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Chapitre X
Syracuse

Notre retour fut une joie pour tout l'équipage. A part le coup de pied que j'avais reçu de ma mule, et dont j'éprouvais, il est vrai, une douleur assez vive, le voyage s'était terminé sans accident. Chaque matelot nous baisa les mains, comme si, pareils à énée, nous revenions des enfers. Quant à Milord qui, depuis l'aventure du chat de l'opticien, était, autant que possible, consigné à bord sous la garde de ses deux amis Giovanni et Pietro, il était au comble du bonheur.
Le temps était magnifique. Depuis notre tempête, nous n'avions pas vu un nuage au ciel; le vent venait de la Calabre, et nous poussait comme avec la main. La côte que nous longions était peuplée de souvenirs. A une lieue de Catane, quelques pierres éparses indiquent l'emplacement de l'ancienne Hybla; après Hybla, vient le Symèthe, qui a changé son vieux nom classique en celui de Giaretta. Autrefois, et au dire des anciens, le Symèthe était navigable, aujourd'hui il ne porte pas la plus petite barque. En échange, ses eaux, qui reçoivent les huiles sulfureuses, les jets de naphte et de pétrole de l'Etna, ont la faculté de condenser ce bitume liquide, et enrichissent ainsi son embouchure d'un bel ambre jaune, que les paysans recueillent et qui se travaille à Catane.
On rencontre ensuite le lac de Pergus, sur lequel, au dire d'Ovide, on ne voyait pas moins glisser de cygnes que sur celui de Caystre; lac tranquille, transparent et recueilli, qui est voilé par un rideau de forêts, et qui réfléchit dans ses ondes les fleurs de son printemps éternel. C'était sur ses bords que courait Proserpine avec ses compagnes, remplissant son sein et sa corbeille d'iris, d'oeillets et de violettes, lorsqu'elle fut aperçue, aimée et enlevée par Pluton, et que, chaste et innocente jeune fille, elle versa, en déchirant sa robe dans l'excès de sa douleur, autant de pleurs pour ses fleurs perdues que pour sa virginité menacée.
Après le lac viennent les champs des Lestrigons; Lentini, qui a succédé à l'ancienne Léontine, dont les habitants conservaient la peau du lion de Némée, qu'Hercule leur avait donnée pour armes lorsqu'il fonda leur ville;
Augusta, bâti sur l'emplacement de l'ancienne Mégare, Augusta de sanglante et infâme mémoire, qui a égorgé dans son port trois cents soldats aveugles qui revenaient d'Egypte en 1799. Puis enfin, après Mégare, on trouve Thapse, qui est couchée au bords des flots.
Pantagioe Megarosque sinus, Thapsumque jacentem.
Tout en poursuivant notre voyage, nous remarquions le changement d'aspect de la côte. Au lieu de ces champs fertiles et mollement inclinés, qui, en s'approchant de la mer, se couvraient des roseaux qui fournissaient sa flûte à Polyphème, et abritaient les amours d'Acis et de Galathée, se dressaient de grandes falaises de rochers, d'où s'envolaient des milliers de colombes. Vers les quatre heures du soir, un écueil surmonté d'une croix nous a rappelé le naufrage de quelques navires. Enfin nous vîmes pointer un pan des murailles de Syracuse, et nous entrâmes dans son port au bruit que fait en s'exerçant une école de tambours. C'était le premier désenchantement que nous gardait la fille d'Archias le Corinthien.
Sortie de l'île d'Ortygie pour bâtir sur le continent Acradine, Tychè, Neapolis et Olympicum, Syracuse, après avoir vu tomber en ruines l'une après l'autre ses quatre filles, est rentrée dans son berceau primitif. C'est aujourd'hui tout bonnement une ville d'une demi-lieue de tour, qui compte cent seize mille âmes, et qui est entourée de murailles, de bastions et de courtines bâtis par Charles V.
Du temps de Strabon, elle avait cent vingt mille habitants, autant qu'en renferme la ville moderne, et cent quatre-vingts stades de tour. Puis, comme sa population s'augmentait de jour en jour, et que ses murailles et ses cinq villes ne pouvaient plus la contenir, elle fondait Acre, Casmène, Camérine et Enna.
Du temps de Cicéron, et toute déchue qu'il la trouva de son ancienne prospérité, voilà ce qu'était encore Syracuse:
«Syracuse, dit Cicéron, est bâtie dans une situation à la fois forte et
agréable. On y aborde facilement de tous côtés, soit par terre, soit par
mer; ses ports, renfermés pour ainsi dire dans l'enceinte de ses murs,
ont plusieurs entrées, mais ils sont joints les uns aux autres. La partie
séparée par cette jonction forme une île; cette île est enfermée dans cette
ville, si vaste qu'on peut réellement dire qu'elle renferme un tout composé
de quatre grandes villes. Dans l'île est le palais d'Acron, dont les
prêteurs se servent; là aussi s'élèvent, parmi d'autres temples, ceux de
Diane et de Minerve: ce sont les plus remarquables. A l'extrémité de
cette île est une fontaine d'eau douce nommée Aréthuse, d'une grandeur
surprenante, riche en poissons, et qui serait envahie par les eaux de la
mer, sans une digue qui l'en garantit. La deuxième ville est Acradine, où
l'on trouve une grande place publique, de beaux portiques, un prytanée très
riche d'ornements, un très grand édifice qui sert de lieu de réunion pour
traiter les affaires publiques, et un magnifique temple consacré à Jupiter
Olympien. La troisième est Tychè. Elle a reçu ce nom d'un temple de la
Fortune qui y existait autrefois; elle renferme un lieu très vaste pour les
exercices du corps, et plusieurs temples. Ce quartier de Syracuse est très
peuplé. Enfin la quatrième ville est nommée Neapolis. Au haut de cette
ville est un très grand théâtre; en outre, elle possède deux beaux temples,
le temple de Cérès et le temple de Proserpine; on y remarque de plus une
statue d'Apollon qui est fort grande et fort belle.»
Voilà la Syracuse de Cicéron telle que l'avaient faite les guerres d'Athènes, de Carthage et de Rome, telle que l'avaient laissée les déprédations de Verrès. Mais la vieille Syracuse, la Syracuse d'Hyéron et de Denys, la véritable Pentapolis enfin, était bien autrement belle, bien autrement riche, bien autrement splendide. Elle avait huit lieues de tour; elle avait un million deux cent mille habitants dont la richesse excessive était devenue proverbiale, au point qu'on disait à tout homme qui se vantait de sa fortune: Tout cela ne vaut pas la dixième partie de ce que possède un Syracusain. Elle avait une armée de cent mille hommes et de dix mille chevaux répartie derrière ses murailles; elle avait cinq cents vaisseaux qui sillonnaient la Méditerranée, du détroit de Gadès à Tyr, et de Carthage à Marseille. Elle avait enfin trois ports ouverts à tous les navires du monde: Trogyle, que dominaient les murailles d'Acradine, et que longeait la voie antique qui conduisait d'Ortygie à Catane; le grand port, le Sicanum sinus de Virgile, qui contenait cent vingt vaisseaux; le petit port, portus marmoreus, qu'Hiéron avait fait entourer de palais et Denys paver de marbre; et puis, pour que Syracuse n'eût rien à envier aux autres villes, elle eut Athènes pour rivale, Carthage pour alliée, Rome pour ennemie, Archimède pour défenseur, Denys pour tyran, et Timoléon pour libérateur.
