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Chapitre XLII


Hélas ! madame, j'ai quelque chose de fort triste et surtout de fort humiliant à vous apprendre. Nous venons d'être renvoyés de l'hôtel d'Europe pour cause d'inconduite. Il va sans dire que c'est à la pauvre Julia que nous devons cette avanie. Je ne veux pas vous dire quel est le nouvel Ulysse que suivait la moderne sirène ; mais le fait est que la mère n'était qu'un prétexte, et Cadix qu'un moyen. Je ne prétends point pour cela que Julia n'avait point de mère, ou que Julia n'aimait point sa mère, seulement l'amour filial n'était pas le seul amour de la pauvre enfant. Donc, je vous ai raconté, madame, comment, obéissant à son amour et peut-être un peu à son appétit, Julia était venue la veille à l'heure du dîner, et le matin à l'heure du déjeuner.
Julia était revenue à l'heure du dîner. Mais il faut que vous sachiez, madame, que l'Espagne est le pays des moeurs sévères ; les hôteliers surtout sont fort puritains. Le nôtre se scandalisa de cette triple visite, et à la troisième il signifia à Julia qu'elle ne monterait point. La pauvre fille crut que l'ordre venait de nous et se retira en pleurant. Mais enfin elle nous avait trouvés si bons enfants, que des doutes lui vinrent à l'endroit de l'aubergiste. Elle eut l'imagination de nous écrire, et nous écrivit. La lettre dévoila la discourtoisie de notre hôte. Le brave homme nous avait en réalité rendu un grand service ; mais vous le savez, madame, il y a des services qu'on n'aime pas qu'on vous rende. Celui-là était du nombre de ceux qu'on demande, mais qu'on n'accepte pas sans les avoir demandés. Nous fîmes monter notre hôte, et lui adressâmes une longue admonestation sur le respect dû aux femmes. Nous croyions que le drôle allait se disculper. Tout au contraire, madame, il assuma toute la responsabilité du fait sur lui, et déclara que ce qu'il avait fait était chose urgente pour maintenir l'honneur de son hôtel. Je demandai majestueusement la carte. Notre hôte nous la monta avec une majesté égale à la nôtre. Quel bonheur que le digne hôtelier ait été si susceptible à l'endroit de l'honneur de son hôtel, madame ! La carte, pour vingt-quatre heures, montait déjà à deux cent cinquante francs. Nous poussâmes des hurlements.
Il faut vous dire, madame, que nous sommes à peu près au bout de nos ressources. Je ne saurais trop répéter, car on ne manquera pas de dire le contraire, que le voyage d'Espagne se fait de nos deniers, et que les deniers vont vite quand on mène la vie aventureuse que nous menons. Nous poussâmes donc des hurlements en voyant ce chiffre de deux cent cinquante francs pour un jour. Il faut vous dire que les hôteliers espagnols ne connaissent pas ce que nous avons si judicieusement appelé l'addition. Les hôteliers espagnols présentent un total, et cela leur suffit. Comme le Cid, il faut qu'on les croie sur parole. Malheureusement nous étions moins riches que ces juifs de Burgos qui prêtèrent à don Rodrigue ; aussi lâchâmes-nous notre économiste Maquet sur l'hôtelier de l'Europe. Maquet rogna cinquante francs sur le total. Après quoi, comme il était trop tard pour se procurer des commissionnaires, nous déménageâmes nous-mêmes. Nous voyez-vous, madame, défilant dans les rues de Cadix, ayant chacun nos nippes à la main, ni plus ni moins que les saltimbanques de ce cher monsieur Bilboquet, moins la musique ?
Nous rencontrâmes Julia sur notre route ; elle était fort tentée de se joindre à notre cortège, dût-elle porter quelque chose. Mais nous lui dépêchâmes son Ulysse pour lui expliquer que nous croyions avoir assez fait pour soutenir à l'étranger l'honneur de la galanterie française. La pauvre Julia se retira en soupirant et en donnant son adresse. Après une certaine hésitation, après ce flux et ce reflux bien naturels à des gens qui ne connaissent pas une ville, nous abordâmes à la posada des Quatre-Nations, où nous fûmes reçus par le maître de l'hôtel les valets de chambre, les marmitons et les filles de cuisine.
