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Chapitre XXXV


Séville, 10 novembre.

Si par hasard, madame, il vous est arrivé parmi tous les souhaits que je ne doute aucunement que vous ayez la bonté de faire pour moi à la Providence, s'il vous est arrivé, dis-je, de me souhaiter un bon sommeil, votre souhait a été exaucé. J'ai dormi douze heures, et je me suis réveillé vers onze heures du soir, plus allègre et moins marbré que je ne croyais. Nos compagnons étaient arrivés depuis cinq heures, moins Alexandre et Desbarolles ; ils se sont endormis, et se réveillèrent à leur tour vers cinq heures du matin.
Alors j'ai pu avoir des nouvelles, non seulement des présents, mais encore des absents. Les présents sont moulus, comme de raison, quoique la diligence soit moins dure que la malle-poste, non point qu'elle soit mieux suspendue, mais elle est plus lourde. Quant aux absents, les nouvelles sont qu'on n'a aucune nouvelle d'eux. Au moment du départ, Alexandre a manqué purement et simplement à l'appel, et Desbarolles a déclaré, en compagnon dévoué, qu'il attendrait qu'Alexandre se retrouvât, et qu'il ne reparaîtrait devant moi qu'accompagné d'Alexandre. Je crois décidément, madame, que Desbarolles est le meilleur de nous tous.
Je vous disais donc que je m'étais éveillé vers onze heures de la nuit. Je ne savais pas trop, je l'avoue, en m'éveillant, où j'étais. Je regardai autour de moi, et je vis un charmant rayon de lune qui illuminait les ténèbres de ma chambre en traversant le salon. Je passai un pantalon à pieds, je chaussai des pantoufles, et je suivis le rayon de lune, qui me conduisit droit à la porte. Cette porte était ouverte. Vous figurez-vous, madame, une porte de salon, donnant sur votre chambre, ouverte, le 10 novembre ? Vous frissonnez, n'est-ce pas, rien qu'à cette idée ? Je franchis le seuil de cette porte, et je me trouvai sur une galerie intérieure qui fait tout le tour du patio. Elle est éclairée par des arcades de marbre, et donne sur un jardin de trente pieds carrés. Ce jardin est complètement rempli par deux ou trois orangers chargés de fruits. En face de moi, appartenant à la maison voisine, s'élève une espèce de mirador, dont les faïences reluisent aux rayons de la lune comme les écailles argentées d'un gigantesque poisson.
Je n'ai rien vu de calme et de charmant comme cette nuit. La lune, qui avait à se venger de trente-six heures de pluie, régnait en dominatrice au ciel, et répandait une lumière égale à celle d'un jour d'occident. Seulement, cette lumière était plus douce, plus sereine, plus harmonieuse. Tous les bruits de la journée, cris de marchands, roulements de voitures, froissements de pavés, mouraient pour faire place aux bruits mystérieux de la nuit. De temps en temps, le frémissement d'une guitare passant dans l'air, secouant quelques notes rieuses, égrenées au bas d'un balcon et emportées par la brise, au milieu des arômes flottants des citronniers et des jasmins. On sentait que toute cette ville, si joyeuse le jour, gardait une partie de sa gaieté pour son sommeil ; qu'une partie de ses habitants veillait pour aimer, et que l'autre dormait pour rêver d'amour.
Il y avait justement, sans doute dans la prévoyance de ces belles nuits, tout autour de la galerie, de longs canapés disposés pour la sieste. Je me couchai sur l'un d'eux, et les yeux noyés dans cet azur, au fond duquel à chaque instant mon regard obstiné voyait éclore une nouvelle étoile, je me laissai bercer à ces mélodies lointaines et interrompues, que venait de temps en temps interrompre le bruit des horloges nocturnes, dont le son clair retentissait à chaque quart d'heure, comme si quelque oiseau de bronze touchait, en passant, leur timbre du bout de son aile. La ressemblance était d'autant plus grande, qu'à Séville comme partout, jamais deux horloges n'ont sonné ensemble. Vous savez, madame, le mal qu'eut Charles-Quint à régler ses douze pendules ; il pensa devenir fou, lui qui avait réglé les quatorze ou quinze Espagnes, sans compter les Flandres et les deux Indes.
Le jour me trouva couché sur ma galerie. Toutes mes belles pensées philosophiques avaient fini par tournoyer dans ma tête, comme un vol d'oiseaux à la fin du jour, et par se fondre dans un supplément de sommeil qui, en vérité, n'était pas de luxe après nos deux nuits de la sierra et notre nuit de malle-poste. A huit heures on me dit que monsieur Henry Buisson me demandait. Je me rappelai alors qu'en quittant Madrid, notre bon papa Monnier m'avait donné des lettres de recommandation pour toutes les villes d'Espagne par lesquelles je devais passer. Une de ces lettres était adressée à monsieur Henry Buisson. De son côté, monsieur Henry Buisson avait été avisé directement, comme on dit en termes de commerce, et il accourait. Deux fois il était déjà venu la veille, et deux fois on lui avait dit que je dormais. Vous est-il arrivé jamais, madame, de voir entrer chez vous une personne absolument inconnue, et d'aller droit à cette personne comme à un ancien ami ? Le coeur, en vérité, a des pressentiments étranges.