A six heures nous mîmes pied à terre à Ortygie. On nous fit subir force formalités à la porte, ce qui nous fit perdre une demi-heure encore, de sorte qu'une fois entrés à Syracuse, nous n'eûmes que le temps de chercher un hôtel, de dîner et de nous coucher, remettant nos visites au lendemain matin.
J'avais une lettre pour un jeune homme, dont un ami commun, qui me recommandait à lui, m'avait promis merveille. C'était le comte de Gargallo, fils du marquis de Gargallo, auquel Naples doit la meilleure traduction d'Horace qui existe en Italie. Le comte était, m'avait-on dit, spirituel comme un Français moderne, et hospitalier comme un vieux Syracusain. L'éloge m'avait paru exagéré tant que je ne vis pas le comte; il me parut faible quand je l'eus connu.
A huit heures du matin, je me présentai chez le comte de Gargallo. Il était encore couché. On lui porta ma lettre et ma carte. Il sauta à bas du lit, accourut, et nous tendit la main avec une telle cordialité, qu'à partir de ce moment je sentis que nous étions amis à toujours.
Le comte de Gargallo n'était, à cette époque, jamais venu à Paris, et cependant il parlait français comme s'il eût été élevé en Touraine, et connaissait notre littérature en homme qui en fait une étude particulière. Aux premiers mots qu'il prononça, au premier geste qu'il fit, il me rappela beaucoup, pour l'accent, l'esprit et les façons, mon bon et cher Méry, qu'il n'avait jamais vu et qu'il ne connaissait que de nom; il pouvait, comme on le voit, choisir plus mal.
Le comte mit à notre disposition sa maison, sa voiture et sa personne; nous le remerciâmes pour la première offre, et nous acceptâmes les deux autres. Il fut convenu que, pour mettre de l'ordre dans nos investigations, nous commencerions par Ortygie, qui, ainsi que nous l'avons dit, est maintenant Syracuse, puis, que nous visiterions successivement Neapolis, Acradine, Tyehè et Olympicum.
Pendant que nous établissions notre plan de campagne, on dressait la table, et, pendant que nous déjeunions, on mettait les chevaux à la voiture. C'était, comme on le voit, de l'hospitalité intelligente au premier degré; au reste, le comte aurait pu, à la rigueur, offrir aux étrangers les soixante lits d'Agathocle, car il avait cinq maisons à Syracuse.
Notre première visite fut pour le musée; il est de création moderne et date de vingt-cinq à vingt-six ans; d'ailleurs, Naples a l'habitude d'enlever à la Sicile ce qu'on y trouve de mieux. Il n'en reste pas moins au musée de Syracuse une belle statue d'Esculape, et cette fameuse Vénus Callipyge dont parle Athénée. La statue de la déesse me parut digne de la réputation européenne dont elle jouit.
Du musée nous allâmes à l'emplacement de l'ancien temple de Diane: c'est le plus ancien monument grec de Syracuse. Cette ville devait un temple à Diane, car Ortygie appartenait à cette déesse. Elle l'avait obtenue de Jupiter, dans le partage qu'il avait fait de la Sicile entre elle, Minerve et Proserpine, et lui avait donné ce nom en souvenir du bois d'Ortygie à Délos, où elle était née; aussi célébrait-on à Syracuse une fête de trois jours en son honneur. Ce fut pendant une de ces fêtes que les Romains, arrêtés depuis trois ans par le génie d'Archimède, s'emparèrent de la ville. Deux colonnes d'ordre dorique, enchâssées dans un mur mitoyen de la rue Trabochetto, sont tout ce qui reste de ce temple.
Le temple de Minerve, converti en cathédrale au XIIe siècle, est mieux conservé que celui de sa soeur consanguine, et doit sans doute cette conservation à la transformation qu'il a subie; les colonnes qui en sont demeurées debout, sont d'ordre dorique, cannelées et saillantes à l'extérieur de la muraille qui les réunit, et fort inclinées d'un côté depuis le tremblement de terre de 1542.
J'avais réservé ma visite à la fontaine Aréthuse pour la dernière. La fontaine Aréthuse est, pour tout poète, une vieille amie de collège:
Virgile l'invoque dans sa dixième et dernière églogue, adressée à son ami Gallus, et Ovide raconte d'elle des choses qui font le plus grand honneur à la moralité de cette nymphe. Il est vrai qu'il met le récit dans la bouche de la nymphe elle-même, qui, comme toutes les faiseuses de mémoire, aurait bien pu ne se peindre qu'en buste. Quoi qu'il en soit, voici ce que le bruit public disait d'elle:
Aréthuse était une des plus belles et des plus sauvages nymphes de la suite
de Diane. Chasseresse comme la fille de Latone, elle passait sa journée
dans les bois, poursuivant les chevreuils et les daims, et ayant presque
honte de cette beauté qui faisait la gloire des autres femmes. Un jour
qu'elle venait de poursuivre un cerf, et qu'elle sortait tout échevelée et
haletante de la forêt de Stymphale, elle rencontra devant elle une eau
si pure, si calme et si doucement fugitive, que, quoique le fleuve eût
plusieurs pieds de profondeur, on en voyait le gravier comme s'il eût été à
découvert. La nymphe avait chaud, elle commença par tremper ses beaux pieds
nus dans le fleuve, puis elle y entra jusqu'aux genoux; puis enfin, invitée
par la solitude, elle détacha l'agrafe de sa tunique, déposa le chaste
vêtement sur un saule, et se plongea tout entière dans l'eau. Mais à peine
y fut-elle, qu'il lui sembla que cette eau frémissait d'amour, et la
caressait comme si elle eût eu une âme. D'abord Aréthuse, certaine d'être
seule, y fit peu d'attention; bientôt cependant il lui sembla entendre
quelque bruit: elle courut au bord; malheureusement elle était si troublée,
qu'au lieu de gagner la rive où était sa tunique, la pauvre nymphe se
trompa et gagna la rive opposée. Elle y était à peine, qu'un beau jeune
homme éleva la tête du milieu du courant, secoua ses cheveux humides, et,
la regardant avec amour, lui dit: «Où vas-tu, Aréthuse? Belle Aréthuse, où
vas-tu?»
Peut-être une autre se fût-elle arrêtée à ce doux regard et à cette douce voix; mais, nous l'avons dit, Aréthuse était une vierge sauvage qui, n'accompagnant Diane que le jour, n'avait jamais vu la prude meurtrière d'Actéon s'humaniser de nuit pour le beau berger de la Carie. Aussi, au lieu de s'arrêter, elle se prit à fuir nue et toute ruisselante comme elle était. De son côté, Alphée ne fît qu'un bond du milieu de son cours sur sa rive, et se mit à sa poursuite nu et ruisselant comme elle; ils traversèrent ainsi, et sans qu'il la pût atteindre, Orchomène, Psophis, le mont Cyllène, le Ménale, l'Erymanthe et les campagnes voisines d'Elis, franchissant les terres labourées, les bois, les rochers, les montagnes, sans que le dieu pût gagner un pas sur la nymphe. Mais enfin, quand vint le soir, la belle fugitive sentit qu'elle commençait à s'affaiblir; bientôt elle entendit les pas du dieu qui pressaient ses pas; puis, aux derniers rayons du soleil, elle vit son ombre qui touchait la sienne, elle sentit une haleine ardente brûler ses épaules. Alors elle comprit qu'elle allait être prise, et que, brisée de cette longue course, elle n'aurait plus de force pour se défendre: «A moi! cria-t-elle, ô divine chasseresse!
