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Chapitre IX


Madrid, 14 octobre au soir.

Décidément, madame, Madrid est la ville des miracles. Je ne sais pas si Madrid a toujours de pareilles illuminations, de pareils ballets, de pareilles femmes, mais ce que je sais, c'est qu'il me prend de terribles envies, maintenant que, grâce aux précautions prises, mon existence matérielle est assurée, de me faire naturaliser Espagnol et d'élire domicile à Madrid.
Qui n'a pas vu le Prado illuminé hier soir, ne se doute pas de ce que c'est qu'une illumination ; qui n'a pas vu à la lueur de ces illuminations passer les vingt charmantes femmes dont je pourrais vous dire les noms, ne se doute pas de ce que c'est qu'une réunion de fées ; qui n'est pas entré au théâtre du Cirque et n'a pas vu danser le jaleo de Xérès à la Guy Stephen, ne se doute pas de ce que c'est que la danse. Je pourrais ajouter : qui n'a pas vu combattre Romero, ne se doute pas de ce que c'est que le courage, mais je reviendrai sur ce dernier chapitre, tandis qu'au contraire je vais épuiser les trois premiers.
Hier, madame, en quittant le palais, je me fis conduire au Prado. Sa longue avenue, pareille à celle des Champs-Elysées, était en flammes ; seulement ces flammes, au lieu de figurer les festons traditionnels et les accolades officielles du 1er mai et du 29 juillet, jaillissaient sous toutes les couleurs et affectaient toutes les formes : cathédrales, fleurs, châteaux gothiques, palais moresques, guirlandes, étoiles, soleils : on eût dit que notre système planétaire tout entier s'était groupé pour donner une fête à notre pauvre globe. Je n'ai rien vu de pareil, excepté la fête de la Luminara de Pise. Je ne sais pas si l'on ne m'a pas dit que ces illuminations coûtaient cent mille francs par jour : cela ne m'étonnerait point.
Puis, voyez-vous, madame, dans le même carré long qu'enferment ces illuminations, il passe tant d'admirables créatures à pied dans les allées latérales, tant de merveilleuses beautés en voiture, que, c'est l'unique moyen de rendre ma pensée, que ce sont les femmes laides qu'on remarque et qu'on regarde à Madrid. Quant aux autres, ma foi ! il y a trop de besogne, et l'on y renonce. Après nous être promenés deux heures, au milieu de ces feux croisés d'illuminations et de regards, nous entrâmes au théâtre du Cirque. C'était juste le moment du baïle nacional, la principale danseuse était en scène. Cette principale danseuse est Française et s'appelle, je crois vous l'avoir dit, madame Guy Stephen.
Il faut vous dire, madame, qu'il existe entre nous autres artistes une sorte de franc-maçonnerie européenne, à l'aide de laquelle nous nous entretenons sans nous être jamais vus. Ainsi, par exemple, si j'entre à Paris dans un théâtre où joue Frédéric Lemaître, Déjazet ou Bouffé, je n'ai qu'à faire dire à chacun d'eux que je suis là, ou leur faire signe moi-même que j'y suis, et à l'instant même Déjazet, Bouffé ou Frédéric Lemaître, fussent-ils mal disposés ce jour-là, oublieront à l'instant même leur mauvaise disposition, joueront pour moi, et joueront mieux qu'ils n'ont jamais joué, peut-être. C'est ce qui fait que le public ne comprend rien parfois à un rôle commencé avec une certaine langueur, et qui tout à coup se relève, grandit, grâce à une énergie et un talent que les premières scènes eussent pu lui faire croire momentanément éteints chez l'acteur. C'est ce que j'ai essayé de peindre dans la scène du quatrième acte de Kean, quand l'acteur explique ou plutôt essaye d'expliquer au prince de Galles la nature de ses relations avec la comtesse de Koefeld. Bref, madame, cela existe chez nous. Or, retrouvant une de mes compatriotes à l'étranger, je pensai que cela pouvait exister aussi à l'étranger.
