De Paris à Cadix Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXX


7 novembre.

Voici une grande interruption, madame, trois grands jours sans vous écrire ; ce n'est point mon habitude, et vous avez dû penser qu'il s'était passé par- delà les monts Pyrénées quelque chose d'extraordinaire ; vous ne vous êtes pas trompée, nous descendons des plus hauts, près de la Sierra Morena : nous venons de faire ce que bien certainement jamais voyageur n'a fait : nous venons de passer trois jours en fraternité avec les habitants de la montagne.
Paroldo avait un peu trop compté sur les jambes de son messager quand il nous avait donné rendez-vous pour le lendemain à quatre heures ; ou plutôt Paroldo, qui savait que les journées de notre séjour en Espagne étaient comptées, Paroldo n'avait pas voulu nous désespérer en nous avouant qu'il fallait vingt-quatre heures au moins pour nouer des relations suffisantes avec nos futurs compagnons de chasse. Puis, la réussite de la chose reposait sur un problème assez vague : étais-je aussi connu des habitants de la sierra que je l'étais des chefs de poste et des douaniers de Cordoue ?
Quand on prend le parti extrême d'habiter la sierra, et surtout la Sierra Morena, c'est que l'on a quelqu'une de ces causes profondes de misanthropie qui vous font, comme Karl Moor et Jean Sbogar, rompre avec la société. Or, la Sierra Morena n'a ni bureaux de journaux ni cabinets de lecture. Il en résulte que ceux qui l'habitent d'une façon continue, que ceux qui ont des raisons de venir à la ville le moins souvent possible, il en résulte que ceux- là, sans qu'on les taxe d'ignorance, peuvent bien n'avoir jamais lu ni les Mousquetaires ni Monte-Cristo. Mon amour-propre n'avait donc point trop à souffrir, on me l'assurait du moins, si ma renommée, pareille à la mer, à qui Dieu a ordonné de s'arrêter sur son rivage, si ma renommée, dis-je, s'arrêtait au pied de la Sierra Morena. La nuit s'écoula donc sans autre bruit que celui de la pendule à musique. La journée fut consacrée à faire des visites. Perez, en sa qualité de maître de langue française, Paroldo, en sa qualité de lion de Cordoue, nous présentèrent dans les meilleures maisons de la ville. Partout l'accueil fut franc et cordial, et nulle part nous ne pûmes nous apercevoir de cette haine internationale, qui n'existe pas chez nous, et qui n'existe en Espagne, visiblement du moins, que dans les classes inférieures de la société.
Je savais qu'entre autres curiosités, Cordoue renfermait le reste de la maison de Sénèque. Sénèque n'est pas un grand tragique ; mais enfin, comme c'est le seul tragique de Rome, et comme dans son poème de Médée il a prédit la découverte de l'Amérique, je désirais voir la maison de Sénèque. A chaque fois que j'avais manifesté ce désir, Perez, Paroldo et Hernandez de Cordoba, notre troisième compagnon d'amitié, s'étaient mis à rire. Enfin, comme j'insistais avec un entêtement de touriste : « C'est bien, me dit Perez, on vous y conduira ce soir, à la maison de Sénèque. – Et pourquoi ce soir seulement ? – Ah ! dame ! – Est-ce que la maison de Sénèque est fermée le jour ? – Non pas ; elle est ouverte à toute heure, au contraire. – L'hospitalité n'y est point en honneur ? – L'hospitalité y est antique ; mais... – Mais quoi ? – Mais nous tenons beaucoup à ce qu'on ne sache pas que nous usons de cette hospitalité. – Ah ! ah ! – Oui. – Très bien ! – Tenez-vous toujours à visiter la maison de Sénèque ? – Pourquoi pas ? nous voyageons pour connaître les moeurs des pays que nous parcourons ; or, les moeurs que nous pouvons étudier le soir ne sont pas les moeurs les moins curieuses, quoique les voyageurs n'en parlent jamais. »
Au reste, il faut vous le dire, madame, et j'éprouve d'autant moins d'hésitation à vous le dire, que nous sommes sortis de toutes les épreuves, soit espagnoles, soit africaines, purs comme des Joseph et des don César de Bazan, ces moeurs ne nous étaient point tout à fait inconnues. A Grenade, un soir qu'en visitant la ville au clair de la lune nous nous étions perdus dans ses rues tortueuses, nous crûmes remarquer une maison où veillait une lumière, et nous montâmes pour demander notre chemin. Desbarolles était resté en arrière pour redresser son Gibus, de sorte que la personne qui nous reçut, se trompant sans doute à notre espagnol assez inintelligible, nous fit entrer dans une espèce de chambre qu'elle appelait un salon, et qu'en France, madame, pays de suprême aristocratie et de luxe insensé, on appellerait un galetas.
