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Chapitre IV


Madrid, ce 9 octobre 1846.

En quittant Burgos, en supposant que vous quittiez jamais Burgos, madame, vous passerez un pont, jeté je ne vous dirai pas sur quelle rivière, car, n'ayant pas vu la rivière, je n'ai pas pu lui demander son nom ; vous traverserez un pont, voilà tout ce que je puis vous dire. Au milieu de ce pont, retournez-vous, madame, et jetez un dernier regard sur la reine de la Vieille-Castille : alors vous aurez devant vous, d'abord sa plus belle porte, monument de la renaissance, élevé en l'honneur de Charles V, et qui vous offrira les statues de Nuno Rasura, de Lain Calvo, de Fernand Gonzalès, de Charles Ier, du Cid, et de Diego Percel. Puis à votre droite, et à celle de cette porte, vous verrez s'élever comme deux flèches de pierre les clochers de cette admirable cathédrale, qui semble placée sur la route du voyageur pour l'initier aux merveilles qu'il va visiter.
Enfin, vous embrasserez d'un coup d'oeil la ville placée en amphithéâtre et, plongeant un dernier regard dans les plaines et dans les vallées verdoyantes que vous venez de traverser, comme on force son souvenir à redescendre dans un passé riant, vous direz adieu aux sources bondissantes, aux frais ombrages, aux montagnes pittoresques du Guipuscoa, car vous allez traverser les sables rouges, les bruyères grises et les horizons sans fin de la Vieille-Castille, où vous fera pousser une exclamation de joie et d'étonnement le chêne rachitique ou l'orme rabougri que vous rencontrerez par hasard.
La première chose remarquable que nous trouvâmes sur notre route fut le château de Lerma, où mourut en exil le fameux duc du même nom, célèbre par la faveur dont il jouit près du roi Philippe III, et par la profonde disgrâce qui la suivit. Les biens, et par conséquent le château que l'on voit de la route et qui faisait partie de ses biens, furent saisis après sa mort pour une somme de quatorze cent mille écus. Personne, dès lors, ne s'occupa plus de cette propriété, qui peu à peu tomba en ruine. Aujourd'hui, les plafonds effondrés gisent au niveau du sol, et à travers les fenêtres sans vitraux on aperçoit le ciel. Monsieur Faure, l'un de nos voyageurs, qui s'était constitué notre interprète et notre cicérone, nous donna tous ces détails, en ajoutant que cinq ans auparavant, à la place même où nous étions, il avait été arrêté par des voleurs, qui avaient, sans respect pour les souvenirs qui s'y rattachaient, établi leur domicile dans le vieux château de Lerma.
Au fur et à mesure que nous avancions, nous voyions, trompés par un effet d'optique, venir à nous les sommets bleuâtres de la Somma Sierra, autre passage non moins redouté autrefois des voyageurs que ce fameux passage de Lerma où avait été arrêté notre ami Faure. Il était cinq heures du soir lorsque nous commençâmes d'en gravir les premières pentes. C'est une des montagnes qui s'élèvent à la gauche du chemin conduisant d'Aranda à Madrid, qui fut emportée, aux yeux de Napoléon, par la cavalerie polonaise. Cette montagne présente la déclivité d'un toit ordinaire. Pour traverser ce passage, l'effectif de notre attelage fut porté à douze mules.
Le matin, en nous éveillant, nous vîmes à l'horizon d'un vaste désert quelques points blancs se détachant dans une brume violette : c'était Madrid. Une heure après nous entrions dans la capitale des Espagnes par la porte d'Alcala, la plus belle de ses portes, et nous mettions pied à terre dans la cour de la malle-poste. Ce n'était pas le tout que d'être arrivé, il fallait trouver un logement ; or, un logement à une pareille époque, dans une semblable circonstance, n'était pas chose facile.