Je fis donc dire à madame Guy Stephen que j'étais venu pour avoir l'honneur de la voir, et que je la priais de danser pour moi. Aussi, madame Guy Stephen, en me voyant entrer à la fin du spectacle et me placer au milieu de l'orchestre, se douta-t-elle que j'étais ce frère en art qui venait réclamer ses droits. Un signe que je lui fis de la tête lui indiqua qu'elle ne se trompait point. Elle me répondit par un autre signe, invisible pour tout le monde, perceptible pour moi seul. Nous nous assîmes. Le jaleo de Xérès commença.
Vous croyez connaître les danses espagnoles, madame ; les spectateurs du théâtre du Cirque croyaient, comme vous, et avec quelques droits de plus encore, peut-être, les connaître aussi. Eh bien ! vous vous trompez, madame. Eh bien ! madame, ils se trompaient. Aux premières mesures, aux premiers pas de l'artiste bien-aimée, un silence profond se fit dans la salle. C'était évidemment le silence de l'étonnement. Jamais madame Stephen n'avait attaqué si hardiment cette admirable danse où tout est réuni, fierté et langueur, dédain et amour, désir et volupté ; un frémissement universel succéda à ce silence, puis toute la salle éclata en bravos. C'était la première fois que, cédant à l'élan de son inspiration, madame Guy Stephen avait accentué le pas de manière à lui donner toute la valeur du poème amoureux qu'il présente.
Trois fois on lui fit recommencer ce fameux jaleo, trois fois le succès alla jusqu'au triomphe, les bravos jusqu'à l'enthousiasme, les applaudissements jusqu'à la frénésie. Je crois que j'avais d'un seul coup rendu à Madrid l'hospitalité que Madrid m'avait si grandement donnée. Après le spectacle, je montai dans la loge de madame Guy Stephen. Nous ne nous étions jamais vus, nous ne nous étions jamais parlé. « Eh bien ! me dit-elle en me tendant la main, êtes-vous content ? » Vous voyez bien, madame, que nous nous étions parfaitement compris. C'est quelque chose, n'est-ce pas, que cette fraternité artistique qui arrive tout simplement et tout naturellement à un but que ne peuvent atteindre ni le pouvoir d'un roi, ni la richesse d'un banquier, ni l'influence d'un journal.
En rentrant à la casa Monnier, je trouvai une lettre de d'Ossuna ; il m'invitait à déjeuner le lendemain avec son cavalier en place. Le moment est venu, madame, de vous dire ce que c'est qu'un cavalier en place, caballero rejonador. Je vous ai dit que les courses royales présentaient des circonstances particulières qui n'existaient que pour elles et à cause d'elles. Ces circonstances, les voici :
Dans les courses royales, dans celles du moins qui ont lieu à propos de la naissance des enfants ou des mariages des rois ou des reines, les fonctions de matador ne sont point remplies par des toreros de profession, mais par de pauvres gentilshommes de noblesse bien reconnue ; pour ceux qui survivent à ces courses, et leur chance d'y succomber est d'autant plus grande qu'ils apportent dans leur lutte contre le taureau toute l'infériorité de l'ignorance, des places d'écuyers sont créées au palais qui assurent à leurs titulaires une existence honorable. Ces places d'écuyer rapportent ordinairement quinze cents francs d'appointements par année, et quinze cents francs d'appointements à Madrid sont presque une fortune.
Maintenant, voici les différences introduites dans le combat. Tant que la lutte a lieu entre les cavaliers en place et le taureau les picadors sont supprimés. Au lieu d'attendre le taureau à pied et avec l'épée, les cavaliers en place l'attaquent à cheval et avec le javelot. Au lieu de monter de malheureux chevaux destinés à l'équarrisseur et qu'on abattrait le lendemain si les taureaux ne les tuaient pas la veille, ils montent d'excellents chevaux andalous, tirés des écuries de la reine ; ce qui, au lieu d'être un avantage, comme on pourrait le croire d'abord, devient un désavantage, en ce que le cavalier doit lutter à la fois contre la colère du taureau et la terreur de son cheval ; que cette lutte est d'autant plus terrible à l'endroit du cheval que le cheval est plus vigoureux.