Dans ce salon aux murs blanchis à la chaux, et meublé purement et simplement d'un canapé de paille recouvert en basin, et de quatre chaises de paille pareilles au canapé, mais non recouverte comme lui, nous restâmes seuls, pendant un quart d'heure à peu près, à causer comme les trois calenders borgnes des Mille et Une Nuits, après lequel quart d'heure la porte s'ouvrit, et il entra autant de princesses que nous étions de princes. Ici, madame, pour tout autre que pour des gens qui avaient fait des voeux de chasteté dans la cour des diligences Caillard et Laffitte, le récit deviendrait embarrassant ; mais pour nous, simples observateurs, habitués aux séances d'ateliers, la chose devient toute simple.
Je vais donc, madame, vous décrire de mon mieux les princesses espagnoles. En général, au nombre des vertus que le ciel leur a laissées, il faut leur accorder la grande simplicité ; quelques-unes, et ce sont les plus élégantes, portent la mantille, la basquine et l'éventail national ; sous la mantille, le peigne d'écaille qui la soulève, et près du peigne, la rose naturelle ou factice, dont le rouge pourpre éclate comme une flamme à travers les fines mailles de la dentelle noire. Les autres sont mises à la française, c'est-à-dire qu'elles ont une simple robe de toile de mousseline ou de jaconas, un petit châle jeté sur les épaules, un petit bonnet ou un petit chapeau posé sur la tête. Peut-être aussi me trompé-je, madame, et sont-ce celles-là qu'on appelle les élégantes en Espagne.
Maintenant, madame, il faut vous dire une chose que vous ne savez point ; c'est qu'en France, quand des calenders ou des voyageurs comme nous visitent, soit les caravansérails, soit les maisons de Sénèque, ils y trouvent, comme dans les Mille et Une Nuits, toujours les princesses les plus folles, les plus babillardes, et surtout les plus prévenantes de la terre. Cette folie, ce babil, ces prévenances sont-ils naturels ? ou n'est-ce qu'un jargon appris, un moyen de séduction, un besoin de se faire illusion à soi-même ? C'est ce que je laisserai à décider aux fouriéristes et aux phalanstériens.
Puis ajoutez aux notes déjà prises cette observation remarquable ! En France, ou plutôt à Paris, les princesses logent dans les caravansérails ou dans les maisons de Sénèque même, où calenders et voyageurs ont l'habitude de venir demander l'hospitalité ; il en résulte qu'à Paris calenders et voyageurs n'attendent jamais. En Espagne, c'est tout différent : les princesses ont leurs maisons particulières, elles logent au sein de leur famille ; comme ces filles de roi de l'antiquité, qui allaient chercher l'eau à la fontaine et qui confectionnaient leurs propres habits, elles exercent une profession : les unes joutent avec la nature, en confectionnant des fleurs rivales des fleurs naturelles ; les autres étendent la charité jusqu'à faire pour les autres ce que les filles de roi faisaient dans l'antiquité pour elles-mêmes, jusqu'à tailler et coudre des vêtements ; les autres enfin tressent en or et en argent ces mille galons, ces mille passequilles, ces mille franfreluches qui brillent, qui sonnent, qui crient aux vêtements de parade des danseuses et des danseurs andalous.
Seulement, comme tous ces métiers fatiguent la vue sans doute, et que ce serait risquer ses yeux que d'y travailler le soir, les belles princesses ont adopté pour le soir un métier où elles risquent leur âme, qui leur est beaucoup moins indispensable que leurs yeux. Mais il faut le dire, madame, ce métier, en Espagne, est loin d'entraîner avec lui les mêmes préjugés sociaux qu'en France. Les princesses dont nous parlons visitent les caravansérails et les maisons de Sénèque, mais cela ne nuit en rien à la considération dont elles jouissaient avant qu'elles eussent l'idée d'étendre jusqu'à ces établissements publics ou privés leurs courses nocturnes ; elles ne cessent point pour cela de voir leurs connaissances, de rester liées avec leurs amies ; personne ne leur demande compte de leurs sorties quotidiennes, personne ne s'informe de ce qu'elles ont fait de six heures du soir jusqu'à minuit. Et d'ailleurs qui en aurait le droit ? ces demoiselles ne sortent jamais seules, elles ont toujours pour les accompagner ou leur père, ou leur mère, ou leur frère ; il est vrai que père, mère ou frère restent au seuil des caravansérails, à la porte des maisons de Sénèque, n'ont aucun rapport avec les calenders ni avec les voyageurs ; mais enfin ils sont là ; et qui oserait dire qu'une fille fait du mal... à dix pas de son père, de sa mère ou de son frère ? C'est qu'elles ne font point de mal non plus, madame ; elles entrent silencieuses et graves, elle s'asseyent sans dire une parole, et elles attendent que calenders et voyageurs aillent leur faire la cour. Oui, madame, aillent leur faire la cour, c'est le mot. En Espagne, on fait littéralement la cour dans les caravansérails ou dans les maisons de Sénèque. Vous dire que cette cour-là dure aussi longtemps et est aussi chaste que celle qui se fait en dehors des balcons et de l'autre côté des jalousies, ce serait exagéré ; mais au moins les apparences sont sauvées : les princesses qui sont faibles ont l'air de céder à un caprice, à un entraînement ; elles se lèvent, s'appuient au bras du cavalier, font quelques tours avec lui dans l'appartement ou dans le jardin, disparaissent sans bruit, sans fracas, sans ostentation, et après un temps plus ou moins long reparaissent au bras de leur cavalier. Libre à vous, tant leur visage est calme, tant leur habit est chastement intact, libre à vous de croire qu'ils viennent purement et simplement de faire un cours d'astronomie ou de lire un chapitre de Don Quichotte de la Manche.