Mais, dira votre banquier, il fallait prévoir le cas, écrire d'avance, faire retenir un hôtel. D'abord, vous aurez la bonté de répondre à votre banquier, madame, que nous sommes partis du jour au lendemain, que par conséquent nous n'avions pas le temps de prendre nos précautions à ce sujet. Puis vous ajouterez, et de ce fait il s'en souviendra, car à propos de ce fait les fonds ont baissé de trois francs ; vous ajouterez que les journaux avaient annoncé que l'Espagne tout entière était en révolution, que les routes étaient infestées de guérillas, et qu'on se battait dans les rues de Madrid... Or, voilà le raisonnement que nous nous étions fait. Si l'on se bat dans les rues de Madrid, nous trouverons certainement place dans les maisons de ceux qui se battent, attendu qu'on ne peut pas à la fois se battre dans la rue et demeurer à la maison. Pas du tout, voilà que l'Espagne jouissait de la paix la plus profonde, voilà que nous avions fait cent cinquante lieues, de Bayonne à Madrid, sans rencontrer sur la route le moindre guérilla, le moindre ladron, le moindre ratero ; voilà enfin que nous trouvions les rues de Madrid dans leur solitude matinale et couvertes de théâtres forains, dressés d'avance pour les fêtes dont nous étions venus prendre notre part : il ne nous restait donc la ressource que de loger sur un théâtre. C'était si magnifique que c'en était désespérant.
Nous nous mimes en quête, en laissant notre bagage au bureau ; nous heurtâmes à tous les hôtels de Madrid, nous visitâmes toutes les maisons garnies, toutes les casas de pupillos : pas une chambre, pas une mansarde, pas un cabinet où loger un groom, un cobolt, un nain. A chaque nouvelle déception, nous redescendions dans la rue. Nous nous interrogions des yeux, puis, l'oreille de plus en plus basse, nous poursuivions notre investigation.
Nous avions tout visité, nous avions perdu jusqu'à ce dernier espoir qu'on ne perd qu'au dernier moment, quand par hasard je levai la tête et je lus ces mots au-dessus d'une porte encore close : « Monnier, libraire français. » Je poussai un cri de joie ; il était impossible qu'un compatriote nous refusât l'hospitalité chez lui, ou ne nous aidât point de tout son pouvoir à la trouver ailleurs. Je cherchai une autre porte que celle du magasin, et je trouvai une porte d'allée au-dessus de laquelle étaient écrits ces trois mots : Casa de Banos. C'était un miracle de chance. Ce dont nous avions le plus besoin, après une maison garnie, c'était une maison de bains.
Je poussai une petite barrière à claires-voies qui fit résonner une sonnette. J'entrai. Je suivis une longue allée, à la suite de laquelle je trouvai une cour couverte d'un vitrage. Tout autour de cette cour s'ouvraient des entrées donnant sur des salles de bains ; au-dessus de ces salles régnait un petit entresol. Deux femmes et cinq chats se chauffaient à un brasero. Je demandai monsieur Monnier ; mais sans doute mon air déplut aux commensaux de la maison, car les femmes se mirent à grogner et les chats à geindre.