Chez les picadors ordinaires, au contraire, le cheval n'est qu'un bouclier, une espèce de matelas vivant où s'amortissent les coups de corne, et que son cavalier abandonne, comme il le veut et quand il le veut, à la fureur du taureau. Aussi les accidents qui arrivent aux cavaliers en place arrivent-ils plus souvent du fait de leur cheval que du fait du taureau Ces cavaliers en place choisissent des parrains parmi les chefs des plus illustres maisons de la ville. Ces parrains, pour répondre à l'honneur du choix, font habiller leurs filleuls et se chargent des autres frais auxquels ils peuvent être entraînés.
Le costume adopté est celui des gentilshommes du temps de Philippe IV. Chacun est habillé aux couleurs du patron qu'il a choisi. Comme le parrain ne peut descendre dans l'arène avec son filleul, il se fait représenter lui- même par un torero en réputation, qui a pour mission, lui qui connaît le taureau, de l'attirer à la portée de la lance du cavalier en place, ou de l'éloigner de ce même cavalier quand il fond sur lui.
Il y avait quatre cavaliers en place devant combattre le lendemain. Ils avaient choisi pour leurs parrains : le premier, le duc d'Ossuna ; le deuxième, le duc d'Albe ; le troisième, le duc de Medina-Coeli ; le quatrième, le duc d'Abrantès. Les toreros qui les assistaient étaient : Francisco Montès, Pose Redondo le Chiclanero, Francesco Arjona Guillen Cucharès, et Juan Lucas Blanco. D'Ossuna m'invitait donc à déjeuner avec son cavalier en place et avec Montès, son ange gardien.
Montès, madame, je n'ai pas besoin de vous le dire, Montès est le roi des toreros, Montès ne se dérange que sur l'invitation d'un roi, d'un prince ou d'une ville ; Montès a mille francs par course qu'il donne ; Montès enfin est millionnaire. Vous comprenez, madame, qu'on n'arrive pas à une si haute position sans un mérite bien reconnu : s'il y a des renommées pour ou contre lesquelles l'intrigue soit impuissante, c'est certainement celle des toreros ; tous ses degrés, le torero les gagne à la pointe de son épée, en face du peuple, sous l'oeil de Dieu. C'est un général qui compte par batailles gagnées ; or Montès a gagné cinq mille batailles, puisque Montès a tué cinq mille taureaux.
Il n'y avait point de danger que je manquasse l'occasion qui m'était si gracieusement offerte par d'Ossuna, de déjeuner avec le pauvre cavalier en place et de me rencontrer avec le brave Montès. D'Ossuna était en outre chargé, de la part d'un de se amis, grand amateur de tauromachie, d'offrir à Montès une magnifique épée de combat, forgée à Tolède.
Les courses royales devaient commencer à midi. Monsieur Bresson avait eu, comme je vous l'ai dit, l'obligeance d'envoyer des billets à toute la colonie française ; les billets étaient fort courus et valaient jusqu'à cent francs. Mais j'avais fait don de mon billet à monsieur Monnier, notre excellent hôte, d'Ossuna m'ayant offert une place à son balcon. Ce balcon, madame, est un des plus beaux de la place Mayor. Ce balcon, c'est une concession faite par Philippe IV, je crois, à un des aïeux du duc, pour service personnel rendu au roi, et tant qu'il existera un d'Ossuna, ce d'Ossuna, quel que soit le propriétaire de la maison, aura le droit d'user de ce balcon pour lui, sa famille et ses amis, pendant la durée de toutes les fêtes royales qui ont et auront lieu sur la place Mayor. De son côté, le propriétaire de la maison a le droit de dresser des gradins en face de ses fenêtres, pourvu que ces gradins ne gênent point le passage qui conduit au balcon, et de regarder à l'intérieur de ses chambres pardessus la tête d'Ossuna, de sa famille et de ses amis.
A dix heures, j'étais chez d'Ossuna. J'y trouvai le cavalier en place seulement. Encore mal guéri d'un coup de corne qu'il avait reçu dans la cuisse, trois mois auparavant, Montès n'avait pas pu venir ; il réservait toutes ses forces pour protéger son filleul. Ce filleul était un pauvre garçon de vingt-deux à vingt-trois ans, qui, lassé de voir sa mère et sa soeur dans la misère sans que tous ses efforts fussent parvenus à les en tirer, s'était décidé à risquer sa vie pour leur assurer une existence.