Souviens-toi que souvent tu m'as jugée digne de porter ton arc et tes
flèches! Diane, déesse de la chasteté, prends pitié de moi!»
Et, à ces mots, la nymphe se vit enveloppée d'un nuage; Alphée, quoique près de l'atteindre, la perdit à l'instant de vue. Au lieu de s'éloigner découragé, il resta obstinément à la même place. Mais, quand le nuage disparut, où était la nymphe, il n'y avait plus qu'un ruisseau; Aréthuse était métamorphosée en fontaine.
Alors Alphée redevint fleuve, et changea le cours de ses eaux pour les mêler à celles de la belle Aréthuse; mais Diane, la protégeant jusqu'au bout, lui ouvrit une voie souterraine. Aréthuse prit aussitôt son cours au-dessous de la Méditerranée, et ressortit à Ortygie. Alphée, de son côté, s'engouffra près d'Olympie, et, toujours acharné à la poursuite de sa maîtresse, reparut à deux cents pas d'elle dans le grand port de Syracuse.
Aréthuse soutint toujours qu'elle n'avait pas rencontré Alphée dans son voyage sous-marin, mais, quelque serment que fît la pauvre nymphe, un pareil voisinage ne laissait pas d'être tant soit peu compromettant. Depuis cette époque, toutes les fois qu'on parlait de la chasteté d'Aréthuse devant Neptune et Amphitrite, les deux augustes époux souriaient de façon à faire croire qu'ils en savaient plus qu'ils ne voulaient en dire sur le passage du fleuve et de la fontaine à travers leur liquide royaume.
Cependant, si problématique que fût la virginité de la nymphe, nous n'en réclamâmes pas moins l'honneur de lui être présentés. On nous conduisit devant un lavoir immonde, où une trentaine de blanchisseuses, les manches retroussées jusqu'aux aisselles, et les robes relevées jusqu'aux genoux, tordaient les chemises des Syracusains. On nous dit: Saluez, voici la fontaine demandée. Nous étions en face de la belle Aréthuse. Ce n'était pas la peine de faire tant la prude pour en arriver là.
Nous fûmes curieux néanmoins de goûter cette eau miraculeuse; nous prîmes un verre, et nous le plongeâmes à l'endroit même où elle sort du rocher; elle est, à l'oeil, d'une limpidité parfaite, mais un peu saumâtre au goût. C'est une preuve de plus contre la pauvre nymphe, et qui porterait à penser qu'elle ne s'en est pas même tenue, comme le dit Ausone, aux purs baisers de son amant; incorruptarum miscentes oscula aquarum.
Voyez où conduit l'incrédulité: si l'on en croit les apparences, non seulement Aréthuse ne serait plus vierge, mais encore elle serait adultère.
A quelques pas de la fontaine et sur la pointe méridionale de l'île, s'élevait le palais de Verres: ses ruines ont servi à bâtir un fort normand au XIe siècle: ce fort occupe la place où était la roche de Denys, rasée par Timoléon.
En face, et de l'autre côté de l'ouverture du grand port, surgissait le Plemmyrium, dont les derniers vestiges ont disparu; c'était une forteresse bâtie par Archimède: quatre animaux en bronze, un taureau, un lion, une chèvre et un aigle, ornaient ses quatre angles tournés chacun vers un des quatre points cardinaux. Lorsqu'il faisait du vent, le vent s'engouffrait dans la gueule ou dans le bec de l'animal qui était tourné de son côté, et lui faisait pousser le cri qui lui était propre. C'était surtout, à ce qu'on assure, ce chef-d'oeuvre éolique qui rendait Rome si fort jalouse de Syracuse.
Nous traversâmes toute la ville pour visiter Neapolis; mais, à la porte, il nous fallut quitter notre voiture, la voie antique, qui conserve la trace des chars anciens, étant on ne peut plus incommode pour les calèches modernes.
Nous côtoyâmes le port de marbre, ayant à notre droite la mer, à notre gauche quelques masures. C'est dans ce port, le plus précieux joyau de Syracuse, que stationnait la flotte de la république. Xénagore y construisit la première galère à six rangs de rames, et Archimède y fit confectionner le merveilleux vaisseau qu'Hiéron II envoya à Ptolémée, roi d'Egypte, et qui, s'il faut en croire Athénée, avait vingt rangs de rameurs, et renfermait des bains, une bibliothèque, un temple, des jardins, une piscine et une salle de festins.
La route que nous suivions conduit droit au couvent des capucins. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes chez les bons pères, introduits par deux moines de la communauté que nous avions rejoints à mi-chemin, et avec lesquels nous avions fait route tout en causant. Le couvent était tenu avec une propreté admirable et qui contrastait avec l'effroyable saleté dont le spectacle nous poursuivait depuis notre entrée en Sicile. Cela affermit Jadin dans un dessein qu'il avait depuis longtemps: c'était de se mettre en pension dans un couvent pendant une huitaine de jours, pour y travailler à son aise, tout en examinant de près la vie du cloître. Il fit alors demander par monsieur de Gargallo aux bons pères s'ils ne voudraient point le recevoir pour hôte pendant une semaine. Les capucins répondirent que ce serait avec grand plaisir, et fixèrent le prix de la pension à quarante sous par jour, logement et nourriture. Jadin était dans l'extase de pareilles conditions, et allait arrêter le marché avec le frère trésorier, lorsque monsieur de Gargallo lui dit tout bas d'attendre, avant de rien conclure, l'heure du dîner. Jadin demanda alors si ce dîner n'était point suffisamment copieux pour soutenir un estomac mondain. Monsieur de Gargallo lui répondit qu'au contraire, les capucins passaient pour avoir des repas splendides et surtout très variés, mais que c'était dans la préparation de ces repas qu'existerait peut-être l'obstacle. Jadin pensa en frissonnant que, pour maintenir plus facilement son voeu de chasteté, la communauté mêlait peut-être au jus des viandes le suc du nymphea, ou de quelque autre plante réfrigérante. Il remercia monsieur de Gargallo, et quitta le trésorier sans rien conclure, et après ne s'être avancé que tout juste assez pour faire une honorable retraite.
Au moment où nous nous présentâmes à la porte, elle était encombrée de mendiants. C'était l'heure à laquelle les capucins font chaque jour une distribution de soupe, et une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants, attendaient ce moment, la bouche béate et l'oeil ardent, comme une meute attendant la curée.
