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Chapitre XII
Carmela

Lorsque don Ferdinand revint à lui, il était couché dans sa chambre au château de Belvédère, sa mère pleurait à côté de lui, le marquis se promenait à grands pas dans la chambre, et le médecin s'apprêtait à le saigner pour la cinquième fois. Le jardinier auquel le jeune comte avait demandé de si fréquents renseignements sur l'homme au manteau, s'était inquiété en voyant sortir son maître si tard; il l'avait suivi de loin, avait entendu le coup de pistolet, était entré dans l'église, et avait trouvé don Ferdinand évanoui et Cantarello mort.
Le premier mot de don Ferdinand fut pour demander si l'on avait retrouvé la clef. Le marquis et la marquise échangèrent un regard d'inquiétude.
-Rassurez-vous, dit le médecin; après une blessure aussi grave, il n'y a rien d'étonnant à ce que le malade ait un peu de délire.
-Je suis parfaitement calme, et je sais à merveille ce que je dis, reprit don Ferdinand; je demande si l'on a retrouvé la clef de la porte secrète, une petite clef faite comme une clef de piano.
-Oh! mon pauvre enfant! s'écria la marquise en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.
-Tranquillisez-vous, madame, répondit le docteur, c'est un délire passager, et avec une cinquième saignée...
-Allez-vous-en au diable avec votre saignée, docteur! Vous m'avez tiré plus de sang avec votre mauvaise lancette, que le misérable Cantarello avec son épée.
-Mais il est fou! il est fou! s'écria la marquise.
-Dans tous les cas, reprit le jeune comte, dans tous les cas, mon très cher père, ma folie n'aura pas été perdue pour vos intérêts, car je vous ai retrouvé soixante mille ducats que vous croyiez perdus, et qui sont à Carlentini, au pied du lit de Cantarello, sous un carreau marqué d'une croix; vous pouvez les envoyer prendre, et vous verrez si je suis un fou. Eh! laissez-moi donc tranquille, docteur, j'ai besoin d'un bon poulet rôti et d'une bouteille de vin de Bordeaux, et non pas de vos maudites saignées.

Ce fut à son tour le médecin qui leva les yeux au ciel.
-Mon enfant, mon cher enfant! s'écria la marquise, tu veux donc me faire mourir de chagrin?
-Une saignée est-elle absolument indispensable? demanda le marquis.
-Absolument.
-Eh bien! Il n'y a qu'à faire entrer quatre domestiques, qui le maintiendront de force dans son lit pendant que vous opérerez.
-Oh! mon Dieu, dit le comte, il n'y a pas besoin de tout cela. Cela vous fera-t-il grand plaisir, madame la marquise, que je me laisse saigner?
-Sans doute, puisqu'ils disent que cela te fera du bien.
-Alors, tenez, docteur, voilà mon bras; mais c'est la dernière, n'est-ce pas?
-Oui, dit le docteur; oui, si elle dégage la tête et fait disparaître le délire.
-En ce cas, soyez tranquille, reprit le comte, la tête sera dégagée, et le délire ne reparaîtra plus; allez, docteur, allez.

Le docteur fit son opération; mais, comme le blessé était déjà horriblement affaibli, il ne put supporter cette nouvelle perte de sang, et s'évanouit une seconde fois; seulement, ce nouvel évanouissement ne dura que quelques minutes.
Pendant qu'on le saignait si fort contre son gré, don Ferdinand avait fait ses réflexions: il comprenait que, s'il parlait de nouveau de la clef du piano, d'argent enterré et de porte secrète, on le croirait encore dans le délire, et qu'on le saignerait et resaignerait jusqu'à extinction de chaleur naturelle. En conséquence, il résolut de ne parler de rien de tout cela, et de se réserver à lui-même de mettre seul à fin une entreprise qu'il avait commencée seul.
Le jeune comte revint donc de son évanouissement dans les dispositions les plus pacifiques du monde; il embrassa sa mère, salua respectueusement le marquis, et tendit la main au docteur, en disant qu'il sentait bien que c'était à son grand art qu'il devait la vie. A ces mots le docteur déclara que le délire avait complètement disparu, et répondit du malade.