Le déjeuner était servi : nous étions six ou huit seulement à table ; d'Ossuna avait son filleul à sa gauche. Ce dernier, sous son costume du temps de Philippe IV, qu'il portait d'une façon assez grotesque, était fort pâle, fort préoccupé, et mangea à peine ; c'était pour le pauvre diable le dernier repas, le repas libre des chrétiens qu'on menait au cirque. La chose était d'autant plus grave, qu'il n'était familiarisé avec aucun des exercices qui eussent pu diminuer pour lui le danger. Pour la première fois de sa vie il allait monter à cheval, et n'avait jamais touché une arme.
Je n'ai de ma vie vu une chose si triste que ce déjeuner. En face de cet homme qui semblait voir la mort assise à la même table que nous, personne n'osa plaisanter ni rire. De temps en temps, on voyait passer sur ses lèvres des frissons nerveux que ne pouvaient calmer les encouragements que nous lui donnions. Si jamais combattant mérita la palme du martyre, c'est celui là.
A onze heures et demie, nous nous levâmes de table, le cavalier en place l'avait quittée un quart d'heure avant nous ; mais son absence ne nous avait pas faits plus gais. Nous comprenions si bien que toute lutte était impossible entre ce pauvre enfant démoralisé et les taureaux qu'il allait combattre, que nous ne voyions en lui rien autre chose qu'une victime. D'Ossuna l'avait suivi dans la chambre voisine ; j'ai su depuis que c'était pour lui offrir, s'il se retirait et s'il renonçait par conséquent à sa pension, une somme presque égale à celle que sa retraite lui ferait perdre ; mais il refusa, se contentant de lui recommander sa mère et sa soeur, au cas où il lui arriverait quelque accident mortel.
Nous partîmes pour la place Mayor. Dix minutes après, nous étions installés au plus beau balcon de la place : décidément Sa Majesté Philippe IV faisait bien les choses. La place Mayor, comme l'indique son nom, madame, est la plus grande de Madrid, et comme lorsque Philippe II bâtit Madrid l'espace ne manquait point, la place Mayor est immense. Depuis un mois on avait commencé les préparatifs ; ces préparatifs consistaient à la dépaver, à y semer du sable au lieu de pierres, à dresser les barrières tout à l'entour, à établir des entrées pour les chevaux et les taureaux vivants, et des sorties pour les taureaux et les chevaux morts, et à dresser les gradins.
Ces gradins atteignaient seulement le premier étage des maisons. A commencer de ce premier étage, les fenêtres servaient de loges. Nous nous trouvions placés au milieu d'une des quatre faces de la place, ayant la loge royale à notre gauche. Au-dessous de la loge royale, qui est adossée à la salle San-Geronimo, fermant une ouverture du cirque qui pouvait bien avoir trente pas de large, était une compagnie de hallebardiers. Ces hallebardiers devaient, en toute circonstance, demeurer aussi immobiles que le mur qu'ils représentaient ; si le taureau les chargeait, ils devaient arrêter le taureau en lui présentant leurs hallebardes ; si, dans la lutte, ils tuaient le taureau, le taureau était pour eux.
En face d'eux, à cheval sur des chevaux noirs, tout vêtus de noir eux-mêmes, se tenaient six alguazils dans leur ancien costume ; ces six alguazils, qui n'ont d'autre arme qu'une épée au côté et une cravache à la main, semblaient être placés là pour donner au peuple la comédie à côté de la tragédie. En effet, le taureau, qui ne comprend rien à ces six hommes à cravache et en habit noir, et qui d'ailleurs a peut-être lui-même quelque chose contre les alguazils, prend un malin plaisir à s'adresser particulièrement à eux ; de là, des courses, des voltes qui font pâmer d'aise le bon peuple de Madrid.