A ce double bruit, une fenêtre de l'entresol s'ouvrit ; une tête coiffée d'un foulard, et un torse orné d'une chemise, apparurent à la fenêtre. « Qu'y a-t- il ? » demanda la tête. Je me hâte de vous dire, madame, que cette tête dont il m'était si important à cette heure de constater la physionomie, je me hâte de vous dire que cette tête était douée de l'aspect le plus avenant. « Il y a, mon cher monsieur Monnier, répondis-je, que je suis, moi et mes compagnons, en quête d'un logement ; que nous quêtons depuis deux heures du matin, et que si vous ne nous logez point, nous serons obligés d'acheter une tente d'occasion à quelque général carliste en retraite, et de camper sur la place d'Alcala. »
Monsieur Monnier m'écoutait en ouvrant des yeux exorbités ; il était évident qu'il cherchait à me reconnaître. « Pardon, me dit-il, mais vous m'avez appelé votre cher monsieur Monnier. Nous nous connaissons donc ? – Sans doute, puisque je vous ai appelé par votre nom. – Oh ! il n'y a rien d'étonnant à cela, mon nom est sur ma porte. – Et le mien aussi. – Comment ! votre nom est sur ma porte ? – Dame ! je l'y ai lu. – Comment vous appelez-vous donc ? – Alexandre Dumas. »
Monsieur Monnier poussa un cri, se cogna la tête au haut de la croisée, et disparut à reculons. Un instant après, il apparaissait en simple caleçon à l'une des portes de cette petite cour changée en parloir. « Comment ! Alexandre Dumas, le nôtre ? notre Alexandre Dumas ? dit-il. – Sans doute, je n'en connais qu'un, et je vous réponds d'une chose, c'est que non seulement il est à vous, mais tout à vous. » Et je lui tendis la main. « Pardieu ! dit-il en me la secouant cordialement, voici un bon jour pour moi ; et vous dites que vous venez me demander, quoi ? – L'hospitalité. – Mon illustre, la maison est à vous. – Pardon, cher monsieur Monnier, c'est que je ne suis pas seul. – Ah ! vous avez... – J'ai mon fils. – Eh bien ! quand il y en a pour un, il y en a pour deux. – C'est que nous sommes plus de deux. – Ah ! ah ! vous avez un ami ? » Je fis un signe de tête. « Diable ! fit monsieur Monnier en se grattant l'oreille. Eh bien ! on tâchera de trouver place pour votre ami. – Mais c'est que... – Quoi encore ? – Mon ami... a un ami. – Alors, vous êtes quatre ? – Et un domestique. » Monsieur Monnier tomba sur une chaise. « Alors, je ne sais plus comment faire, dit-il. – Voyons, n'avez-vous pas quelque chambre où l'on puisse mettre deux lits ? – Il y en a déjà deux. – Occupés par qui ? – Par deux Français. – Leurs noms ? – Messieurs Blanchard et Girardet. – Ce sont deux amis, ils se prêteront à tout. – Mais leur chambre est matériellement trop petite ; à peine y peuvent- ils tenir eux-mêmes. – C'est votre seule pièce ? – Il y en a bien une grande à côté. – Grande, bien grande ? – Oh ! immense ; dans celle-là vous tiendriez tous les quatre, et même tous les six. – Bravo ! – Oui, mais c'est leur atelier. – Eh bien ! ce sera notre atelier, voilà tout. Il n'y a pas absolument besoin de s'appeler le Corrège pour dire : Et moi aussi, je suis peintre ! Voyons, que vous reste-t-il encore ? – Dame ! quelques greniers, quelques mansardes, quelques nids à rats. – Bravo ! nous serons là comme dans des fromages de Hollande ! Visitons les localités. »
J'allai à la porte, où le reste de la troupe attendait avec anxiété. « Venez, messieurs, dis-je, nous avons trouvé un palais. » On me suivit en poussant des hourras. « Silence, messieurs, silence ! je vous prie ; la maison est honnête : ne nous en faisons pas mettre à la porte avant que d'y entrer. »
Alexandre entra saluant comme un cavalier de Callot, Boulanger le suivit, Maquet venait ensuite. Paul marchait le dernier, les doigts collés aux coutures de sa culotte, ce qui indiquait toujours qu'on l'avait perdu de vue un instant, et qu'il avait profité de cet instant pour violer les lois de son ancienne religion. Je le regardai de travers ; il sourit le plus agréablement qu'il put. Paul a le vin charmant et le rhum adorable.
Monsieur Monnier monta le premier ; nous trouvâmes Blanchard et Girardet dans leur atelier, ils étaient déjà à l'ouvrage. Tous deux avaient été envoyés officiellement, avec un troisième compagnon, monsieur Gisnain, pour peindre les principales scènes du grand événement qui allait se passer. Ce furent des cris de joie quand on me vit entrer. Ces cris redoublèrent quand on vit derrière moi Boulanger, mon fils et Maquet. « Vous voyez bien ! » dis-je à monsieur Monnier en me retournant.