Notre aventure avait fait du bruit ; on connaissait l'événement. Le maître des Quatre-Nations était naturellement en rivalité avec le maître de l'Europe : il devait donc être aussi bien pour nous que l'autre était mal. Aussi nous recevait-il, madame, avec tous les honneurs de la guerre. A peine apparûmes-nous au bout de la rue, que maître, valets de chambre, marmitons et filles de cuisine se précipitèrent sur nous comme une nuée de goélands sur un banc de sardines. Puis chacun reprit sa volée, emportant quelque chose à sa patte. Nous craignîmes un instant que le trop grand empressement ne nous fût encore plus désavantageux que la trop grande négligence ; mais appel fait de tout notre bagage, il faut le dire à la gloire des commensaux de l'hôtel des Quatre-Nations, rien n'a manqué.
En somme, nous n'avons pas trop perdu du côté du confortable, et nous avons fort gagné du côté de la courtoisie. Le premier mot que nous a dit notre hôte, c'est que dans sa posada les étrangers étaient parfaitement libres de recevoir qui ils voulaient ; ce qui était une preuve que la cause de notre déménagement ne lui était pas inconnue. Mais voyez de quelle façon cornue l'esprit humain est fait, madame ; nul de nous n'a manifesté le désir de profiter de la permission.
Et maintenant que nous en avons fini avec nos tribulations, permettez-moi de vous parler un peu de la ville : je n'en ai encore guère vu autre chose que ce que l'on en voit en allant de la fonda de l'Europe, de pudibonde mémoire, à la poste ; mais c'est déjà assez pour en prendre une idée générale. D'abord Cadix est la fille bien-aimée du soleil, son oeil de flamme la couvre de ses plus ardents rayons ; de sorte que la ville tout entière semble être dans la lumière.
Maintenant trois teintes seulement saisissent la vue : le bleu du ciel, le blanc des maisons et le vert des jalousies. Mais quel bleu ! quel blanc et quel vert ! Il n'y a pas de cobalt, il n'y a pas d'outremer, il n'y a pas de saphir comparable au bleu ; il n'y a pas de neige, il n'y a pas de lait, il n'y a pas de sucre pareil au blanc ; il n'y a pas d'émeraude, il n'y a pas de vert Véronèse, il n'y a pas de vert-de-gris qu'on puisse comparer à ce vert. De temps en temps, à travers les grilles d'un balcon, sortent les branches d'une plante que je ne connais pas, et dont la fleur rayonne sur la muraille comme une étoile de pourpre. Nulle part, en Espagne, je n'ai vu les maisons si élevées qu'à Cadix ; c'est que Cadix ne peut s'étendre ni à droite ni à gauche, et se trouve forcée de demander à la hauteur ce que son étroit îlot lui refuse en largeur ; aussi chaque maison se hausse-t-elle sur la pointe du pied, l'une pour regarder le port, l'autre la mer, celle-ci Séville, celle-là Tanger. Cette exiguïté de terrain fait les rues de Cadix au moins aussi étroites que celles des autres villes d'Espagne. Hâtons-nous de dire qu'elles ne sont pas mieux pavées. Mais ce qu'elles ont sur les autres villes d'Espagne, et ce que je ne sais à quoi attribuer, c'est que Cadix est la seule ville où j'ai vu des rues qui semblent aller au ciel. Comprenez-vous, madame ? l'extrémité de ces rues dont je parle aboutit au vide, et elles sont bornées par l'infini ; cet azur qui s'étend au bout de deux lignes blanches apparaît alors du bleu le plus excessif, le plus absolu, le plus intense. Tout cela est gai, vivant, tout cela donne l'explication de ces nuits blanches d'amour et de sérénades, que même en Espagne on appelle les nuits de Cadix.
Rien à voir du reste à Cadix, ni monuments, ni palais, ni musées ; une cathédrale d'assez méchant goût, voilà tout. Mais ce qu'on vient chercher à Cadix comme à Naples, c'est ce ciel bleu, cette mer bleue, cet air limpide, et ce souffle d'amour qui court dans l'air. Aussi aime-t-on Cadix sans savoir ce que l'on aime à Cadix. Nous avons couru toute la journée avec notre aimable consul, monsieur Huet, et à part une charmante dame qui nous a reçus avec une grâce toute française, et qui donne tout exprès pour moi un bal demain, je serais fort embarrassé de vous dire ce que j'ai vu.