La place offre un coup d'oeil unique, avec ses gradins, ses balcons, ses fenêtres, ses toits chargés de spectateurs ; un ou deux clochers s'élançaient, dominant la place ; à chaque aspérité de ces clochers était suspendu un homme ou un enfant. Plus de cent mille personnes étaient vues et pouvaient voir. Imaginez-vous les trois rangs de balcons de la place tapissés de tentures rouges ou jaunes, les rouges bordées d'une large bande d'or, les jaunes bordées d'une bande d'argent. Imaginez-vous cette variété de couleurs qui fait le charme des vêtements espagnols. Imaginez-vous ce mouvement perpétuel de cent mille personnes qui cherchent à empiéter sur la place de leurs voisins ; imaginez-vous les rumeurs que produisent ces cent mille voix, et votre imagination, si riche qu'elle soit, madame, restera encore au-dessous de la réalité. Parmi ces cent mille voix, plus de la moitié s'entretenaient d'une seule chose ou plutôt d'un seul homme. Cet homme, c'était Romero.
Au nombre des cavaliers en place, madame, s'était présenté un jeune homme, à qui ses opinions politiques, disait-on, avaient fait perdre son grade d'officier aux gardes de la reine. Ce jeune homme, dont on connaissait la bravoure, prétendait être victime d'une calomnie, et, en se présentant pour combattre le taureau, avait déclaré ou qu'il se ferait tuer, ou qu'il reconquerrait mieux que la place qu'il avait perdue. On le savait homme à tenir sa parole ; aussi tout le monde parlait-il de Romero ; les trois autres cavaliers en place étaient repoussés dans l'ombre. Ils s'appelaient : don Federigo Valera y Ulloa, don Romano Fernandez, don José Cabanos. En outre, il y avait un remplaçant surnuméraire, nommé don Bernardo Osoreo de la Torre. Don Federigo était patronné par le duc d'Ossuna ; don Romano par le comte d'Altamira ; don José par le duc de Medina-Coeli, et Romero par le duc d'Albe.
Sur ces entrefaites, la reine entra accompagnée du roi, du duc et de la duchesse de Montpensier. C'était la première fois qu'elle paraissait en public. Le cirque tout entier se leva et éclata en applaudissements.
Monsieur le duc d'Aumale et la reine mère venaient après eux. A peine les augustes spectateurs eurent-ils pris place, que les fanfares retentirent, qu'une des portes s'ouvrit et que par cette porte entrèrent les cavaliers en place, accompagnés de leurs parrains.
Chaque cavalier était avec son parrain dans une voiture de gala aux splendides dorures. Les quatre chevaux qui conduisaient chaque voiture étaient empanachés aux couleurs de leurs maîtres. Ces voitures firent le tour du cirque, vinrent défiler devant la loge de la reine, et sortirent par une porte opposée à celle qui leur avait donné entrée. Presque aussitôt toute la quadrille des chulos, des banderilleros et des toreros se mit en marche et vint, comme la veille, s'agenouiller en face du balcon de la reine. Comme ils se relevaient, la porte s'ouvrit, et l'on amena deux chevaux tout caparaçonnés. Deux cavaliers en place les suivaient à pied. Ces deux cavaliers étaient le même don Federigo avec lequel j'avais déjeuné le matin, et don Romano, le filleul du comte d'Altamira.
Les fanfares sonnèrent ; les cavaliers se mirent en selle. A peine eut-il senti le poids de son cavalier sur ses épaules, que le cheval de don Federigo se cabra. Celui-ci, au lieu de rendre la main, tira la bride à lui, le cheval se renversa en arrière ; tous deux roulèrent sur le sable. C'était un méchant début. Bailly, sortant de la Conciergerie pour aller à l'échafaud, heurta une pierre. « Triste présage ! dit-il en souriant. Un Romain serait rentré chez lui. » Je crois que don Federigo eût bien voulu faire en ce moment comme eût fait le Romain. Cependant on le remit en selle ; il était tombé, sinon adroitement, du moins heureusement.
L'autre cavalier se tenait tant bien que mal sur ses arçons ; il me parut que c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans déjà ; on voyait néanmoins qu'il était un peu plus fort en équitation que son compagnon. Le pauvre don Federigo se laissa conduire où l'on voulut ; l'autre gagna sa place au petit trot. On leur mit à chacun un javelot à la main. Ce javelot, long de six pieds à peu près, était terminé par un fer de lance très aigu ; le bois dont il était façonné était du bois blanc très fragile ; il devait casser à chaque coup que le cavalier portait, et ainsi le fer et le fragment de la lance restaient dans le corps du taureau. Ce javelot me parut un grand embarras de plus pour le pauvre don Federigo. On sonna l'entrée. J'avoue que cette seconde fois mon émotion était plus grande encore que la première. Ce n'était pas à un combat que j'assistais, c'était à un supplice. La porte s'ouvrit ; le taureau entra. C'était un taureau rouge, aux cornes aigus et recourbées ; il franchit le tiers de la lice en courant, puis s'arrêta, pliant sur ses genoux.