La proposition faite par moi au rez-de-chaussée fut renouvelée au premier, et reçue avec enthousiasme. Blanchard et Girardet prirent un morceau de blanc d'Espagne, et tirèrent une ligne équivalent au tiers de l'atelier. Ce tiers de l'atelier, c'était leur compartiment ; la porte de leur chambre donnait dans ce compartiment ; c'était fort commode, on le voit. Les deux autres tiers nous étaient attribués. On fit à l'instant même le déménagement. Une grande table de sapin rouge, avec deux chaises, furent transportées au-delà de la ligne blanche, et devinrent à l'instant même la propriété des anciens locataires. Monsieur Monnier nous promit de nous faire jouir de deux tables et de quatre chaises pareilles à celles dont on avait démeublé notre compartiment. Un grand canapé de paille et une commode en noyer devinrent propriété commune. Il fut convenu qu'on s'en servirait soit ensemble, soit séparément, mais toujours d'un bon accord.
Ce premier aménagement terminé, on passa de l'appartement commun aux chambres particulières, tout en commettant Eau de Benjoin au soin d'aller chercher les malles et les caisses, et de faire porter dans l'atelier les objets qui étaient destinés, conjointement avec les deux tables de sapin et les deux chaises de paille promises, à en faire l'ornement. Au bout d'un quart d'heure, la visite était faite et nous étions installés. Maquet et moi avions, dans des latitudes assez rapprochées de l'appartement commun, découvert une chambre. Boulanger et mon fils, sous un méridien plus éloigné, en avaient découvert une autre. Ces chambres, ornées seulement de quatre murs blancs, peints à la chaux, devaient être, par les soins de monsieur Monnier, meublées, avant deux heures, d'un lit, d'une table et de quatre chaises. Pendant ces dispositions, notre excellent hôte rayonnait : Français, il était heureux de recevoir toute une colonie française ; et quelle colonie ! des peintres officiels et un invité au mariage royal.
Ces divers points arrêtés, une reconnaissance faite des différents corridors et des diverses portes qui conduisaient au centre commun, nous nous souvînmes de l'inscription placée au-dessus de la porte d'entrée : Casa de Banos, et nous nous précipitâmes vers ce petit atrium où avait eu lieu la première partie de la scène que je viens de vous raconter. L'admirable chose qu'un bain, quand on vient de faire soixante lieues en chemin de fer, cent quarante lieues en diligence et deux cents lieues en malle-poste, et qu'on peut, par les quatre portes des quatre chambres ouvertes, remercier en commun le Seigneur du bien-être et du repos qu'il nous fait !
Nous avions voulu retenir monsieur Monnier pour répondre aux mille questions qui nous brûlaient la langue. Mais monsieur Monnier avait disparu ; il courait les tapissiers de Madrid. Nous fûmes donc obligés de nous en tenir à notre seule conversation, qui, nous devons le dire, madame, n'en fut pas moins animée pour cela. En effet, tout était nouveau pour nous. Ces populations graves et silencieuses, qui nous regardaient passer avec l'immobilité d'un cortège d'ombres, ces femmes belles sous leurs haillons, ces hommes fiers sous leurs guenilles, ces enfants drapés déjà dans ces lambeaux tombés du manteau paternel, tout nous indiquait non seulement un autre peuple, mais encore un autre siècle. Boulanger était dans l'admiration ; il avait, depuis Bayonne, rencontré à chaque pas des modèles qui posaient gratis. C'est une économie de temps et d'argent à la fois : de temps, puisqu'on n'avait point besoin de les chercher ; d'argent, puisqu'on ne les payait point.