Alors don Ferdinand se hasarda à demander des détails sur la façon dont on l'avait retrouvé; il apprit que c'était le jardinier qui l'avait suivi, et qui, étant entré dans l'église, l'avait découvert à dix pas de son adversaire, dans un état qui ne valait guère mieux que celui de Cantarello. Ces questions de la part du blessé en amenèrent d'autres, comme on le pense bien, de la part du marquis et de la marquise; mais don Ferdinand se contenta de répondre qu'étant entré dans l'église par pure curiosité, et parce qu'en passant devant la porte il avait cru y entendre quelque bruit, il avait été attaqué par un homme de haute taille qu'il croyait avoir tué. Il ajouta qu'il serait bien désireux de remercier le bon jardinier de son zèle, et qu'il priait que l'on permît à Peppino de le venir voir. On lui promit que, si le lendemain il continuait d'aller mieux, on lui donnerait cette distraction.
Le soir même, comme le marquis et la marquise, profitant d'un instant de sommeil de leur fils, étaient allés souper, et que don Ferdinand, en se réveillant, venait de se trouver seul, il entendit à la porte de sa chambre la voix de Peppino, qui venait s'informer de la santé de son jeune maître. Aussitôt, don Ferdinand appela et ordonna de faire entrer le jardinier. Le laquais qui était de service hésitait, car la marquise avait défendu de laisser entrer personne; mais don Ferdinand réitéra son ordre d'une voix tellement impérative, que, sur la promesse que lui fit le comte qu'il ne le garderait qu'un instant près de lui, le laquais fit entrer le jardinier.
-Peppino, lui dit don Ferdinand aussitôt que la porte fut refermée, tu es un brave garçon, et je regrette de n'avoir pas eu plus de confiance en toi. Il y a cent onces à gagner si tu veux m'obéir, et n'obéir qu'à moi.
-Parlez, notre jeune seigneur, répondit le jardinier.
-Qu'a-t-on fait de l'homme que j'ai tué?
-On l'a transporté dans l'église du village, où il est exposé, pour qu'on le reconnaisse.
-Et on l'a reconnu?
-Oui.
-Pour qui?
-Pour l'homme au manteau qui venait de temps en temps chez les Rizzo.
-Mais son nom?
-On ne le sait pas.
-Bien. L'a-t-on fouillé?
-Oui; mais on n'a trouvé sur lui que de l'argent, de l'amadou, une pierre à feu et un briquet. Tous ces objets sont exposés chez le juge.
-Et parmi ces objets il n'y a pas de clef?
-Je ne crois pas.
-Va chez le juge, examine ces objets dans le plus grand détail, et, s'il y a une clef, reviens me dire comment cette clef est faite. S'il n'y en a pas, va-t'en dans la chapelle, et, tout autour de la colonne près de laquelle on a retrouvé le mort, cherche avec le plus grand soin: tu retrouveras deux clefs.
-Deux?
-Oui; l'une, pareille à peu près à la clef de ce secrétaire; l'autre... lève le dessus de ce clavecin; bon, et donne-moi un instrument de fer qui doit se trouver dans un des compartiments; bien, c'est cela; l'autre pareille à peu près à celle-ci. Tu comprends?
-Parfaitement.
-Que tu en trouves un ou que tu en trouves deux, tu m'apporteras ce que tu auras trouvé, mais à moi, rien qu'à moi, entends-tu?
-Rien qu'à vous; c'est dit.
-A demain, Peppino.
-A demain, Votre Excellence.
-A propos! Viens au moment où mon père et ma mère seront à déjeuner, afin que nous puissions causer tranquillement.
-C'est bon; je guetterai l'heure.
-Et tes cinquante onces t'attendront.
-Eh bien! Votre Excellence, elles seront les bienvenues, vu que je vais me marier avec la fille aux Rizzo, un joli brin de fille.
-Chut! Voilà ma mère qui revient. Passe par ce cabinet, descends par le petit escalier, et qu'elle ne te voie pas.