En une seconde, son regard sanglant eut embrassé toute l'arène. Il leva la tête comme pour regarder tout ce monde de spectateurs, étagé devant lui depuis les derniers degrés du cirque jusqu'aux flèches les plus aigus des clochers. Puis, après un moment d'hésitation, sa résolution parut fixée ; son oeil s'arrêta sur les malheureux alguazils, que l'on put voir pâlir sous leur large chapeau, et, avec un mugissement terrible, il s'élança. Jamais balle lancée au milieu d'une volée de corbeaux ne produisit semblable effet. Les six hommes noirs s'éparpillèrent dans la lice, au grand galop de leurs chevaux. L'un d'eux, perdant les arçons, se retint des deux mains à sa selle ; le vent emporta son chapeau que le taureau foula aux pieds, au milieu des rires, des huées et des sifflets de la multitude.
Montès prit alors le cheval du pauvre Federigo par la bride et le conduisit vers le taureau ; à quatre pas du taureau, il lâcha le cheval. Le moment était propice ; le taureau, tout à sa colère, ne faisait pas attention à ce qui se passait autour de lui. Federigo était brave en réalité ; la confiance seule lui manquait ; il poussa son cheval vers l'animal, leva la main et lui enfonça son javelot dans le côté. Le javelot se brisa.
Il y a peut-être quelque chose de plus beau que l'instinct du courage, c'est la puissance de la volonté. Quelques organisations supérieures, qui comprirent ce qu'il avait fallu de volonté au pauvre Federigo pour faire ce qu'il venait de faire, applaudirent et entraînèrent une partie du cirque. Le taureau resta un instant étourdi de l'attaque ; puis, avant que son adversaire eût eu le temps de se retirer, il bondit sur lui.
Tout le monde crut le pauvre Federigo mort. Il l'était en effet, si Montès, avec une agilité et un courage admirables, n'eût passé sous le cou du cheval, et ne se fût placé entre son filleul et le taureau, sa cape rose à la main. Le taureau se laissa prendre à cette cape rose qui éblouissait ses yeux, et fondit sur Montès.
Alors nous eûmes un spectacle merveilleux : celui de Montès capant le taureau. Je voudrais pouvoir vous expliquer, madame, ce que c'est que caper le taureau ; mais c'est chose difficile à faire comprendre à qui n'a pas vu.
Imaginez-vous, madame, un homme sans autre arme qu'un manteau de soie, jouant avec un animal furieux, le faisant passer à sa droite, le faisant passer à sa gauche, tout cela sans bouger d'un pas lui-même, et voyant à chaque passade du taureau la corne effleurer les vanequilles d'argent de son gilet. C'est à n'y rien comprendre, c'est à croire à un charme, à une amulette, à un talisman.
Pendant que Montès capait le taureau, on armait don Federigo d'une autre lance, et le second cavalier, conduit également par son parrain, venait lui briser la sienne dans le cou. Même chose arriva que pour Federigo. Le taureau se lança sur le cavalier, mais son parrain, moins alerte ou moins courageux que Montés, ne put détourner l'animal. Sa tête s'engagea sous le poitrail de son ennemi, et nous vîmes s'y enfoncer une de ses cornes jusqu'au front.
Le cheval blessé se cabra, battit le dos de l'animal avec son sabot de fer et se renversa en arrière, broyant son cavalier entre la terre et lui, et lui enfonçant la poitrine avec le pommeau de la selle. Un cri commencé par le malheureux fut étouffé par l'horrible compression. Le cheval se releva, paralysé d'une jambe et perdant son sang à gros bouillons. Mais le cavalier demeura à terre, il était évanoui.
Le taureau allait revenir sur lui, quand don Federigo lui enfonça une seconde lance au défaut de l'épaule. L'animal se retourna, mais cette fois encore ce fut Montès qui le reçut. Pendant ce temps, quatre hommes relevaient le cavalier en place et l'emportaient.