Buisson est encore un de ces pauvres Français exilés au nom du commerce et de l'industrie ; et si séduisante et si hospitalière hôtesse que soit Séville, il regrette cette bonne France, que nous maudissons tous quand nous y sommes, mais dont nous ne savons pas nous passer. Notre compatriote venait se mettre à notre disposition ; nous le prîmes au mot, ou plutôt moi je le pris au mot. Dix minutes après, il avait fait connaissance avec toute la caravane, à l'exception des deux traînards restés à Cordoue. Madame, vous connaîtrez un jour ce cher Henry Buisson, car un jour à son tour il viendra me voir à Paris ; alors seulement vous saurez de quelle complaisance parfaite, de quelle abnégation de lui-même, de quel dévouement pour les autres son coeur est fait.
A partir de ce moment, il n'y eut plus pour Buisson ni parents, ni famille, ni commerce, ni occupations, ni amis ; nous le prîmes à nous et pour nous. Deux charmantes nièces qu'il a ne le virent plus que dans ses moments perdus, et ses moments perdus furent rares : c'étaient ceux où nous le lâchions. Il nous apportait, au reste, une excellente nouvelle. Montès et le Chiclanero, ces deux soleils de la tauromachie, dont l'un se couche et dont l'autre se lève, étaient arrivés par la même voiture que Maquet et Giraud, et sachant que je m'arrêtais à Séville, me faisaient dire que si j'y voulais demeurer jusqu'au dimanche suivant, eux aussi y demeureraient et donneraient une course de taureaux.
La proposition était d'autant plus flatteuse, qu'elle amenait une dérogation à toutes les habitudes espagnoles. Passé le mois d'octobre, il n'y a plus de courses en Espagne, d'abord parce que le temps devient variable, et que les taureaux perdent de leur férocité. Aux courses ardentes, il faut l'ardent soleil de juillet et d'août. Aux approches de l'hiver, le taureau s'engourdit, et de féroce devient boudeur et quinteux. La proposition de Montès et du Chiclanero, déjà connue de toute la ville, mettait donc toute la ville en révolution. Si vous trouviez, madame, que cette galanterie de Montès et du Chiclanero dépasse le degré de croyance que vous êtes disposée à m'accorder, rappelez-vous que Montès est une vieille connaissance à moi, et qu'il était à Madrid le parrain de ce pauvre don Federigo, dont je vous ai raconté les mésaventures comme cavalier en place. En somme, le bruit s'était répandu que cette course avait lieu en mon honneur, jugez donc du degré de popularité auquel monta mon nom après une pareille démonstration. Nous voulûmes être des premiers à prendre nos places au cirque ; nous sortîmes à cet effet conduits par notre ami Buisson.
A la porte, une calèche attelée de deux mules nous attendait, notre gentilhomme voyageur la mettait à ma disposition pour tout le temps que je resterais à Séville. Je fis quelques façons, et finis par accepter. Malheureusement, Séville n'a pas été bâtie dans la prévoyance des voitures ; à peine cinq ou six de ses rues sont-elles assez larges pour permettre la circulation de ce genre de locomotion. Aussi une voiture à Séville est-elle un meuble d'un luxe inouï, tout le monde allant à pied, par la difficulté qu'il y a à aller en voiture. Nous nous en tirâmes cependant ; mais avec des détours qui nous ôtèrent toute idée des distances. Enfin, après une demi- heure de circuits auxquels nous ne comprenions rien, nous gagnâmes le quai, qu'à pied nous eussions atteint en dix minutes. Ce détour eut un avantage, il nous fit voir la Christina et la Tour d'or.
La Christina est la promenade fashionable de Séville, ses Tuileries, ou plutôt ses Champs-Elysées. Elle a quelque chose de la promenade de Chiaja, à Naples. Des bouts de corde enroulés à des poteaux et qui brûlent éternellement indiquent à quel point le cigare et la cigarette sont un besoin de première nécessité à Séville. La Tour d'or est un édifice à trois étages disposés en recul ; elle est crénelée à la mauresque, et fait admirablement dans le paysage, bâtie qu'elle est sur la rive du Guadalquivir, dont l'eau vient baigner sa base. On l'appelle la Tour d'or, parce que, dit-on, le premier or rapporté de l'Amérique par Christophe Colomb y fut déposé. Je ne vous donne ce fait qu'à l'état de tradition. Nous arrivâmes enfin au cirque.
