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Chapitre XXXI


Cordoue, 7.

La nuit qui suivit notre visite à la maison de Sénèque, madame, nous dormîmes admirablement, Alexandre n'ayant pas pris de café, et la pendule s'étant en conséquence contentée de jouer un ou deux airs pour accompagner notre coucher. Mais a quatre heures précises, nous fûmes réveillés par des battements de porte, des piétinements et des vociférations à faire crouler l'hôtel ; c'étaient nos ânes, nos mules et nos muletiers qui arrivaient. En un instant, nous fûmes sur pied : tout était prêt, fusils, fourniments, vestes et pantalons de chasse ; nous bouclions notre dernier ardillon de guêtre lorsque Paroldo entra. « Allons ! allons ! dit-il, messieurs, en route ! »
Paroldo était remarquablement beau sous l'habit un peu vulgaire de majo andalous ; cette veste courte, ce chapeau à bouffette, cette culotte large, ces guêtres élégantes, la plus heureuse partie du costume, étaient portés par lui d'une certaine façon qui donnait à tout l'ensemble une distinction charmante. Giraud et Boulanger eussent bien mieux aimé faire son portrait que de partir pour la chasse, mais la majorité fut contre eux ; Giraud se contenta de faire un croquis tandis que Paroldo allumait son cigare, et nous descendîmes. Le patio de l'hôtel, avec ses arcades quadrangulaires comme celles de la rue de Rivoli, son pavé de dalles, son jardin, dont un immense oranger chargé de fruits tenait presque toute la capacité, présentait, vu aux flambeaux, l'aspect le plus pittoresque.
En effet, toute une rangée de ces arcades était remplie d'ânes, de muletiers, de guides ; ces ânes couverts d'oripeaux bariolés, les muletiers et les guides coiffés de leurs mouchoirs aux vives couleurs, drapés dans leurs mantes, la plupart les jambes nues dans les espadrilles comme leurs ancêtres les Arabes. Puis au fond, près de la porte, deux chasseurs sur leurs chevaux complétaient l'ensemble de ces esquisses vivantes, à moitié perdus dans l'ombre, où reluisaient cependant parfois, éveillés au flamboiement d'une torche, le canon de leurs fusils et le manche de leurs couteaux. Les deux chasseurs étaient Ravez et le comte Hernandez de Cordoba. Tout cela faisait le tapage qui nous avait éveillés.
Le tapage s'augmenta de notre présence. Presque toutes les montures qui nous étaient destinées étaient des ânes, au milieu desquels un magnifique âne blanc levait sa tête avec une majesté qui le faisait reconnaître à l'instant même pour le roi des bourriquets. C'était l'âne de Paroldo. Les autres étaient des ânes ordinaires. Si vous aviez vu cet âne, vous qui êtes élève de Daure, madame, vous qui montez à première vue et du premier bond tous les chevaux qu'on vous présente, vous ne voudriez plus monter que des ânes. Aussitôt que je parus, les chasseurs descendirent de leurs chevaux et m'offrirent leurs montures, deux solides bêtes andalouses, au corps ramassé, au large poitrail, aux jarrets de fer. Mais j'avoue que j'avais l'oeil particulièrement tiré par cet âne blanc à pompons jaunes et rouges, qui levait si orgueilleusement les oreilles. Tous les honneurs m'étaient réservés en Espagne : cet âne, l'objet de mon ambition, c'est pour moi qu'il avait été amené. On avait trouvé une selle à étriers pour Boulanger ; d'ailleurs Boulanger, pendant son voyage de Grenade à Cordoue, était devenu un écuyer consommé. Les autres enfourchèrent leurs bourriques, dont tout le harnachement se composait d'une vieille mante roulée sous le ventre de l'animal. Paroldo, descendu pour moi de son âne modèle, monta, malgré mes instances que j'aurais pu, je dois le dire, rendre plus pressantes, Paroldo monta sur un âne ordinaire.