Au reste, bien plus sobres que les princesses des Mille et Une Nuits, qui, comme on peut le voir dans une traduction de monsieur Galland, buvaient et mangeaient avec les voyageurs à qui elles offraient l'hospitalité, les princesses espagnoles ne boivent ni ne mangent, et je dois dire que les vins de Porto, de Xérès et de Malaga, que nous faisions parfois apporter pour nous dans ces auberges de passage, n'ont jamais été qu'effleurés par les lèvres dédaigneuses de nos passagères hôtesses.
D'ailleurs, jamais la soirée n'a le temps de dégénérer en orgie : à dix heures, on commence à parler de se retirer, et à onze, on se retire irrévocablement, en donnant pour excuse ces mots auxquels il n'y a rien à répondre, à moins qu'on n'ait rompu avec tous les sentiments sacrés : « Mon père ou ma mère sont là ; ils m'attendent depuis trois heures et vous comprenez que je ne puis le ou la faire attendre plus longtemps. » Sur ce, la princesse se lève, vous donne majestueusement son front à baiser, fait une révérence et se retire. Puis le lendemain, si vous voulez recommencer, cela recommence, mais toujours de la même façon, et avec les mêmes ménagements. Il va sans dire que si le lendemain vous vous présentiez dans la maison de la princesse qui vous a fait les honneurs du caravansérail la veille, vous y seriez complètement méconnu, et qu'on vous regarderait comme un homme ivre qui se trompe de porte.
A propos d'homme ivre, consignons en passant ce fait : que nous n'en avons jamais rencontré qu'un seul pendant notre voyage en Espagne, encore toute la population le suivait-elle comme une curiosité. D'après ce que je viens d'avoir l'honneur de vous raconter, madame, la maison de Sénèque, que nous visitâmes le soir, ne vous offrira rien de nouveau, si ce n'est comme archéologie. Vous dire dans quel quartier elle est située, madame, j'en serais fort empêché, n'y ayant été que de nuit et par une pluie battante. On entre par une grande porte dans une cour ou plutôt dans une espèce de jardin, dont les murailles m'ont paru de construction romaine : ces murailles sont, avec la maîtresse de la maison, les seuls restes d'antiquité que je constatai.
Une circonstance toute caractéristique vint compliquer la tristesse de la séance : nous avions eu l'heureuse idée d'entrer en passant dans un café, et de faire confectionner un punch, en France je dirais à la romaine, mais à Cordoue je dirai à la française, pour voir si cette différence de liqueur vaincrait le mépris de nos futures Amines. Malheureusement, le garçon de café qui l'apporta, et qui était sans doute quelque fils de roi déguisé, se trouva être l'amant de la plus jolie de nos princesses, laquelle, soutenue par la présence de son infant, que rien au monde ne put décider à quitter l'antichambre, ne voulut entrer dans aucune espèce de conversation ni avec ses compatriotes ni avec les étrangers. Aussi n'attendîmes-nous même pas pour nous retirer que ces dames nous dissent que leur papa ou leur maman les attendaient.
A propos, madame, j'oubliais de vous dire que dans la soirée, Paroldo avait reçu sa réponse, et que nous étions attendus le lendemain dans la Sierra Morena. Nous voulûmes nous mettre aux préparatifs ; mais nos amis nous déclarèrent que cela ne nous regardait en rien, et que nos montures seraient dans la cour de l'hôtel de las Diligensas le lendemain à quatre heures du matin.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente