconstruire, comme Cuvier ses mastodontes et ses ichtyosaurus. Ce véhicule, attelé d'une couple de boeufs, était toujours annoncé par un bruit étrange, enroué, féroce, et, la première fois que je l'entendis, aussi inexplicable pour moi que ce cri qu'entendent au bord du Saint-Laurent les timides héroïnes de Cooper, et qu'on reconnaît enfin pour être celui d'un cheval attaqué par les loups. Ce bruit était causé sans doute par la sécheresse de l'essieu avec lequel ou autour duquel, je n'en sais rien, tournent des roues pleines, ayant la forme d'un immense champignon. Ce bruit, qui ne cesse jamais, qui doit s'entendre d'une demi-lieue, quand aucun autre bruit ne le contrarie, m'a paru destiné, combiné avec la cigarette qui flamboie toujours, à distraire le propriétaire du char, qui possède ainsi une boîte à musique, laquelle joue incessamment le même air, c'est vrai, mais a sur les tabatières et les serinettes l'avantage de ne jamais se déranger. Peut-être encore ce bruit serait-il destiné à prévenir longtemps à l'avance les posaderos de l'arrivée d'une pratique. En ce cas, comme on le voit, la mécanique en question joindrait l'utile à l'agréable – l'utile dulci – et aurait des chances pour le grand prix de l'Académie.
Un autre bruit que je vous dénoncerai encore, madame, afin que vous ne le preniez pas pour celui d'un corps qu'on égorge, ou d'une âme que l'on châtie, un bruit qui n'a pas de limite dans l'espace, pas d'équivalent dans les souvenirs, est celui des norias. Vous chercherez dans le dictionnaire pour savoir ce que c'est qu'une noria, madame, et votre dictionnaire, pour ne pas gâter le métier innocent que font les dictionnaires, vous répondra machine, et par conséquent ne vous apprendra absolument rien. Une noria est la roue d'un moulin à eau, roue gigantesque, roue près de laquelle la roue qui reste à la machine de Marly n'est qu'une roue de montre, et qui, pour garder son rang dans la hiérarchie mécanique, fait quatre fois autant de bruit à elle seule qu'en font les deux roues du fameux char dont je viens d'avoir l'honneur de vous entretenir.
Nous arrivâmes ainsi, regardant de tous nos yeux, écoutant de toutes nos oreilles, à Vittoria. Je vous ai dit comment nous avions déjeuné ; permettez, madame, que je vous dise comment nous dînâmes. Grâce au poulet de notre excellent compagnon de voyage, monsieur Faure, nous avions attendu, sinon sans inquiétude, du moins sans impatience, le dîner.
Le dîner se composait d'une soupe au safran, d'un puchero et d'un plat de garbanzos. La soupe au safran était une des meilleures soupes que j'eusse mangées, quoique je la soupçonne d'avoir été faite avec du mouton et non avec du boeuf. Je vous recommande donc la soupe au safran. Vous voyez que je dis le bien comme le mal. Puis venait le puchero, mets essentiellement espagnol : aussi, en sa qualité d'aliment national, compose-t- il à lui seul à peu près tout le dîner espagnol. Malheur à vous, madame, si vous n'aimez pas le puchero ! Familiarisez-vous donc peu à peu avec ce plat, et permettez-moi, pour vous faciliter le travail, de vous dire de quoi il se compose.
Il se compose d'un quartier de vache, – en Espagne, le boeuf, au point de vue de l'alimentation, m'a semblé complètement inconnu, – d'un morceau de mouton, d'une poule et de tranches d'un saucisson nommé chorizo ; le tout est accompagné de lard, de jambon, de tomates, de safran et de choux. C'est, comme on le voit, une macédoine d'assez bonnes choses prises individuellement, mais dont la réunion m'a paru malheureuse, à ce point que je n'ai jamais pu m'y habituer. Tâchez de mieux faire que moi, madame, car si vous n'aimiez pas le puchero, vous seriez obligée de vous rabattre sur les garbanzos.
Les garbanzos sont des pois de la grosseur d'une balle de calibre. C'est, je crois, le même que les Anciens appelaient pois chiche, et dont Cicéron, d'éloquente mémoire, portait un échantillon au bout du nez. Je ne sais pas l'effet que le garbanzo faisait au bout du nez de Cicéron, mais je sais celui qu'il fait dans mon estomac, qui n'y est point accoutumé. Habituez-vous donc, madame, aux garbanzos, comme vous vous serez habituée au puchero. C'est facile, vous en mangerez un le premier jour, deux le second, trois le troisième, et, avec ces précautions, il est probable que vous y survivrez.