Pour la seconde fois, Montès capait le taureau. Tout à coup une grande rumeur se fit entendre. A la place du cavalier que l'on emportait venait d'entrer un autre cavalier. Celui-là, c'était Romero.
Tous les yeux se détournèrent de don Federigo, du cavalier évanoui, et même de Montès, pour se porter sur Romero. C'était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, vêtu de velours vert, et portant admirablement ce beau costume du temps de Philippe II, qui pour les autres semblait un déguisement. Il avait le teint pâle, mais de cette belle pâleur mate qui fait la beauté des hommes ; ses cheveux noirs étaient coupés très court, de petites moustaches noires dessinaient sa bouche fine et crispée.
On lui amena un cheval sur lequel il sauta légèrement. Après quoi, il alla droit au balcon, salua la reine et les princes, lança son cheval dans le cirque, et lui fit faire deux ou trois voltes et deux ou trois changements de pied, sans s'inquiéter davantage du taureau que s'il n'existait pas. Puis se penchant vers de Chiclanero, il s'entretint quelques secondes avec lui, prit une lance des mains d'un garçon du cirque et piqua vers l'animal.
Mais cette fois encore, en cavalier consommé, ce ne fut point pour l'attaquer tout d'abord que Romero s'approcha du taureau, ce fut pour habituer son cheval à sa vue et à son odeur. Deux ou trois fois il tourna autour de lui, maintenant les écarts de sa monture, pareil au gerfaut qui va fondre sur sa proie. Le taureau le regardait de son air féroce et stupide ; on eût dit qu'il comprenait que cette fois seulement il se trouvait en face d'un véritable ennemi.
Enfin, Romero s'arrêta juste en face de lui comme eût fait un picador de profession. Le taureau le chargea. Romero l'attendit, et lui enfonça d'un pied sa lance entre les deux épaules ; puis, faisant volter légèrement son cheval, il fit un demi-cercle dans le cirque, pour aller chercher une autre lance.
Le taureau fit dix pas pour le poursuivre, tomba sur un genou, se releva par un effort, retomba sur les deux genoux, laissa aller son corps de toute sa longueur dans l'arène, gardant seulement la tête soulevée encore. Romero tenait déjà une autre lance et s'apprêtait à un nouveau combat.
Mais l'animal s'avouait vaincu. Son oeil n'exprimait plus qu'une douleur sombre et mortelle ; sa tête s'inclina deux fois jusqu'à toucher le sable, se releva deux fois, et retomba enfin une troisième pour ne plus se relever. Les cent mille spectateurs étaient étourdis de ce qu'ils venaient de voir ; un torero ne s'y serait pas pris avec plus de grâce et ne s'en serait pas tiré avec plus d'adresse. Il fallut un instant à cette foule pour revenir de son étonnement. Mais lorsqu'elle en fut revenue, elle applaudit avec frénésie.
Romero salua avec une expression de raillerie hautaine qui semblait dire : « Oh ! vous êtes bien bons, messieurs ; attendez, attendez. » Aussi lui vîmes-nous faire tous ses apprêts avec la tranquillité d'un duelliste raffiné. Il prit délicatement l'épée de la main droite, en appuya le pommeau au creux de la main, et de sa main gauche présenta la muleta au taureau.
Le taureau, un instant indécis, fondit enfin sur lui. Un éclair brilla qui s'éteignit aussitôt. L'épée était entrée juste entre les deux épaules et avait disparu jusqu'à la garde. Le taureau tomba sur les deux genoux comme pour rendre hommage à son vainqueur. Cinq minutes après, l'arène, toute frémissante d'applaudissements, était vide.
Le troisième taureau entra. Romero restait seul. Des trois cavaliers, on avait emporté le premier évanoui ; le second était sorti courbé en deux et s'appuyant aux bras des valets du cirque ; le troisième avait le genou luxé. Comme le dernier Horace, Romero seul était sans blessure. Le troisième taureau était noir, sans une seule tache blanche. Comme s'il avait le mot, il fondit sur les alguazils.