Nous partîmes. J'ai rarement vu caravane plus grotesque se mouvoir dans l'ombre de la nuit. Le commun des bourriques avait grand-peine à suivre les deux chevaux et l'âne modèle ; mais comme le commun des bourriques était suivi lui-même par nos muletiers, ceux-ci, armés d'une houssine qui pouvait revendiquer le titre de bâton, frappaient si fort et si dru, qu'il fallait bien que l'étrange troupeau formât une masse compacte. Parfois même, un âne emporté par la douleur dépassait les chevaux, emportant lui-même son cavalier, lequel, cramponné des deux mains à la mante qui lui servait tout à la fois de selle, d'étriers et de bride, passait rapide et fantastique comme le cheval de Faust se rendant au Broken.
Car j'ai oublié de dire que nos ânes de Cordoue, ramenés à la simplicité primitive, présentaient encore sur nos mules de Grenade ce progrès de n'avoir pas de longes.
Mais, me direz-vous, madame, vous si bonne écuyère, comment sans selle, sans étriers, sans bride et sans longe, comment conduisiez-vous votre âne ?
Madame, la posture de l'écuyer cordovan, qui s'adonne surtout à la pratique de l'âne, est d'être assis le plus possible sur le train de derrière, lequel présente plus que tout le reste du corps une certaine sécurité pour le maintien du centre de gravité ; de cette espèce de poupe il dirige sa monture avec une baguette blanche. S'agit-il de la faire aller à gauche ? Il lui donne un grand coup de baguette sur l'oreille droite ; s'agit-il de la faire aller à droite ? Il lui donne un grand coup de baguette sur l'oreille gauche ; s'agit-il enfin de la faire aller en avant ? Il lui fourre sa baguette dans le derrière.
Avec ces trois moyens coercitifs, il est rare que l'âne ne fasse pas sa lieue d'Espagne à l'heure et ne jette pas son cavalier une fois au moins à terre par lieue ; mais l'âne est d'un naturel gourmand, à peine s'est-il débarrassé de son cavalier, qu'au dixième pas il s'arrête pour pincer une touffe d'herbe ou savourer un chardon ; le cavalier profite du moment où sa monture tombe en péché mortel : il reprend sa position supérieure, et garde cette supériorité jusqu'à ce qu'une nouvelle chute la lui fasse perdre, pour qu'une nouvelle faute de l'incontinent animal la lui laisse reprendre encore. Nous franchîmes les portes et nous prîmes le chemin de la montagne, qui se dressait dans la nuit à l'horizon sombre et d'une seule couleur.
De la ville aux premières rampes de la montagne, il y a une lieue et demie à peu près. A chaque pas nous rencontrions des cavaliers en retard qui se joignaient à nous et qui nous apparaissaient arrivant par des chemins de traverse ou à travers champs ; les uns portaient le costume national de l'Andalousie, les autres le costume particulier des chasseurs de Cordoue ; c'est-à-dire que les premiers étaient vêtus de vestes et de culottes de drap grossièrement brodé avec du coton ou de la soie ; les seconds, de vestes et de pantalons de cuir brodé avec du velours, d'autres enfin portaient le costume des habitants de la Manche, c'est-à-dire la veste et le pantalon de peau de mouton, avec le poil tourné en dehors, et la mitre de poil de renard se rabattant de trois côtés, c'est-à-dire sur le devant, pour garantir du soleil, et sur les deux oreilles pour garantir du froid. Tous avaient la carabine pendue, non pas à l'arçon, mais à l'arrière de la selle, et la ceinture rouge ou bleue, dans laquelle était passé un poignard au manche de corne taillé pour entrer dans le canon du fusil et destiné à servir de baïonnette. Ce poignard se porte derrière les reins, passé de droite à gauche. Ces cavaliers portaient sur leur costume un grand manteau de voyage particulier aux Cordovans, et qui doit remonter à l'antiquité la plus haute, étant de la plus suprême simplicité. Ces manteaux sont faits d'une couverture d'un gris rouille bordée de dessins rouges et jaunes. On fend cette couverture par le milieu, et on passe la tête dans la fente. De cette façon, elle retombe sur les épaules en collant, puis on adapte aux deux bords de l'échancrure un collet destiné à s'agrafer par- devant, et, au-dessous du collet, aux deux côtés de la fente, des boutons d'un côté et des boutonnières de l'autre, encore pour quelques-uns le bouton et la boutonnière sont-ils du luxe. Ceux-là se contentent du trou à passer la tête, et ressemblent tout à fait à cette poupée familière aux escamoteurs, et qu'on appelle Jean de la Vigne.