Peppino obéit. Quand la marquise entra, elle trouva son fils seul et parfaitement tranquille.
Le lendemain, à l'heure convenue, Peppino revint. Il avait exécuté sa commission avec une intelligence parfaite. Parmi les objets déposés chez le juge était une clef ordinaire, et pareille à celle du sanctuaire. On l'avait trouvée près du mort. Après s'être assuré de ce fait, Peppino s'était rendu à la chapelle et avait si bien cherché que, de l'autre côté de la chapelle, il avait trouvé la seconde clef, qui était faite comme celle du piano. Sans doute Cantarello l'avait jetée loin de lui. Le jeune comte s'en empara avec empressement, la reconnut pour être bien la même qu'il avait trouvée sous la première marche de l'autel, et qui ouvrait la porte du corridor noir, et la cacha sous le chevet de son lit. Puis, se retournant vers Peppino:
-écoute, lui dit-il, je ne sais encore quand je pourrai me lever; mais, à tout hasard, tiens prêtes chez toi, pour le moment où nous en aurons besoin, deux torches, des tenailles, une lime et une pince, et tâche de ne pas découcher d'ici à quinze jours.

Peppino promit au comte de se procurer tous les objets désignés et se retira.
Resté seul, don Ferdinand voulut voir jusqu'où allaient ses forces, et essaya de se lever. A peine fut-il sur son séant, qu'il sentit que tout tournait autour de lui. Sa blessure était peu grave, mais les saignées du docteur l'avaient fort affaibli, de sorte que, voyant qu'il allait s'évanouir de nouveau, il se recoucha promptement, comprenant qu'avant de rien tenter, il devait attendre que les forces lui fussent revenues.
Aussi resta-t-il toute cette journée et celle du lendemain fort tranquille, et ne donnant plus d'autre signe de délire que de demander de temps en temps du poulet et du vin de Bordeaux, en place des déplorables tisanes qu'on lui présentait. Mais, comme on le pense bien, ces demandes parurent au docteur exorbitantes et insensées; selon lui, elles dénotaient un reste de fièvre qu'il fallait combattre. Il ordonna donc de continuer avec acharnement le bouillon aux herbes, et parla d'une sixième saignée si les symptômes de cet appétit désordonné, qui indiquait la faiblesse de l'estomac du malade, se représentaient encore. Don Ferdinand se le tint pour dit, et, voyant qu'il était sous la puissance du docteur, il se résigna au bouillon aux herbes.
Le soir, comme le malade venait de s'endormir, la marquise entra dans sa chambre avec quatre laquais, qui, sur un signe qu'elle leur fit, restèrent auprès de la porte. Don Ferdinand, qui crut qu'on venait pour le saigner, demanda à sa mère, avec une crainte qu'il ne chercha pas même à cacher, ce que signifiait cet appareil de force que l'on déployait devant lui. La marquise alors lui annonça, avec tous les ménagements possibles que, la justice ayant fait une enquête, et l'aventure de la chapelle étant restée jusqu'alors fort obscure, elle venait d'être prévenue à l'instant même que don Ferdinand devait être arrêté le lendemain; qu'en conséquence elle venait de faire préparer une litière pour emporter son fils à Catane, où il resterait tranquillement chez sa tante, la vénérable abbesse des Ursulines, jusqu'au moment où le marquis serait parvenu à assoupir cette malheureuse affaire. Contre l'attente de la marquise, don Ferdinand ne fit aucune difficulté. Il avait jugé du premier coup que le docteur ne le poursuivrait pas jusque dans le saint asile qui lui était ouvert; il espérait que, vu la distance, ses ordonnances perdraient un peu de leur férocité, et il apercevait dans l'éloignement, à travers un nuage couleur de rosé, ce bienheureux poulet et cette bouteille de Bordeaux tant désirés, qui, depuis trois jours, étaient l'objet de sa plus ardente préoccupation. D'ailleurs, il espérait que la surveillance qui l'entourait serait moins grande à Catane qu'à Syracuse, et qu'une fois sur ses pieds, il s'échapperait plus facilement du couvent de sa tante que du château maternel. Ajoutons qu'au milieu de tout cela, il se rappelait ces jolis yeux noirs qui avaient tant pleuré à son départ, et ces petites mains qui lui promettaient de si adroites gardes-malades. Un instant l'idée était bien venue au comte, lorsque sa mère lui avait parlé d'arrestation, d'aller au-devant de la justice, en racontant aux juges tout ce qui s'était passé; mais il connaissait les juges et la justice siciliennes, et il jugea avec une grande sagacité que les moyens dont comptait se servir le marquis pour étouffer cette affaire valaient mieux que toutes les raisons qu'il pourrait donner pour l'éclaircir. En conséquence, au lieu de s'opposer le moins du monde à ce voyage, comme l'avait d'abord craint la marquise, il s'y prêta de son mieux; et, après avoir pris sous son oreiller la clef mystérieuse, il se laissa emporter par les quatre laquais, qui le déposèrent mollement dans la litière qui l'attendait à la porte. La seule chose que demanda don Ferdinand fut que sa mère lui donnât le plus tôt possible de ses nouvelles par l'entremise de Peppino. La marquise, qui ne vit là qu'un souhait fort naturel, et surtout très filial, le lui promit sans aucune difficulté.