Je n'ai point encore parlé du mendiant sicilien, l'occasion ne s'étant pas présentée; et cependant, on ne peut pas passer sous silence une classe qui forme en Sicile le dixième à peu près de la population. Qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne connaît pas la misère. Le mendiant français est un prince, le mendiant romain un grand seigneur, et le mendiant napolitain un bon bourgeois, en comparaison du mendiant sicilien. Le pauvre de Callot avec ses mille haillons, le fellah égyptien avec sa simple chemise, paraîtraient des rentiers à Palerme ou à Syracuse. A Syracuse et à Palerme, c'est la misère dans toute sa laideur, avec ses membres décharnés et débiles, ses yeux caves et fiévreux. C'est la faim avec ses véritables cris de douleur, avec son râle d'éternelle agonie; la faim, qui triple les années sur la tête des jeunes filles; la faim, qui fait qu'à l'âge où dans tous les pays toute femme est belle, de jeunesse au moins, la jeune fille sicilienne semble tomber de décrépitude; la faim, qui, plus cruelle, plus implacable, plus mortelle que la débauche, flétrit aussi bien qu'elle, sans offrir même la grossière compensation sensuelle de sa rivale en destruction.
Tous ces gens qui étaient là n'avaient point mangé depuis la veille. La veille, ils étaient venus recevoir leur écuelle de soupe, comme ils venaient aujourd'hui, comme ils viendraient demain. Cette écuelle de soupe, c'était toute leur nourriture pour vingt-quatre heures, à moins que quelques-uns d'entre eux n'eussent obtenu quelques grani de la compassion de leurs compatriotes ou de la pitié des étrangers. Mais le cas est presque inouï: les Syracusains sont familiarisés avec la misère, et les étrangers sont rares à Syracuse.
Quand parut le distributeur de la bienheureuse soupe, ce furent des hurlements inouïs, et chacun se précipita vers lui, sa sébile à la main. Il y en avait qui étaient trop faibles pour hurler et pour courir, et qui se traînaient en gémissant sur leurs genoux et sur leurs mains.
Avec le potage était restée la viande qui avait servi à la faire, et que le cuisinier avait taillée en petits morceaux, afin que le plus grand nombre en pût avoir. Celui à qui ce bonheur venait à échoir rugissait de joie, et se retirait dans un coin, prêt à défendre sa proie si quelqu'autre, moins bien traité du hasard, voulait la lui enlever.
Il y avait, au milieu de tout cela, un enfant vêtu, non pas d'une chemise, mais d'une espèce de toile d'araignée à mille trous, qui n'avait pas d'écuelle et qui pleurait de faim. Il tendit ses deux pauvres petites mains amaigries et jointes pour remplacer autant qu'il était en lui par le récipient naturel le vase absent. Le cuisinier y versa une cuillerée de potage. Le potage était bouillant et brûla les mains de l'enfant; il jeta un cri de douleur et ouvrit malgré lui les doigts, le pain et le bouillon tombèrent par terre sur une dalle. L'enfant se jeta à quatre pattes et se mit à manger à la manière des chiens.
-Et si ces bons pères interrompaient cette distribution, demandai-je à monsieur de Gargallo, que deviendraient tous ces malheureux?
-Ils mourraient, me répondit-il.

Nous laissâmes à un des frères deux piastres pour qu'il les convertit en grani et les distribuât à ces misérables, puis nous nous sauvâmes.
Le jardin des capucins s'étend sur l'emplacement des anciennes latomies ou carrières. C'est de ces carrières et de celles qui sont près de l'amphithéâtre, que sortit toute la Syracuse antique avec ses murailles, ses temples, ses palais.
Nous descendîmes par une espèce de rampe jusqu'à une profondeur de cinquante pieds à peu près, nous passâmes sous un vaste pont, puis nous nous trouvâmes en face d'un tombeau moderne; c'est celui d'un jeune Américain nommé Nicholson, âgé de dix-huit ans, et tué en duel à Syracuse; comme hérétique et à cause aussi du genre de sa mort, les portes de toutes les églises se fermèrent pour lui. Non moins hospitaliers pour les morts que pour les vivants, les bons capucins prirent le cadavre, l'emportèrent, et lui donnèrent la sépulture dans leurs jardins.
Ces jardins, comme ceux des bénédictins de Catane, sont un miracle d'art et de patience. A Catane, il fallait recouvrir la lave, ici le roc. La tâche était la même, elle fut remplie avec un tel courage, qu'on appelle aujourd'hui il paradiso ce labyrinthe de pierres où autrefois, il ne poussait pas un brin d'herbe, et qui aujourd'hui est tapissé d'orangers, de citronniers, de nopals. Ces murailles gigantesques sont devenues des espaliers, et dans les moindres interstices les aloès épanouissent leurs puissantes feuilles, du milieu desquelles s'élancent leurs fleurs séculaires.
C'est dans ces latomies que furent enfermés les Athéniens prisonniers après la défaite de Nicias, Les onze latomies à Syracuse étaient tellement encombrées, qu'une maladie épidémique se mit parmi ces malheureux, et que les Syracusains, craignant qu'elle ne s'étendît jusqu'à eux, renvoyèrent à Athènes tous ceux qui purent citer de mémoire douze vers d'Euripide. C'est encore dans une de ces latomies que fut renvoyé le fameux philosophe qui, pour toute louange aux vers que lui lisait Denys, fît cette réponse devenue proverbiale: Qu'on me ramène aux carrières. Dans ce pays où aucune tradition ne se perd, eût-elle trois mille ans, on appelle cette latomie la latomie de Philoxène.
Au milieu de ces carrières dont le ciel forme la seule voûte, s'élèvent des espèces de colonnes isolées, frustes, abruptes, capricieusement tordues, sur lesquelles s'appuient des ruines. C'était, dit-on, au haut de ces colonnes, dont le sommet arrive au niveau de la plaine, qu'on plaçait, prisonnières elles-mêmes, des sentinelles chargées de veiller sur les prisonniers, et auxquelles on faisait passer leur nourriture à l'aide d'un panier attaché au bout d'une corde.
Nous parcourûmes dans tous les sens cet étrange labyrinthe, avec ses aqueducs antiques, qui lui portent encore de l'eau comme au temps des Hiéron et des Denys, avec ses cascades de verdure qui ont l'air de se précipiter du haut des murailles, et dont le moindre vent fait onduler les riches festons, avec ses vieilles inscriptions illisibles, dans lesquelles les voyageurs cherchent à reconnaître un hommage à Euripide-Sauveur; puis nous entrâmes dans la petite église de Saint-Jean par un portique couvert, formé de trois arceaux gothiques. Une inscription gravée dans une chapelle souterraine réclame pour ce petit temple l'honneur d'être la plus ancienne église catholique de la Sicile. La voici:
Crux superior recens,
Caeterae vero antiquiores sunt,
Et antiquissima consecrationis
Signa referunt templi hujus,
Quo non habet tota Sicilia aliud
Antiquiùs.
Près de cette église sont les catacombes, catacombes bien autrement conservées que celles de Paris, de Rome et de Naples. Leur fondation est attribuée au tyran Hiéron II, mais aucune preuve n'appuie cette assertion. Selon toute probabilité, elles datent de différentes époques, et furent creusées au fur et à mesure qu'un plus grand nombre de morts réclamèrent un plus grand nombre de couches sépulcrales. Quelques tombeaux contiennent encore des ossements; dans aucun, à ce qu'on assure, on n'a trouvé d'urnes, ni de vases, mais seulement quelquefois des lampes.
Là aussi il y avait distinction entre les riches et les pauvres: les riches avaient de magnifiques colombaires à la manière des Romains; les pauvres avaient, non pas une fosse commune, mais un roc commun: leurs sépultures, simplement creusées dans le rocher, sont superposées les unes aux autres, et indiquent par leurs dimensions si elles renfermaient des hommes, des femmes ou des enfants.