Au fur et à mesure que ces cavaliers arrivaient, ils nous étaient présentés. C'étaient des jeunes gens de Cordoue ou des environs, le pied de la sierra étant peuplé de charmantes habitations. Aux premières rampes de la montagne, nous étions quinze à peu près, sans compter Eau de Benjoin, qui avait trouvé moyen de mettre la main sur l'âne le plus vif et le plus pacifique à la fois ; il commandait toute une arrière-garde de bourriques chargées de vivres. Ce bruit d'étriers, de chevaux, d'armes ; les cris, modulés sur tous les tons, de nos amis qui avaient peine à tenir l'équilibre sur leurs ânes sans selle, faisaient un prélude on ne peut plus pittoresque au lever du soleil, qui commençait à lutter vers l'orient avec les dernières ombres de la nuit.
Nous franchîmes la plaine et atteignîmes enfin les premiers contreforts de la sierra. Il est inutile de dire qu'il n'y a pas de route, mais seulement un sentier. Ce sentier se présente, dès l'abord, difficile, étroit, rocailleux ; à droite s'ouvre presque constamment une espèce de précipice, qui, dans certains endroits, a jusqu'à deux mille pieds de profondeur. A gauche s'élèvent de place en place des croix avec des inscriptions. Je vis la première sans la remarquer ; enfin leur fréquence me préoccupa : je demandai à Paroldo ce que signifiaient ces croix. « Approchez-vous de la première, me répondit-il, et lisez. » Je m'approchai et je lus : « En esto sito fu asacinado el conte Roderigo de Torrejas. » Ce qui voulait dire : « En cet endroit fut assassiné le comte Roderic de Torrejas ; passant, priez pour son âme. Année 1845. »
A dix pas de là se trouvait cette autre inscription : elle était clouée sur une planchette le long d'un arbre et surmontée d'une croix de bois : « En cet endroit fut assassiné, le même jour et la même année, son fils, Hernandez de Torrejas ; priez également pour son âme. » L'inscription était d'autant moins rassurante qu'elle était plus claire, d'autant moins rassurante qu'en regardant en arrière et en avant on apercevait, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, une suite non interrompue de croix.
J'appelai ces messieurs, et priai Desbarolles de lire à haute voix les inscriptions : « Messieurs, dis-je, voilà qui me paraît beaucoup plus positif que le malo sitio de Castro del Rio. Si nous mettions nos carabines en état ? Ce serait assez triste de laisser dans la Sierra Morena cette trace de notre passage. – Oh ! inutile, dit Paroldo, les voleurs ne sont point de ce côté-ci aujourd'hui ; puis, ajouta-t-il en riant, y fussent-ils, nous sommes assurés. »
J'ai l'habitude de croire aveuglément les gens qui me disent une chose qu'ils doivent savoir. « C'est bien, répondis-je en rejetant ma carabine sur mes épaules ; en route, messieurs. »
Nos compagnons indigènes étaient déjà loin, ils avaient passé aussi insoucieusement devant toutes les croix que si elles eussent surmonté des tumulus antiques ; nous fûmes obligés de faire un temps de trot pour les rejoindre. La vue de ces croix, la lecture de ces épitaphes, les explications de Paroldo avaient jeté sinon de la crainte, du moins de la tristesse dans la partie française de la caravane ; elle en profita pour s'occuper du paysage, qui eût bien fini par nous occuper sans cela, tant il devenait splendide, tant il se faisait majestueux.
En effet, au fur et à mesure que nous nous élevions aux flancs de la montagne, nous dominions un horizon immense. A nos pieds était le précipice béant, et sombre dans ses dernières profondeurs, que les premiers rayons du soleil n'avaient point sondé encore ; au-delà du précipice les derniers rampants de la montagne qui s'avançaient dans la plaine comme des côtes de granit ; la plaine rousse et fauve comme la crinière d'un lion, et toute tachetée d'oliviers au feuillage gris d'argent ; au-delà de la plaine, Cordoue, teintée de lumières et d'ombres vigoureusement accusées ; puis le Guadalquivir, qui, reflétant les lueurs matinales, semblait rouler un lit de flammes ; puis au-delà du Guadalquivir, ces autres plaines arides que nous avions traversées avec la soif du désert ; enfin, à l'horizon, ces autres montagnes qui bossellent éternellement le terrain qui s'étend entre Cordoue et Grenade, et qui, d'où nous étions, nous paraissaient à peine des collines. Tout ce dernier horizon apparaissait du violet le plus transparent et le plus velouté.