Monsieur Monnier rentra comme nous sortions du bain. « Tout est prêt, dit- il en se frottant les mains. – Comment, tout est prêt ? – Oui, vous pouvez monter. Les tables sont d'aplomb sur trois pieds au moins, les lits sont couverts, ou à peu près, et vos chaises résisteront si vous avez l'attention de vous asseoir seuls sur chacune d'elles. – Monsieur Monnier, vous êtes un grand homme. » Monsieur Monnier s'inclina modestement.
Nous montâmes. Notre premier coup d'oeil fut pour l'atelier ; chose miraculeuse ! Eau de Benjoin lui-même était à la besogne. Il ouvrait les caisses et déballait les fusils ; les bras m'en tombèrent. « C'est bien, laissez cela, lui dis-je ; occupez-vous des malles. – Les malles sont dans les chambres de ces messieurs. – Bien, donnez-moi les clefs. – Elles sont tout ouvertes. » Je ne pouvais revenir de cette activité. Cette activité m'inquiétait toujours chez Paul ; quand il tombait dans cet excès de prévenances, c'est qu'il avait quelque faute à se faire pardonner.
Je me doutai qu'il manquait quelque chose à l'ensemble des bagages, et que c'était dans le but de dissimuler la disparition de ce quelque chose que Paul avait disséminé les malles, les sacs de nuit, les portemanteaux et les caisses. J'avais une liste. Paul me vit fouiller à ma poche et en tirer cette liste ; il redoubla d'activité, se rapprochant, tout en faisant son ménage, de la porte du corridor. « Paul », lui dis-je. Il est convenu, n'est-ce pas, madame, que j'appelle Pierre tantôt Paul, tantôt Eau de Benjoin. « Paul, lui dis-je, nous allons faire l'inventaire des bagages. » Paul, en termes de peinture, a trois tons bien distincts : son ton ordinaire est encre de Chine ; mais selon les événements, il rougit ou pâlit ; lorsqu'il rougit, il passe au bronze florentin ; quand il pâlit, il tombe dans le gris de souris. Eau de Benjoin tomba dans le gris de souris, d'où je conclus que la perte était importante. C'était une raison de plus pour faire l'inventaire. J'y tins donc obstinément, quoique Paul fît tout ce qu'il pût pour m'en détourner.
La caisse aux cartouches manquait. C'était grave. Nous possédions en tout sept fusils, dont une carabine à double canon ; deux de ces fusils seulement étaient à système ordinaire ; les quatre autres étaient des fusils Lefaucheux, c'est-à-dire se chargeant avec des cartouches et par la culasse. Moins une soixantaine de cartouches demeurées par hasard dans les cavités des caisses à fusils, la sainte-barbe était donc complètement dégarnie. Il est vrai qu'on nous avait dit qu'il restait bien peu de voleurs en Espagne, cinquante ou soixante, voilà tout. Heureux pays qui sait le nombre de ses voleurs ! Mais il restait en Afrique force perdrix, force chacals, force hyènes, même quelques panthères ; et nous comptions faire la chasse à tout cela. Quant aux lions, il en reste à peine dans toute l'Algérie autant qu'il reste de voleurs en Espagne, Gérard les a tous détruits.
Eau de Benjoin reçut l'ordre de faire les recherches les plus actives. Eau de Benjoin fit semblant de chercher. Dans deux ou trois jours, quand il verra le baromètre remonté chez nous de la tempête au beau fixe, il nous avouera, avec un sourire émaillé de trente-deux dents, que la boîte aux cartouches est restée à la douane d'Irun ou de Bayonne, et qu'il se le rappelle parfaitement.
Pendant que Paul cherchait les cartouches, nous consolidions la prise de propriété, et nous organisions cet admirable désordre dont le cabinet d'un homme de lettres et l'atelier d'un peintre donnent le spécimen le plus complet. Cette première et importante partie de l'installation arrêtée, on s'est occupé de la nourriture. Ne vous étonnez point, madame, de me voir revenir de temps en temps à ce sujet, sur lequel il faut que les gens les plus matériels ou les plus immatériels reviennent au moins une fois par jour.