En passant sur une place qui doit être la place de la Constitution, je suis entré à la poste aux lettres. Pas plus de nouvelles d'Alexandre que s'il n'existait pas. La malle de Cordoue arrive à minuit heureusement, et j'espère avoir ce soir de ses nouvelles par lui-même. Toute cette fatale aventure de Julia m'a ôté la mémoire d'une chose fort importante.
Au moment où nous allions nous mettre en route pour aller faire notre visite au commandant du Véloce, on nous a annoncé le capitaine Bérard. Nous nous sommes regardés tout honteux. Nous étions prévenus. Le commandant Bérard est un homme froid, mais extrêmement poli. Il nous a dit ce que la lettre que j'avais reçue la veille nous avait dit déjà, c'est que lui et son bâtiment étaient à notre entière disposition. Pour nous en donner la preuve, il nous a demandé nos ordres pour le départ. Comme vous le comprenez bien, madame, il y a eu à cette occasion assaut de politesse entre moi et le commandant. Enfin, il a été convenu que nous partirions le 23 au matin.
C'est deux jours et demi que nous avons encore à passer à Cadix. J'en suis enchanté pour mon compte ; ce sursis donnera à Alexandre le temps de nous rejoindre. Tout l'équipage du Véloce va être enchanté et nous bénir du fond du coeur. Pour de pauvres officiers qui font le service entre Oran et Tanger, jugez donc ce que c'est, madame, que de stationner quatre jours à Cadix.
Je crois en vérité que la visite de cérémonie du capitaine a dégénéré en visite de plaisir. Venu pour passer dix minutes avec nous, il est resté trois heures. C'est un esprit sérieux, mais qui pardonne aux esprits gais. Je crois que nous nous entendrons à merveille avec lui. Après la visite du capitaine, nous avons eu celle des autres officiers. Ce sont de charmants garçons, avec lesquels nous allons faire un voyage vraiment royal ; ils connaissent Cadix à merveille et se chargent de nous piloter.
Au reste, nous serions injustes envers Giraud et Desbarolles si nous disions que nous avions besoin des autres pour cela ; tous deux étaient venus déjà à Cadix, en assez misérable état, à ce qu'il paraît, les malles ayant pris je ne sais plus quel chemin qui n'était pas celui des individus. Il en était résulté que nos deux voyageurs, qui éprouvaient le besoin de mettre des chemises blanches, avaient été obligés de faire laver celle qu'ils avaient sur eux, ce qui avait été l'affaire de toute une journée. Mais on n'est pas embarrassé pour une chemise de plus ou de moins quand on a l'imagination de Giraud et de Desbarolles. Ils tirèrent les draps du lit, en firent des toges, et se drapèrent en Romains. L'art y gagna : la journée fut employée par Giraud à classer ses croquis, par Desbarolles à mettre ses notes au courant. Ce fut dans ce costume pittoresque que monsieur Huet les trouva et fit leur connaissance. Aussi monsieur Huet avait-il gardé de Giraud et de Desbarolles une profonde impression, qui fera probablement tort à celle qu'il gardera de nous.
Adieu, madame ; j'ai bien peur de m'être laissé entraîner au-delà de l'heure de la poste par le plaisir que j'ai à causer avec vous.

P.S. A quelque chose malheur est bon ; comme je l'avais prévu, ma lettre n'est point partie et je la rouvre. Alexandre a donné signe d'existence, madame. J'ai reçu une lettre ou plutôt un dessin de lui, en date du 18 novembre. Ce dessin représente une petite main ouvrant une porte. Alexandre et son ami Paroldo sont prêts à entrer par cette porte : un Espagnol, d'aspect formidable, les suit enveloppé dans un manteau. Tout cela prouve qu'il est en train de faire une comédie de cape et d'épée, dans laquelle, comme Shakespeare, et Molière, il joue le principal rôle. Je ne sais pas combien la comédie aura d'actes, mais à coup sûr je viens de recevoir le premier. Au reste, il est probable qu'Alexandre, craignant les indiscrétions de la poste, aura préféré le crayon à la plume. De l'époque de son retour, il n'est aucunement question, ce qui me porte à croire que la comédie commencée est des plus intéressantes.

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