Hâtons-nous d'ajouter que ce dîner était servi avec la propreté la plus exquise, par des servantes du lieu, qui avaient l'air de dames d'honneur, et par les filles de la maison, qui avaient l'air de princesses. Ce repas nous inspira la résolution bien arrêtée de faire autant que possible, à l'avenir, notre cuisine nous-mêmes.
Heureusement que je lus sur un papier collé à la muraille une carte de déjeuner. La première chose portée sur cette carte était une paire d'oeufs passés à l'eau. J'appelai notre hôtesse et lui demandai une paire d'oeufs. Elle comprit parfaitement mon espagnol, et s'informa si c'était une paire d'oeufs de moine ou une paire d'oeufs de laïque que je désirais. Je m'enquis de la différence qu'il pouvait y avoir entre une paire d'oeufs et une paire d'oeufs. Une paire d'oeufs de moine se compose de trois oeufs, et une paire d'oeufs de laïque de deux oeufs. On voit qu'avant la révolution qui les a expulsés d'Espagne, les moines avaient de grands privilèges. Malheureusement les privilèges sont réduits pour eux aujourd'hui à l'état de proverbe.
Nous partîmes vers sept ou huit heures du soir, et nous entrâmes à Burgos vers cinq ou six heures du matin. Nous entrions dans la patrie du Cid par la même porte où le Cid avait passé lui-même, il y a tantôt huit cents ans, pour se rendre au palais du roi, quand il l'aperçut dans la cour du palais où il venait d'entrer, qui s'avançait au-devant de lui. Permettez-moi de terminer cette lettre par le récit de leur rencontre, madame. Il y a dans tous ces récits espagnols une allure fière qui doit aller à la fierté de votre esprit.
Diégo Laynes, le père du Cid, vient à cheval baiser la main du bon roi don Ferdinand ; il emmène avec lui trois cents gentilshommes. Parmi eux va Rodrigue, le superbe Castillan. Tous chevauchent sur des mules ; seul, Rodrigue est à cheval. Tous sont vêtus d'or et de soie ; seul, Rodrigue est couvert de fer. Tous ont une houssine à la main ; seul, Rodrigue porte une lance. Tous ont des gants parfumés ; seul, Rodrigue a de bons gantelets. Tous ont des chapeaux de feutre ou de velours ; seul, Rodrigue a un casque d'acier, et ce casque est surmonté d'une aigrette de pourpre.
Allant par leur chemin, ils firent la rencontre du roi. Ceux qui venaient avec le roi causaient entre eux et disaient : « Voici venir parmi ces gentilshommes celui qui a tué le comte Locano. » Rodrigue les entendit, les regarda fixement, et, d'une voix haute et fière, il leur dit : « S'il existe parmi vous quelqu'un qui soit son parent ou son allié, et que ce quelqu'un soit mécontent de sa mort, qu'il se montre à l'instant même et m'en demande raison. Je me battrai contre lui à pied ou à cheval. » Et tous répondirent à la fois : « Que le diable te demande raison si cela lui convient, Rodrigue ; quant à nous, ce n'est pas notre intention. »
Tous les gentilshommes de don Diégo Laynes mirent pied à terre pour baiser la main du roi ; seul, Rodrigue resta sur son cheval. Alors son père lui dit – écoutez ce que dit à son fils le père de Rodrigue –, alors son père lui dit : « Pied à terre, Rodrigue ; vous baiserez la main du roi, parce que le roi est mon seigneur et que vous êtes mon fils, c'est-à-dire mon vassal. »
Rodrigue s'estima fort offensé de ces paroles, et les paroles qu'il répondit à son père, vous allez en juger, sont d'un homme fier et hardi. « Si quelque autre que vous m'eût dit cela, mon père, répondit-il, il me l'aurait déjà payé ; mais puisque c'est vous qui l'ordonnez, j'obéirai de bonne grâce. » Et Rodrigue mit pied à terre pour baiser la main du roi. Mais au moment où il s'agenouillait devant lui, sa dague glissa hors du fourreau et tomba. Le roi fit un pas en arrière comme un homme qui a peur, et dit tout troublé : « Ote-toi de là, Rodrigue ! ôte-toi de là, démon ! toi dont la face est d'un homme et la conduite d'une bête farouche. »
Rodrigue à ces mots se releva vivement, et d'une voix altérée demanda aussitôt son cheval ; puis, se tournant contre le roi, il lui parla ainsi : « Sire, sachez-le bien, je ne me tiens pas pour honoré de baiser la main du roi, et je me tiens pour offensé que mon père l'ait baisée. » Et, disant ces mots, il sortit du palais, emmenant avec lui ses trois cents gentilshommes. Ils s'en allèrent bien vêtus pour revenir bien armés ; ils s'en allèrent sur des mules pour revenir à cheval.