Vous qui habitez Paris, madame, et qui à travers les glaces de votre voiture voyez quand vous sortez, aux deux côtés de votre chemin, des cafés aux riches peintures, des restaurants aux gras étalages, solliciter votre appétit, vous vous étonnez, n'est-ce pas, qu'il y ait des pays où l'on s'inquiète de la façon dont l'on dînera, et vous vous dites : Entrez chez un restaurateur, ou envoyez chercher une volaille truffée, un pâté de foie gras et une langouste chez un marchand de comestibles ; à la rigueur on dîne avec cela. Eh ! mon Dieu ! oui, madame, on dîne avec cela, et même très bien ; mais malheureusement, les pâtés de foie gras viennent de Strasbourg, les langoustes viennent de Brest, et les volailles truffées du Périgord. Il résulte de ces différentes distances que j'ai l'honneur de vous indiquer que, lorsque ces comestibles tout français arrivent à Madrid, ils sont quelque peu détériorés, ce qui fait que l'on doit se rejeter sur un autre mode d'alimentation.
C'était ce mode d'alimentation à la recherche duquel il était urgent de nous mettre. Après deux ou trois heures d'investigations, voici comment nos repas furent réglés. A Madrid, le cuisinier et la cuisinière, excepté dans les grandes maisons, sont réduits à l'état de mythe. Il ne fallait donc pas songer à engager ni cuisinier, ni cuisinière. A Madrid, ceux qui veulent manger, les étrangers bien entendu, vont au marché, ou y envoient leurs domestiques ; puis ils rôtissent ou fricassent eux-mêmes les objets acquis pour leur consommation.
Heureusement, depuis mon enfance, je suis chasseur, vous le savez, madame, et j'ajouterai même chasseur assez habile. Or, à l'âge de dix ou douze ans, je m'échappais parfois de la maison, j'allais dire paternelle... hélas ! je n'ai jamais eu de maison paternelle, puisque mon père est mort trois ans après ma naissance, mais de la maison maternelle, pour aller faire le braconnier au milieu de ces grands bois sous l'ombre desquels je suis né. Alors, pendant un jour, deux jours, huit jours quelquefois, j'errais de village en village, sans autre ressource que mon fusil, échangeant quelque lièvre, quelque lapin, quelque perdreau, contre du vin et du pain ; puis avec ce pain et ce vin mangeant une autre portion de ma chasse, la troisième portion étant invariablement destinée à ma mère et devant lui être apportée, comme Hippolyte apportait la sienne aux pieds de Thésée pour calmer sa colère. Cette ressemblance dans ma destinée et dans celle du fils d'Antiope a peut- être nui à mon éducation intellectuelle, mais a singulièrement perfectionné mon éducation culinaire. Il en résulte, madame, que beaucoup de lecteurs, après avoir lu mes livres, ont contesté la valeur de mes livres, mais que pas un gourmand, après avoir goûté mes sauces, n'a contesté la valeur de mes sauces.
Je fus donc élu, à l'unanimité, maître d'hôtel de l'ambassade française à Madrid, et Paul élevé au grade de pourvoyeur. La société devait faire les frais d'un grand panier pour que Paul perdît le moins d'oeufs, de carottes, de côtelettes et de jambons possible. Ces précautions étaient prises en faveur du déjeuner. Le déjeuner devait toujours se composer de deux ou trois plats, chauds ou froids, et de quatre tasses de chocolat par tête. Il est bon de vous dire, madame, que les Espagnols prennent leur chocolat dans des dés à coudre. Quant au dîner, monsieur Monnier nous avait indiqué un restaurateur italien, nommé Lardi, chez lequel nous devions trouver une nourriture honorable. En Italie, où l'on mange mal, les bons restaurateurs sont Français ; en Espagne, où l'on ne mange pas du tout, les bons restaurateurs sont Italiens.
Adieu, madame, il faut que je vous quitte pour aller au marché et à l'ambassade de France.

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