Cette ville souterraine était bâtie, au reste, à l'instar des villes vivantes, et éclairée par le soleil: elle avait ses rues et ses carrefours; le jour y pénètre par des ouvertures rondes comme celles du Panthéon, et au moyen desquelles on aperçoit le ciel à travers un réseau de lierre et de broussailles. C'est près de ces catacombes et dans un bain antique que furent découvertes, il y a quelque vingt ans, les statues d'Esculape et de la Vénus Callipyge, qui font le principal ornement du musée de Syracuse.
En rentrant au couvent, nous nous croisâmes avec le frère quêteur; il revenait porteur d'une besace rondement garnie. Monsieur de Gargallo nous fit signe de le suivre jusqu'à la cuisine; nous demandâmes alors négligemment la permission de voir cette importante partie de l'établissement, elle nous fut immédiatement accordée.
Le cuisinier attendait le pourvoyeur, ayant en face de lui sur une grande table une demi-douzaine de casseroles de toute dimension qu'attendaient autant de réchauds allumés. Aux quelques mots qu'il échangea avec le frère quêteur, je crus comprendre qu'il lui reprochait de venir un peu tard; le frère quêteur s'excusa comme il put et ouvrit sa besace, doublée d'un côté d'une espèce de grand bidon en fer-blanc. Le bidon fut tiré de son enveloppe, ouvert immédiatement, et présenta à la vue son gros ventre tout farci d'ailes de poulets, de cuisses de canards, de moitiés de pigeons, de tranches de gigots, de côtelettes de mouton, et de râbles de lapins. Le cuisinier jeta un oeil satisfait sur la récolte du jour, puis, avec une agilité admirable, il distribua, à l'aide de ses doigts, les différents échantillons dans les casseroles, à la manière dont un prote décompose une forme, mettant les cuisses avec les cuisses, les ailes avec les ailes, assortissant les espèces entre elles, et formant un tout complet des différentes parties qui avaient appartenu à des individus du même genre; puis, ayant fait à chaque espèce une sauce assortie au sujet, il servit à la sainte communauté un dîner qui ne laissait pas d'offrir un fumet fort tentateur et une mine des plus succulentes, et que le prieur nous invita fort gracieusement à partager. Malheureusement, c'était à nous surtout qu'était applicable le proverbe gastronomique, que, pour trouver la cuisine bonne il ne faut pas la voir faire. Nous remerciâmes donc, avec une reconnaissance non moins sentie que si nous n'avions pas assisté à l'étrange préparation qui nous avait pour le moment ôté l'appétit; quant à Jadin il était à tout jamais guéri de l'idée de se mettre en pension chez aucun des quatre ordres mendiants.
Comme il se faisait tard et que nous étions en course depuis le matin, nous revînmes chez le comte de Gargallo, où nous trouvâmes un dîner qui nous fit glorifier le Seigneur, qui nous avait envoyé l'idée de refuser celui des capucins.
Le soir, nous courûmes tous les cabarets de la ville, afin de déguster les meilleurs vins, et d'en faire une provision, que nous envoyâmes à bord du speronare. Lucrèce Borgia venait de mettre à la mode le vin de Syracuse, et je ne voulais pas perdre une si belle occasion d'en meubler ma cave: le plus cher nous coûta 17 sous le fiasco; c'était du vin qui, rendu à Paris, valait 20 francs la bouteille.
Le lendemain, nous reprîmes notre excursion interrompue la veille, mais cette fois avec un simple cicerone de place: le comte restait en ville pour organiser une promenade en bateau sur l'Anapus. J'avais d'abord offert, avec tout le faste et l'orgueil d'un propriétaire, la chaloupe du speronare et deux de nos matelots; mais, comme les guides suisses, les mariniers de Syracuse ont des privilèges que tout voyageur doit respecter.
Nous reprîmes la même route que la veille; mais, à moitié chemin du couvent des capucins, nous reprîmes le bord de la mer, et nous coupâmes à travers Neapolis. Notre guide, prévenu que nous avions vu les latomies ainsi que les catacombes de Saint-Jean, et que nous désirions ne pas faire de double emploi, nous conduisit droit aux ruines du palais d'Agathocle, appelées encore aujourd'hui la maison des soixante lits. De ce palais, il reste trois grandes chambres; si, comme me l'assura mon guide, c'était dans ces trois chambres qu'étaient les soixante lits, l'hospitalité du magnifique Syracusain devait fort ressembler à celle de l'Hôtel-Dieu.
L'amphithéâtre est à quelques pas seulement de la maison d'Agathocle, c'est une construction romaine; les Grecs, comme on sait, n'ayant jamais apprécié autant que le peuple-roi les combats de gladiateurs, il est petit et d'un médiocre intérêt pour quiconque a vu les arènes d'Arles et de Nîmes, et le Colisée à Rome.
Entre l'amphithéâtre et le théâtre sont les latomies des Cordiers, ainsi appelées parce qu'aujourd'hui, on y file le chanvre; c'est dans ces latomies que se trouve la fameuse carrière intitulée l'Oreille de Denys. Je ne sais quel degré de parenté existait entre le roi Denys et le roi Midas; mais, j'en suis fâché pour le tyran de Syracuse, la carrière qui porte le nom de son appareil auditif a fort exactement la forme que l'on attribue généralement aux oreilles que le roi de Phrygie avait reçues de la munificence d'Apollon.
Ce qui a fait donner à cette carrière dont on ignore au reste l'origine (car elle est polie et taillée avec trop de soin et dans une forme trop étrange pour que l'existence en soit due à une simple extraction de la pierre), ce qui, dis-je, à fait donner à cette carrière le nom qu'elle porte, c'est la faculté de transmettre le moindre bruit qui se fait dans son intérieur, à un petit réduit pratiqué à l'extrémité supérieure de son ouverture. Ce réduit passe généralement pour le cabinet de Denys. Le tyran, qui se livrait à une étude toute particulière de l'acoustique, venait, dit-on, écouter là les plaintes, les menaces et les projets de vengeance de ses prisonniers. A moins de se faire mépriser souverainement par son cicerone, je ne conseille à aucun voyageur de révoquer en doute ce point historique.
L'Oreille de Denys est creusée dans un bloc de rocher taillé à pic, d'une hauteur de cent vingt pieds environ; l'extrémité supérieure de l'ouverture se trouve à soixante-dix pieds d'élévation à peu près, ce qui rendait, à mon avis, une conspiration on ne peut plus facile à Syracuse; on n'avait qu'à attendre le moment où le tyran était dans son cabinet, et retirer l'échelle. J'ai pris, je l'avoue, une fort médiocre idée des anciens habitants de Syracuse, depuis qu'après avoir lu tous les auteurs qui ont parlé de cette ville, je me suis assuré que jamais cette idée ne leur était venue.
Notre guide nous offrit de vérifier par nous-mêmes la vérité de ce qu'il avait dit sur la transmission des sons. Aux premiers mots qu'il en dit, et avant que nous eussions encore répondu oui ou non, nous vîmes trois ou quatre gaillards, dont l'industrie consiste à guetter les étrangers qui s'aventurent sur leurs domaines, se mettre en mouvement pour préparer les moyens d'ascension; au bout de dix minutes, deux d'entre eux descendaient une corde du haut des rochers. Presque immédiatement, la corde fut assujettie à une poulie, un siège fixé à la corde, et l'un d'eux commença à s'élever, tiré par les trois autres, pour nous familiariser par son exemple, avec cet étrange mode de locomotion.