Maintenant, ne vous étonnez point, madame, que dès mon entrée à Burgos je vous aie parlé du Cid. Il y a certains noms qui sont liés l'un à l'autre d'une façon indissoluble. Burgos, pauvre cité qui comptait autrefois trente-cinq mille habitants et qui aujourd'hui n'en compte plus, je crois, que huit ou neuf mille, Burgos n'est point la ville de Fernand Gonzalès, qui fut son premier comte ; Burgos n'est point même la ville de don Alphonse premier, qui fut son premier roi ; Burgos est la ville du Cid, qui fut son plus illustre enfant.
En effet, Burgos, comme cet écho de la Simonetta qui répète le même mot d'une manière indéfinie, Burgos répète-t-elle incessamment le nom du Cid. Les exploits du mari de dona Chimène bruissent aux oreilles du voyageur qui franchit ses portes, qui traverse ses rues, qui visite ses monuments ; le distrayant de ce qui existe au profit de ce qui est mort, et l'ombre gigantesque du héros, à travers huit siècles écoulés, se projette gigantesque et rayonnante du passé sur le présent.
Aussi, interrogez le premier enfant venu sur le Cid Campéador. Cet enfant qui ne pourrait peut-être pas vous dire le nom de la gracieuse reine qui s'assied aujourd'hui sur le trône de Charles Quint, vous dira que le Cid Campéador s'appelait don Rodrigue, et qu'il est né au château de Bivar. Il vous racontera à quelle occasion il fut nommé Cid ; comment il força le roi Alphonse de prêter, en l'église de Saint-Gadocé, serment qu'il n'avait trempé en rien dans le meurtre de don Sanche ; comment le roi Alphonse exila le Cid ; comment, au moment de partir, le Cid emprunta sur un coffre plein de sable mille florins à deux juifs ; comment il se raccommoda avec le roi ; comment saint Pierre lui annonça sa mort prochaine ; et enfin comment, mort, l'industrieux Gil Diaz, son écuyer, le plaça, d'après l'ordre qu'il avait reçu de son maître mourant, sur son cheval Rabiéca, son épée Tisena à la main, si bien que les Mores, le croyant encore vivant, prirent la fuite à son aspect, laissant vingt de leurs rois sur le champ de bataille.
Eh bien ! madame, croyez-vous une chose : c'est qu'il y a des savants qui ont découvert que le Cid n'avait jamais existé, et que cette religion, vouée par toute une ville, que cette renommée qui, débordant d'Espagne, a envahi le monde, ce respect de huit siècles agenouillés sur la tombe du héros, n'était qu'une imagination des poètes du douzième et du treizième siècle. N'est-ce pas, madame, que c'est une chose bien utile à la gloire d'une nation qu'un savant, surtout lorsqu'il est assez savant pour découvrir de pareilles choses ?
En attendant, madame, si vous passez jamais à Burgos, visitez sa prodigieuse cathédrale ; et, après avoir examiné les bas-reliefs représentant l'entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem ; son choeur fermé par des grilles en fer repoussé d'un travail merveilleux ; son dôme travaillé comme un bijou florentin ; son Ecce Homo, de Murillo ; sa Passion, de Philippe de Bourgogne ; son Christ en croix, du Greco ; sa Madeleine, de Léonard de Vinci ; son orgue formidable et son Christ en peau humaine, demandez à voir le coffre du Cid, et le sacristain, qui par bonheur n'est point un savant, vous montrera, dans la salle de Jean Cuchiller, ce vénérable monument scellé au mur par des crampons d'acier.
J'avais trois heures à passer à Burgos, madame, une pour dormir, deux pour visiter la ville. N'étant pas sûr de rêver de vous, j'ai consacré à vous écrire cette heure que je devais consacrer au sommeil. Le Cid n'eût pas mieux fait pour Chimène, n'est-ce pas ? Allons, voilà que j'oublie encore que le Cid n'a jamais existé.
Daignez agréer, etc.

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