Nous montions toujours, et, ce qu'il y avait de merveilleux, c'est que, tandis que la marche ascendante changeait les aspects, le soleil, de plus en plus brillant, changeait les teintes. Dix fois, nous nous retournâmes vers Cordoue avec des cris d'admiration. Enfin, Cordoue, la plaine, l'horizon, tout resta derrière nous ; nous nous enfonçâmes dans la montagne.
La montagne elle-même avait son aspect particulier ; il y pousse peu de grands arbres, soit qu'on ne laisse pas les arbres atteindre leur développement, soit que la nature du terrain ne se prête pas à ces luxuriantes végétations de nos climats d'occident. Les plus hautes forêts de ces sierras sont une espèce de taillis de huit ou dix pieds de haut ; le plus commun aspect est une espèce de buissonnement continu, pareil à des vagues de verdure pressées les unes contre les autres, et qui font sur le sol à peu près le même effet que des cheveux crépus font en floconnant sur la tête d'un nègre. Sur ces buissons pousse un fruit d'une forme et d'une couleur charmantes, ressemblant à une grosse fraise qui serait parfaitement ronde ; il est assez agréable au goût, quoiqu'il soit un peu cotonneux ; les Espagnols l'appellent madrono. Ce n'est autre chose, je crois, que le fruit de l'arbousier, qui chez nous n'arrive pas à sa maturité à cause de la rigueur du climat.
Nous avions atteint la cime des premiers pics, et, comme je l'ai dit, nous avions piqué à gauche, puis nous avions traversé un plateau, et nous nous étions enfoncés dans la montagne. L'ascension avait duré deux heures à peu près, des premières rampes à ce premier plateau. Dès lors, nous ne fîmes plus que monter et descendre, quoique nous gagnassions toujours quelque chose en montée. Enfin, une descente assez longue s'offrit à nous : c'était une vallée entre les cimes des montagnes mêmes ; il y avait quelque fraîcheur dans cette vallée, et de grands arbres s'y étaient acclimatés. Nous nous trouvâmes donc, Grenade est toujours exceptée du reproche d'aridité, nous nous trouvâmes donc, pour la première fois depuis que nous étions en Espagne, sous un berceau de verdure.
Paroldo força son âne, qui rejoignit le mien, et me montrant un endroit un peu plus défoncé que les autres : « Tenez, me dit-il, ici j'ai été arrêté il y a quatre ans. » Tout près de l'endroit s'élevait une croix. « Cette croix y était- elle déjà, à l'époque où l'événement vous arriva ? – Oui, me dit-il, et elle ne contribua pas peu à donner une certaine solennité à la chose. – Et vous en fûtes quittes ? – Pour ce que nous avions sur nous. Heureusement, nous étions mis fort simplement, on n'exigea point de rançon. » Nous saluâmes la croix et nous continuâmes notre route.