Comme l'exemple, si attrayant qu'il fût, n'avait pas sur nous une grande puissance d'attraction, et que cependant nous désirions que l'expérience fût faite par l'un de nous, nous tirâmes à la courte-paille à qui aurait l'honneur de monter dans la cellule aérienne du tyran. Le sort favorisa Jadin, il fit une grimace qui prouvait qu'il n'appréciait pas tout son bonheur, mais il ne s'en assit pas moins bravement sur son siège. A peine assis, et comme si nos guides avaient peur qu'il ne revînt sur sa décision, il s'éleva majestueusement dans les airs, où il commença à tourner comme un peloton de fil qu'on dévide. Milord poussa de grands cris en voyant son maître prendre cette route inusitée, et moi, je l'avoue, je le suivis des yeux avec une certaine inquiétude jusqu'à ce que je le visse logé solidement et confortablement dans son pigeonnier. Cependant, rassuré par Jadin lui-même sur la façon dont il se trouvait casé, j'entrai dans la carrière pour me livrer aux différentes expériences d'usage en pareil cas.
La carrière s'enfonce en tournant, mais en conservant toujours la même forme, à trois cent quarante pieds à peu près de profondeur. Des anneaux de fer, attachés de distance en distance, furent longtemps considérés comme ayant servi à enchaîner les prisonniers; mais l'abbé Capodicci démontra que ces anneaux étaient modernes et avaient servi, selon toute probabilité, à attacher des chevaux. Cela n'empêcha point notre guide, qui n'était nullement de l'avis de l'illustre abbé, de nous les donner pour des instruments de torture. Nous ne voulûmes pas le contrarier pour si peu de chose, et nous nous apitoyâmes avec lui sur le sort des malheureux qui étaient si incommodément rivés à la muraille.
Arrivé au fond de la carrière, notre guide, après s'être assuré que Jadin avait l'oreille appliquée au petit trou si précieux pour le tyran, m'invita à dire aussi bas que je le voudrais, mais d'une manière intelligible cependant, une phrase quelconque, me promettant que mes paroles seraient immédiatement transmises à mon camarade. J'invitai alors Jadin à battre le briquet et d'allumer son cigare.
Après lui avoir donné le temps de se conformer à l'invitation que je venais de lui faire, et dont l'exécution devait me prouver qu'il m'avait entendu, nous déchirâmes une feuille de papier; puis notre guide, qui avait gardé cette expérience pour la dernière, tira un coup de pistolet, dont le bruit, par le même effet d'acoustique, sembla celui d'un coup de canon. Nous courûmes aussitôt à l'extrémité extérieure de la carrière pour nous rendre compte des effets produits. Je trouvai Jadin qui fumait à pleine bouche, et qui sautait sur un pied en se frottant l'oreille. Il avait parfaitement entendu le son de ma voix et le bruit du papier. Quant au coup de pistolet, qui était une surprise inattendue, il l'avait rendu parfaitement sourd de l'oreille droite. Notre guide triomphait.
Jadin descendit par le même procédé qu'il avait employé pour monter, et toucha la terre sans autre accident que la permanence de sa demi-surdité, qui dura tout le reste de la journée.
Nous reprîmes la voie antique toute garnie de tombeaux, et après une visite au prétendu sépulcre d'Archimède, du haut duquel, à ce que nous assura notre guide, l'illustre savant s'amusait, par la combinaison de ses miroirs, à brûler les vaisseaux romains avec autant de facilité que les enfants en ont à allumer de l'amadou avec un verre de lunette, nous traversâmes un carrefour sur le pavé duquel on voit parfaitement la trace des chars. Nous nous acheminâmes ainsi vers le théâtre, chassant devant nous des myriades de lézards de toutes couleurs, seuls habitants modernes de la vieille Neapolis.
Le théâtre est avec les latomies le monument le plus curieux de Syracuse. Il fut bâti par les Grecs, mais l'on ignore entièrement l'époque de sa construction. Cette inscription, que l'on retrouva sur une pierre:
BASILISSDE PHILISTIDOS avait mis tout d'abord les savants sur la voie, et leur avait fait décider, avec leur certitude ordinaire, qu'il remontait au règne de la reine Philistis. Mais, arrivés à cette découverte, les savants se trouvèrent dans une impasse, l'histoire ne faisant aucune mention de la susdite reine, et la chronologie, depuis Archias jusqu'à Hiéron II, ne leur offrant pas la plus petite lacune où on pût encadrer un règne féminin. Aussi ces deux mots grecs font-ils le désespoir de tous les savants siciliens; lorsqu'ils élèvent la voix sur une question quelconque, on n'a qu'à prononcer clairement ces deux mots magiques, ils baissent l'oreille, soupirent profondément, prennent leur chapeau et s'en vont.
Quoi qu'il en soit, le théâtre est là, il existe, on ne peut le nier; c'est bien le même où Gélon réunit le peuple en armes et vint, seul et désarmé, lui rendre compte de son administration. Agathocle y assembla les Syracusains après le meurtre des premiers de la ville, et Timoléon, vieux et aveugle, y vint souvent, à ce qu'assuré Plutarque, pour soutenir, par les conseils de son génie, ceux qu'il avait délivrés par la force de son bras.
Rien de plus pittoresque d'ailleurs que cette admirable ruine, dont un meunier s'est emparé, et que personne ne lui conteste. Là il fait tranquillement son ménage, sans songer le moins du monde aux respectables souvenirs qu'il foule aux pieds. Les eaux de l'ancien aqueduc de Neapolis, détournées de leur cours, sortent avec fracas de trois arceaux, et viennent, après s'être brisées en cascatelles sur les deux premiers étages du théâtre, faire tourner prosaïquement la roue de son moulin; cette opération accomplie, le trop plein se répand à travers l'édifice, ruisselle en se brisant contre les pierres, et s'échappe par mille petits canaux argentés qu'on voit reluire au milieu des caroubiers, des aloès et des opiuntas. Au fond, et au-delà d'une plaine où moutonnent des oliviers, on aperçoit Syracuse; au-delà de Syracuse la mer.
La vue est magnifique. Jadin s'y arrêta pour en faire un croquis. Je l'aidai à faire son établissement, puis je le quittai pour continuer mes courses, et en promettant de le venir reprendre à l'endroit où je le laissais.
Je suivis le chemin de Syracuse à Catane, qui sépare Acradine de Tychè, sans trouver trace d'autres ruines que de celles adhérentes à la roche elle-même. Les maisons étaient bâties sans fondations, la pierre adhérant à la pierre, voilà tout; on suit les lignes qu'elles décrivaient, avec une certaine peine cependant. Les rues sont beaucoup plus faciles à reconnaître, les ornières creusées par les roues servent de ligne conductrice et dirigent l'oeil avec certitude. Outre les débris des maisons, outré les ornières des chars, le sol est encore criblé de trous irréguliers, qui devaient être des puits, des citernes, des piscines, des bains et des aqueducs.