Un courrier avait été envoyé par avance à la digne abbesse, de sorte qu'en arrivant au couvent le blessé trouva toutes choses préparées pour le recevoir. Le courrier, on le comprend bien, avait été interrogé avec toute la curiosité claustrale; mais il n'avait pu dire que ce qu'il savait lui-même, de sorte que l'accident qui amenait don Ferdinand à Catane, n'étant connu de fait que par son terrible résultat, était loin d'avoir rien perdu de son mystérieux intérêt. Aussi le jeune comte apparut-il aux jeunes religieuses comme un des plus aimables héros de roman qu'elles eussent jamais rêvé.
De son côté, don Ferdinand ne s'était pas tout à fait trompé sur l'amélioration hygiénique que le changement de localité devait amener, selon lui, dans sa situation. Dès le premier jour, le bouillon aux herbes fut changé en bouillon de grenouilles, et il lui fut permis de manger une cuillerée de confitures de groseilles. Ce ne fut pas tout. Après l'office du soir, une des plus jolies religieuses fut introduite dans sa chambre pour être sa garde de nuit. Peut-être une pareille tolérance était-elle un peu bien contre les règles de la sévérité monastique, mais le pauvre malade était vraiment si faible, qu'à la première vue, elle ne paraissait, en conscience, présenter aucun inconvénient.
L'événement justifia la supérieure. Si jolie que fût sa garde-malade, le blessé n'en dormit pas moins profondément toute la nuit. Aussi le lendemain, grâce à ce bon sommeil, avait-il le visage meilleur; c'était un avertissement à la bonne abbesse de lui continuer le même régime, auquel on se contenta, dans la journée, d'ajouter comme une noix de conserve aux violettes.
Le soir, don Ferdinand vit entrer dans sa chambre une figure nouvelle. La surveillante désignée pour cette nuit n'était pas moins jolie que celle à laquelle elle succédait. Le malade causa un instant avec elle, et lui fit quelques compliments sur son gracieux visage; mais bientôt la fatigue l'emporta sur la galanterie, il tourna le nez contre le mur, et ferma les yeux pour ne les rouvrir qu'au matin.
Comme le blessé allait de mieux en mieux, il obtint, le troisième jour, outre les bouillons aux grenouilles, les confitures et la conserve, un peu de gelée de viande, qu'il avala avec une reconnaissance extrême pour les belles mains qui la lui servaient. Il en résulta qu'il leva les yeux des mains au visage, et se trouva en face de la plus délicieuse figure qu'il eût encore vue. Le comte demanda alors à cette belle personne si son tour ne viendrait pas bientôt d'être sa garde-malade: elle lui répondit qu'elle était désignée pour la nuit prochaine. Le comte s'informa alors comment elle s'appelait, ne doutant pas, disait-il, qu'un doux nom n'appartînt à une si belle personne. La religieuse répondit qu'elle s'appelait Carmela. Don Ferdinand trouva que c'était le nom le plus délicieux qu'il eût jamais entendu, aussi le prononça-t-il tout bas plus de vingt fois, pendant l'intervalle qui s'écoula entre le léger dîner qu'il venait de faire et l'heure à laquelle la religieuse qui était de garde près de son lit venait lui apporter sa potion du soir.