Les alguazils se dispersèrent dans le cirque, pour venir se reformer un instant après en face du balcon de la reine. Le taureau était resté immobile au milieu du cirque, en voyant cette barrière qu'il croyait solide s'ouvrir devant lui. Mais derrière cette barrière, il y avait un homme, un homme à qui les deux combats précédents avaient donné une idée de sa force et de son adresse ; un homme qui, comme toutes les natures puissantes, prenait goût au danger et s'enivrait aux applaudissements : cet homme, c'était Romero.
Il fondit sur le taureau de toute la vitesse de son cheval, et en passant près de lui lui brisa une lance dans le flanc gauche. Puis, saisissant une nouvelle lance aux mains d'un valet du cirque, il repassa du côté opposé et la lui brisa dans le flanc droit. Ces deux coups s'étaient faits si rapidement que l'animal avait eu à peine le temps de sentir la première douleur, quand cette douleur se doubla de la seconde.
Il faut avoir vu cet immense amphithéâtre battant des mains, agitant ses mouchoirs, hurlant le nom de Romero dans un vivat universel, pour se faire une idée de l'enthousiasme que doit éprouver lui-même l'homme qui cause cet enthousiasme. Romero semblait invincible ; non seulement invincible, mais invulnérable.
Le taureau, dont le sang coulait par deux blessures, fouillait le sable du pied en mugissant. Romero salua gracieusement le public. Le taureau fondit sur lui. Romero, sans se déranger, remit son chapeau sur sa tête et attendit. L'attaque était furieuse. L'animal saisit le cheval par-dessous le ventre, et, cheval et cavalier, enleva tout sur ses cornes.
Maintenant, écoutez bien ceci, madame, et battez des mains à quatre cents lieues de distance, car ceci s'est passé à la vue de cent mille personnes. Pendant que Romero était soulevé de terre, il enfonça sa lance d'un pied dans le côté gauche du taureau. Au même instant, taureau, cheval et cavalier tombèrent comme un groupe confus, au milieu des tressaillements duquel il fut un instant impossible de rien distinguer.
Le taureau se dégagea le premier ; mais au lieu de charger de nouveau, il s'en alla à reculons gagner la barrière. Le cheval, moins grièvement blessé qu'on n'aurait pu le croire, se releva à son tour. Le cavalier se releva également : il n'avait pas même perdu les arçons ! « Une autre lance ! cria Romero, une autre lance ! » On la lui apporta, et il bondit vers le taureau. Le taureau s'était affaissé sur lui-même : le coup avait porté au coeur. Il était mort.
Romero jeta sa lance avec un geste de magnifique dédain, en disant : « Un autre taureau ! » Ecoutez, madame, je vous le déclare, ce fut un spectacle enivrant que ces cent mille personnes criant d'une seule voix : « Bravo Romero ! »
En ce moment, la reine fit un signe et parla à l'oreille d'un de ses officiers. C'était la défense à Romero de continuer une pareille lutte. C'était la promesse de mieux utiliser ailleurs le courage du combattant. Elle accordait en même temps à Romero la faveur de lui baiser la main.
Romero descendit de cheval à regret, et tout frémissant encore. Ses narines dilatées, son oeil étincelant, ses lèvres crispées, indiquaient l'homme arrivé au plus haut degré d'exaltation. Si un tigre ou un lion fût entré en ce moment dans le cirque, certes Romero eût combattu le tigre et le lion avec la même audace et peut-être avec le même bonheur qu'il avait combattu le taureau.
Romero regrettait le combat ; Romero regrettait la lutte qui faisait pleuvoir sur la tête d'un homme de pareils applaudissements. Il obéit cependant, mit pied à terre et sortit du cirque.
Un instant après, il apparaissait dans la loge de la reine. La reine lui donnait sa main à baiser, et le duc de Montpensier détachait sa propre épée pour la lui offrir. Certes, si un homme fut heureux pendant tout un jour, ce fut Romero. La course continua.
Mais que vous raconterais-je, madame, après vous avoir raconté Romero ? Rien, si ce n'est la mort de quarante-six taureaux, à laquelle j'assistai, moi et mes compagnons, et encore ne vîmes-nous que la moitié des courses.
Je vous écrirai encore une lettre de Madrid ; ce que dira cette lettre, je n'en sais rien. Je laisserai aux événements le soin de me la dicter.

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