Le cirque, fermé depuis trois mois, était ouvert. On en arrachait les herbes, on en enlevait les pierres. Son enceinte déserte avait un air de joyeuse activité qui faisait plaisir à voir. Mais ce qui me frappa surtout dans le cirque, madame, c'est le bon goût qu'a eu certain orage, je ne sais plus à quelle date il vint, c'est le bon goût, dis-je, qu'a eu certain orage en enlevant toute une partie du monument, qui jamais n'a été relevée depuis. En effet, cette partie enlevée, tout en laissant les gradins inférieurs, fait une brèche par laquelle on découvre toute la cathédrale, gardée et dominée par sa Giralda comme par une gigantesque sentinelle. Vous aurez une idée de cette vue merveilleuse, madame : car tandis que Buisson m'emmène manger des olives, Boulanger et Giraud dressent leurs batteries pour faire un dessin du cirque, si adroitement échancré par le hasard, la plus pittoresque de toutes les divinités.
Ah ! madame, les belles olives que celles qu'on récolte à Séville ! mais quelle méchante manière de les préparer ont les Chevet, les Corcelet et les Potel de la capitale de l'Andalousie ! Je crus avoir, quand je goûtai la première, mordu dans un morceau de cuir. De pareilles olives apprêtées à Paris feraient les délices de nos gourmands ; les plus petites sont grosses comme des oeufs de pigeon. Je ne connaissais que deux choses pour lesquelles je n'ai jamais pu surmonter ma répugnance : les fèves de marais et le macaroni. Le chapitre de mes antipathies est aujourd'hui enrichi d'un article, et cet article ce sont les olives de Séville. Cependant, j'ai encore un espoir ; le marchand prétend qu'il sait apprêter sa marchandise à la française, et en conséquence, il me met à part deux barils de mille olives chacun. J'en aurai pour vingt francs les deux barils rendus à Paris. Vous voyez, madame, qu'on peut faire à Séville des expériences gastronomiques, et que ces expériences ne ruinent pas. Au bout de deux heures, Boulanger et Giraud étaient rentrés à l'hôtel, où je les avais précédés. Il s'agissait d'une chose grave ; c'était du degré de confiance que l'on pouvait accorder au cuisinier.
Notre hôte s'appelait Rica ; je crois vous l'avoir dit dans ma dernière lettre. Ce nom, qui semblait m'annoncer un Italien, ne m'avait pas trompé. Rica est Milanais, c'est-à-dire du pays où l'on fait la meilleure cuisine de toute l'Italie. Nous échangeâmes deux mots sur la science, et ces deux mots suffirent. Rica était un artiste, mais il l'avouait lui-même, madame, avec une bonne foi qui fait honneur à sa véracité, un artiste un peu gâté par son séjour en Espagne, et par les sacrifices qu'il a été obligé de faire au goût des naturels du pays. Cependant, madame, il s'est engagé sur l'honneur à ne pas échauder nos poulets, et à nous donner des perdrix rôties, ce que nous n'eussions jamais obtenu d'un cuisinier espagnol. Cette promesse, en tranquillisant mon appétit, m'a permis de vous écrire, madame ; car, chargé, comme vous le savez, des fonctions de maître d'hôtel, il était de mon devoir de faire la cuisine, si je n'eusse point reconnu chez notre hôte une aptitude suffisante aux bons procédés gastronomiques. Rica s'était piqué d'honneur, madame, il avait fait le déjeuner lui-même, et le déjeuner était excellent.
Nous trouvâmes à table, et déjeunant en même temps que nous, un convive qu'au premier coup d'oeil nous reconnûmes non seulement pour un compatriote, mais encore pour un habitué de nos habitudes parisiennes ; au bout de dix minutes nous connaissions toute son histoire. Elle est à la louange de Séville, madame, et surtout des Sévillanes. Monsieur de Saint- Prix passait dans la capitale de l'Andalousie et comptait s'y arrêter huit jours. Il avait compté sans les beaux yeux des Elvires, des Inès et des Rosines de la susdite capitale. En passant devant un balcon, le pauvre garçon a laissé tomber son coeur à portée d'une main qui l'a ramassé. Ce que tiennent les Andalouses, elles le tiennent bien à ce qu'il paraît ; celle-là n'a point lâché prise, et toutes les nuits, depuis ce jour-là, Saint-Prix revient au même balcon réclamer son coeur, ou au moins demander en échange celui de la belle Sévillane.
Ne voilà-t-il pas qui va vous effrayer, madame, sur la prolongation de mon séjour à Séville, et vous éclairer sur la disparition d'Alexandre ? Hélas ! madame, quant à moi, n'ayez aucune crainte, vous savez que j'ai le malheur d'être le Juif errant de la littérature, et que lorsque je veux m'arrêter quelque part, j'ai non pas un ange mais une demi-douzaine de démons qui me crient, à qui plus haut : « Marche ! marche ! marche ! » Une chose me console, c'est que chaque pas que je fais à cette heure m'éloigne de vous comme distance, mais m'en rapproche comme temps. Or, vous savez que si le temps existe toujours, aujourd'hui, grâce à la vapeur, la distance est supprimée.

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