Arrivés à la scala Pupagglio, au lieu de descendre au port Trogyle, aujourd'hui le Stentino, qui n'offre rien de curieux, nous remontâmes vers l'épipoli, en suivant les débris de cette ancienne muraille, que Denys, à ce qu'on assure, fit bâtir en vingt jours par soixante mille hommes.
L'épipoli, comme l'indique son nom, était une forteresse élevée sur une colline, et qui dominait les quatre autres quartiers de Syracuse. L'époque de sa fondation est ignorée; tout ce qu'on sait, c'est qu'elle existait du temps des guerres du Péloponnèse. Les Athéniens, conduits par Nicias, s'en étaient emparés, et y avaient établi leurs magasins; mais ils en furent chassés presque aussitôt par leurs vieux ennemis les Spartiates, qui de leur côté avaient traversé la mer pour venir au secours des Syracusains. Lors de l'expulsion des tyrans, Dion s'en empara, et ajouta de nouvelles fortifications aux anciennes. Au pied de l'épipoli sont les latomies de Denys le Jeune.
Nous montâmes au sommet de l'épipoli, aujourd'hui enrichi d'un télégraphe qui, pour le moment, se reposait avec un air de paresse qui faisait plaisir à voir, malgré les gestes multipliés du télégraphe correspondant. Nous poussâmes doucement la porte, et nous trouvâmes les employés qui faisaient tranquillement un somme. Cela nous expliqua l'immobilité de leur instrument. Nous nous gardâmes bien de les réveiller.
Du haut de l'épipoli, et en tournant le dos à la mer, on domine, à droite, la plaine où campa Marcellus, et, à gauche, tout le cours de l'Anapus. Au fond du tableau s'élève en amphithéâtre le Belvédère, joli petit village qui nous parut dormir à l'ombre de ses oliviers avec autant de volupté que les employés à l'ombre de leur télégraphe.
A cinq cents pas du village, et près du fleuve Anapus, mon guide me fit remarquer une petite chapelle gothique qu'il me proposa de visiter, attendu qu'il s'y était passé, il y avait quelque cinquante ans, une histoire terrible. Je lui répondis que je voyais parfaitement la chapelle, et que je me contenterais de l'histoire terrible, s'il me la voulait bien raconter. Mon guide me fit remarquer que l'histoire étant longue et éminemment intéressante, ne devait pas en conscience être comprise dans le tarif de la journée, qui était d'une demi-piastre. Je le tranquillisai en lui assurant qu'il aurait une demi-piastre pour sa journée et une demi-piastre pour l'histoire. Dès lors, il ne fit plus aucune difficulté, et commença un récit auquel nous reviendrons dans un autre chapitre.
L'heure était plus qu'écoulée. Nous approchions de midi; le soleil était à son zénith et m'inondait libéralement d'une chaleur de quarante degrés, réfléchie par les dalles de Tychè. Je pensai qu'il était temps de revenir à Jadin, et de reprendre avec lui le chemin de Syracuse. Je m'acheminai donc vers le théâtre, où, à mon grand étonnement, je ne trouvai plus que son siège sans carton et sans parasol. Je commençais à craindre que Jadin n'eût été victime de quelque histoire terrible dans le genre de celle que venait de me raconter mon guide, lorsque je l'aperçus à cheval sur la branche majeure d'un superbe figuier qui lui donnait à la fois de l'ombre et de la nourriture. Je m'approchai de lui, et lui fis observer que le meunier auquel appartenait l'arbre pourrait trouver fort étrange la liberté qu'il prenait; mais Jadin me répondit fièrement qu'il était chez lui, et que, moyennant dix grains, il avait acheté le droit de manger des figues à discrétion, et même d'en remplir ses poches. Le marché me parut médiocre pour le meunier, la veste de panne de Jadin contenant onze poches de différentes grandeurs.
Nous revînmes vers la ville au pas de course, et trempés comme si l'on nous eût plongés dans l'un des trois ports de Syracuse. Cela m'expliqua la métamorphose en fontaine d'Aréthuse et de Cyané; une heure de plus à ce délicieux soleil, et nous passions évidemment à l'état de fleuves.
Monsieur de Gargallo avait prévu que, par cette grande chaleur, nous serions peu disposés à nous remettre immédiatement en route. Il avait en conséquence retenu la barque pour trois heures seulement, ce qui nous laissait une demi-heure de bain et une heure et demie de sieste. Aussi, lorsque les mariniers vinrent nous dire que tout était prêt, étions-nous frais et dispos comme si nous n'avions pas quitté nos lits depuis la veille.
Nous nous embarquâmes cette fois dans le grand port. C'est là qu'eut lieu la fameuse bataille navale entre les Athéniens et les Syracusains, dans laquelle les Athéniens eurent vingt vaisseaux brûlés et soixante coulés à fond. Dix ou douze barques dans le genre de celle sur laquelle nous étions montés composent aujourd'hui toute la marine des Syracusains.
Notre première visite fut pour le fleuve Alphée. A tout seigneur tout honneur. Ce fleuve Alphée, comme nous l'avons dit, après avoir disparu à Olympie, reparaît dans le grand port à deux cents pas de la fontaine Aréthuse; le bouillonnement de ses flots est visible à la surface de la mer, et on prétend qu'en plongeant une bouteille à une certaine profondeur, on la retire pleine d'eau douce et parfaitement bonne à boire. Malheureusement, nous ne pûmes vérifier le fait, les objets d'expérimentation nous manquant.
Nous nous dirigeâmes alors, en traversant le port en droite ligne, vers l'embouchure de l'Anapus, autre fleuve qui ne manque pas non plus d'une certaine distinction mythologique, quoiqu'il soit plus connu par la rivière Cyané qu'il épousa que par lui-même. En effet, la rivière Cyané, qui se joint à lui à un quart de lieue à peu près de son embouchure, était ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des nymphes, des nayades et des hamadryades. On ne connaît précisément ni son père ni sa mère, mais on sait de source certaine qu'elle était cousine de cette autre Cyané, fille du fleuve Méandre, changée en rocher pour n'avoir pas voulu écouter un beau jeune homme qui l'aimait passionnément, et qui se tua en sa présence sans que sa mort lui causât la moindre émotion. Hâtons-nous de dire que sa cousine n'était point de si dure trempe; aussi fut-elle changée en fontaine, ce qui autrefois était la métamorphose usitée pour les âmes sensibles. Voici à quelle occasion cet accident mémorable arriva. Nous le laisserons raconter à monsieur Renouard, traducteur des Métamorphoses d'Ovide. Ce morceau, qui date de 1628, donnera une idée de la manière dont on comprenait l'antiquité vers le milieu du règne de Louis XIII, dit le Juste, non pas, comme on pourrait le croire, pour avoir fait exécuter messieurs de Marsillac, de Boutteville, de Cinq-Mars, de Thou et de Montmorency, mais parce qu'il était né sous le signe de la balance.
Pluton vient d'enlever Proserpine, et l'emporte sur son char sans trop savoir lui-même où il la conduit; enfin, il arrive dans les environs d'Ortygie. Voici le texte du traducteur:
«C'est là qu'était Cyané, la nymphe la plus renommée qui fût lors en Sicile, et qui a laissé dans ce pays-là son nom aux eaux qui le portent encore. Elle parut hors de l'eau environ jusqu'au ventre, et, reconnaissant Proserpine, se présenta pour la secourir: «Vous ne passerez pas plus avant, dit-elle à Pluton. Comment voulez-vous être par force le gendre de Cérès?