Cette route aboutissait à une petite plaine entourée partout de maquis, qu'on me permette d'adopter l'expression consacrée en Corse ; cette petite plaine était dominée par une colline, dominée elle-même par une maison ayant toutes les apparences d'une forteresse. Au milieu de cette plaine s'élevait, coulant dans une auge d'abord, et de cette auge à terre, une fontaine au flux assez abondant. Autour de cette fontaine, trente hommes armés de fusils, et cinquante chiens accouplés nous attendaient. L'aspect était imposant, venant à la suite de tous les éclaircissements donnés sur les croix qui bordent la route. Je me retournai du côté de Paroldo, qui comprit l'interrogation renfermée dans mon regard. « Eh bien, me dit-il en riant, ce sont nos chasseurs ; après ? »
Du moment où c'étaient nos chasseurs, il n'y avait point d'après ; nous nous avançâmes donc au-devant d'eux en pressant le pas de nos mules. Eux se levèrent et nous attendirent debout et le chapeau à la main. Ravez poussa son cheval en avant et marcha droit à une espèce de vieux braconnier, placé lui-même comme une sentinelle entre ces messieurs et nous Après quelques paroles échangées, on nous fit signe d'avancer L'accueil fut cordial, quoiqu'un peu froid. J'essayai de réchauffer ce premier contact en parlant du déjeuner. La parole me parut sonner agréablement aux oreilles de tout le monde, seulement Paroldo se pencha à mon oreille en me disant : « Ne buvons pas trop, et ne faisons pas trop boire nos chasseurs. – Pourquoi cela ? – Parce que nous chassons à balles. – Vous avez raison. »
Pendant ce temps, le mot déjeuner avait fondu la première glace. Chacun avait étendu sa mante à terre ; on faisait avancer les bourriques aux provisions sous la direction de Paul, et on déchargeait les provisions à terre. De leur côté, nos chasseurs de la montagne n'avaient point voulu demeurer en reste, eux aussi avaient leurs provisions solides et liquides. Leurs provisions solides étaient des cuisseaux de cerf et des jambons de sanglier fumés ; c'était le produit de la montagne même. Leurs provisions liquides étaient des vins de Malaga et de Xérès : c'était le résultat de leurs relations avec les contrebandiers. Nous apportions de notre côté des dindes, des poulets, des pâtés, des olives et des outres aux ventres rebondis, pleines de ce petit vin de Montilla dont je crois déjà vous avoir parlé. On vida le tout sur les mantes.
Paul arriva portant sa boîte d'argenterie. « Ah ! ah ! me dit Paroldo, vous avez apporté votre argenterie avec vous ? – Parfaitement ; ne sommes-nous pas en bonne compagnie ? – Si fait, si fait ; cependant il y a tant de monde ici... – Juan, mon ami, je parie qu'à notre retour il ne manquera pas une petite cuillère. – Oh ! je ne veux point parier, répondit Paroldo ; il arrive des choses si extraordinaires par le temps qui court ! » Et il regarda en riant Hernandez et Ravez. « Paul, dis-je, jetez couverts et fourchettes sur une mante. Ceux qui seront trop délicats pour manger avec leurs doigts viendront prendre au tas. – Monsieur me donne-t-il toujours son argenterie en compte ? – Non, Paul, vous ne répondez de rien tant que vous serez dans la montagne. – Bien, monsieur. » Et Paul vida intégralement le compartiment aux couteaux, aux fourchettes et aux cuillères sur une mante. Cette confiance parut faire un excellent effet sur nos nouveaux amis.
Chacun se mit à l'oeuvre avec cet appétit féroce que donne la course du matin à l'air apéritif de la montagne. Les chiens, attachés à des arbres, tendaient vers nous leurs chaînes de toute la force dont ils étaient capables, nous regardaient avec des yeux ardents, et semblaient prêts à dévorer non seulement notre déjeuner, mais encore nous-mêmes ; ces chiens à demi sauvages avaient un aspect terrible. Quelques pains furent sobrement distribués parmi toute cette meute. Il fallait lui conserver la force sans lui ôter l'avidité. Le chien courant surtout chasse pour lui et non pour son maître.
Nous étions fort disposés, en notre qualité d'animaux raisonnables, à ne pas imiter cette sobriété ; mais notre vieux Bas-de-Cuir, nous avions ainsi et à fort juste titre baptisé le braconnier qui nous avait servi d'intermédiaire avec nos nouvelles connaissances ; mais notre vieux Bas-de-Cuir nous fit observer que le soleil montait à l'horizon, et que nous avions encore une heure de marche au moins avant d'arriver à la première battue. On releva les comestibles, on rebouchonna les outres, on rembarriqua les olives, et nous nous levâmes.
Je vis Paul reficeler tranquillement sa boîte d'argenterie à son âne. « Eh bien, Paul ? lui demandai-je. – Quoi ? monsieur. – L'argenterie ? – Le compte y est. – En route, en route, messieurs », dis-je en enfourchant mon âne modèle. Et nous nous enfonçâmes de nouveau dans la montagne, accompagnés cette fois de nos trente chasseurs à pied qui marchaient sur deux lignes, l'une à notre droite, l'autre à notre gauche, et suivis de toute cette meute de chiens hurlants.

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