La fille méritait bien d'être gagnée par de douces paroles, non pas d'être
enlevée. Pour l'avoir vous la deviez prier et non pas la forcer. Quant à
moi, je vous dirai bien, s'il m'est permis de mettre en comparaison ma
bassesse avec sa grandeur, que j'ai été autrefois aimée du fleuve Anape,
mais il ne m'eut pas de la façon en mariage. Il rechercha longtemps mon
amitié, et il ne jouit point de mon corps qu'il n'eût premièrement acquis
mes volontés.» En faisant de telles remontrances, elle étendait les bras
d'un côté et d'autre tant qu'elle pouvait, pour empêcher le chariot de
passer outre; dont Pluton irrité donna de son trident, sceptre de son
empire, un si grand coup contre terre, qu'elle se fendit, et fit une
ouverture à ses effroyables chevaux, par laquelle ils se rendirent
incontinent dans le sombre palais des ombres avec la proie qu'ils
traînaient. Cyané en eut tel crève-coeur, tant d'avoir vu enlever ainsi
Proserpine que d'avoir été méprisée, qu'elle en conçut un deuil en son âme
dont elle ne put jamais être consolée. Nourrissant de larmes ses peines
secrètes, elle se consuma si bien qu'elle fondit en pleurs, et se convertit
en ces ondes desquelles elle avait été déesse tutélaire. On vit peu à
peu ses membres s'amollir; ses os perdirent leur dureté et se rendirent
ployables, comme firent aussi ses ongles. Tous les membres les plus
faibles, ainsi que les cheveux, les doigts, les pieds et les cuisses,
devinrent premièrement liquides, car un corps, moins il est épais, plus
tôt il est changé en eau. Puis après les épaules, les reins, les côtes et
l'estomac s'écoulèrent en ruisseaux. Enfin ses veines corrompues, au lieu
de sang, ne furent pleines que d'eau, et de tout son corps rien ne lui
resta qu'on pût arrêter avec la main.»
Cette traduction eut le plus grand succès à l'hôtel de Rambouillet. Mademoiselle de Scudéry tenait ce que nous avons cité pour un morceau capital; Chapelain en faisait ses délices, et mademoiselle Paulet tournait elle-même en fontaine toutes les fois qu'on lisait ce passage devant elle.
Le mariage de l'Anapus et de Cyané fut heureux, s'il faut en croire les apparences, car les bords du lit où ils coulent ensemble sont ravissants. Ce sont de véritables murailles de verdure, qui se recourbent en berceaux pour former une voûte fraîche et sombre. De temps en temps, des échappées de vue, que l'on croirait ménagées par l'art, et qui cependant ne sont rien autre chose que des accidents de la nature, permettent de découvrir sur la rive gauche les ruines de l'épipoli, et sur la rive droite celles du temple de Jupiter Urius, construit par Gélon, et dont il ne reste que deux colonnes. C'était dans ce temple qu'était la fameuse statue couverte d'un manteau d'or que Denys s'appropria, sous l'ingénieux prétexte qu'il était trop lourd en été et trop froid en hiver. Verrès, qui était amateur, n'en apprécia que mieux la statue pour la voir sans manteau, et l'envoya à Rome. C'était une des trois plus belles de l'antiquité: les deux autres étaient, comme on sait, la Vénus Callipyge et l'Apollon.
Du temps de Mirabella, auteur sicilien qui écrivait vers le commencement du XVIIe siècle, il restait encore debout sept colonnes de ce temple; elles étaient d'une seule pièce et avaient vingt-cinq palmes de hauteur.
En face de ces colonnes à peu près, on passe sous un pont d'une seule arche, jeté sur l'Apanus, et, cent pas après, on se trouve à la jonction du fleuve et de la rivière. Par galanterie, nous laissâmes le fleuve à notre droite, et nous continuâmes notre route sur la rivière Cyané.
Rien de plus charmant, au reste, que les mille tours et détours de cette gracieuse rivière, entre ses deux bords tout chargés de papyrus, ce roi des roseaux. Ce sont tantôt de délicieux petits lacs dont on voit le fond, tantôt un courant resserré et rapide, qui se plaint comme si la voix de la nymphe elle-même racontait encore à Ovide sa triste métamorphose; tantôt de petites îles habitées par des milliers d'oiseaux aquatiques, qui s'envolaient à notre approche ou bien plongeaient dans les roseaux, où nous pouvions suivre leur fuite par le mouvement qu'ils imprimaient à cette forêt de joncs flexibles et mouvants. Nous remontâmes ainsi pendant une heure à peu près, puis nous arrivâmes à la source de la fontaine, grand bassin d'une centaine de pieds de tour. C'est là que Pluton frappa la terre de son trident et disparut dans l'enfer. Aussi prétend-on que cette source est un abîme dont on n'a jamais pu trouver le fond. Les gens du pays l'appellent Lapisma. C'est autour de cette source que les Carthaginois avaient établi leur camp.
En revenant, le comte de Gargallo ordonna à nos mariniers de s'arrêter un instant dans un délicieux réduit ombragé de tous côtés par d'énormes touffes de papyrus, qui, au moindre vent, balancent avec grâce leurs têtes chevelues. C'est là que la tradition veut que se soit passée la scène des soeurs Callipyges.
Les soeurs Callipyges étaient, comme on sait, Syracusaines. C'étaient non seulement les deux plus riches héritières de la ville, mais encore les deux plus belles personnes qui se pussent voir de Mégare au cap Pachinum. Parmi les dons que la nature libérale s'était plu à leur prodiguer, était cette richesse de formes dont elles tiraient leur nom. Or, un jour que les deux soeurs se baignaient ensemble, à l'endroit même où nous étions, elles se prirent de dispute, chacune d'elles prétendant l'emporter en beauté sur l'autre. Le procès était difficile à juger par les intéressées elles-mêmes, aussi appelèrent-elles un berger qui faisait paître ses troupeaux dans les environs. Le berger ne se fit pas faire signe deux fois; il accourut, et les deux soeurs, sortant de l'eau et se montrant à lui dans toute leur éblouissante nudité, le firent juge de la question. Le nouveau Paris regarda longtemps indécis, portant ses yeux ardents de l'une à l'autre; enfin, il se prononça pour l'aînée. Enchantée du jugement, celle-ci lui offrit sa main et son coeur, que le berger, comme on le comprend bien, accepta avec reconnaissance. Quant à la plus jeune, elle fit la même offre au frère cadet du juge, qui, arrivé au moment où il venait de prononcer son jugement, avait déclaré s'inscrire en faux contre lui. Les quatre jeunes gens élevèrent alors un temple à la Beauté; et comme chacun d'eux continuait de soutenir son opinion, les deux rivales se décidèrent à en appeler à la postérité: elles firent faire par les deux meilleurs statuaires de l'époque les deux Vénus qui portent encore leur nom, et dont l'une est à Naples et l'autre à Syracuse. Deux mille trois cents ans sont écoulés depuis cette époque, et la postérité indécise n'a point encore porté son jugement: Adhuc sub judice lis est, comme dit Horace.
Heureux temps, où les bergers épousaient des princesses! Et quelles princesses, encore!

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