Carmela arriva à l'heure fixe, et même un peu avant l'heure. Don Ferdinand la remercia de son exactitude. La pauvre jeune fille jeta les yeux sur la pendule et, voyant qu'elle était en avance de plus de vingt minutes, elle rougit le plus gracieusement du monde.
La potion avalée, Carmela alla s'asseoir dans un grand fauteuil qui était à l'autre bout de la chambre. Le malade lui demanda alors, avec la voix la plus caressante qu'il put prendre, pourquoi elle s'éloignait ainsi de lui. Carmela répondit que c'était pour ne point troubler son sommeil. Don Ferdinand s'écria qu'il ne se sentait aucunement envie de dormir, et supplia Carmela de lui faire la grâce de venir causer avec lui. La jeune fille approcha son fauteuil en rougissant.
Les deux jeunes gens demeurèrent un instant muets, Carmela les yeux baissés et don Ferdinand les yeux fixés, au contraire, sur Carmela. Alors, il put la voir tout à son aise. C'était dans son ensemble une des plus délicieuses créatures que l'on pût imaginer, avec des cheveux noirs qui montraient l'extrémité de leurs bandeaux sous sa coiffe blanche, des yeux bleus assez grands pour s'y mirer à deux à la fois, un nez droit et fin comme celui des statues grecques ses aïeules, une bouche rosé comme le corail que l'on pêche près du cap Passaro, une taille de nymphe antique et un pied d'enfant. Le seul reproche que l'on pouvait faire à cette beauté si parfaite, était la pâleur un peu trop mate de son teint, qui faisait ressortir d'autant plus le cercle bleuâtre qui entourait ses yeux comme un signe d'insomnie et de douleur.
Au bout d'un quart d'heure de contemplation, don Ferdinand rompit tout à coup le silence.
-Comment se fait-il qu'une aussi belle personne que vous ne soit pas heureuse? demanda-t-il à Carmela. Et comment se peut-il qu'il y ait sous le ciel un être assez barbare pour faire couler des larmes de ces beaux yeux, pour un regard desquels on serait trop heureux de donner sa vie?

La jeune fille tressaillit comme si cette demande eût répondu à ses propres pensées, et don Ferdinand vit deux perles liquides et brillantes se balancer au bout de longs cils, et tomber l'une après l'autre sur les genoux de Carmela.
-Dieu l'a voulu ainsi, répondit la jeune fille, en me donnant un frère et une soeur aînés, auxquels mon père réserve toute notre fortune. Alors, comme il ne restait pas de dot pour moi, on m'a fiancée à Dieu qui semblait m'avoir réservée ainsi pour lui.
-Et c'est votre père qui a exigé de vous un pareil sacrifice? demanda don Ferdinand.
-C'est mon père, répondit Carmela en levant ses beaux yeux au ciel.
-Et comment appelle-t-on ce barbare?
-Le comte don Francesco de Terra-Nova.
-Le comte de Terra-Nova! s'écria don Ferdinand; mais c'est l'ami de mon père.
-Oh! mon Dieu, oui; et tout ce que j'ai pu obtenir de lui, à ce titre, c'est que j'entrerais au couvent de votre tante.
-Et c'est sans regret que vous avez renoncé au monde? demanda don Ferdinand.
-Je n'avais encore vu du monde que ce qu'on peut en apercevoir à travers les grilles d'une jalousie, lorsque je suis entrée dans ce couvent, répondit Carmela; aussi je n'avais aucun motif de le regretter, et j'espérais que la solitude serait pour moi le bonheur ou du moins la tranquillité. Quelque temps je demeurai dans cette croyance, mais hélas! J'ai reconnu mon erreur, et c'est avec une crainte mortelle, je l'avoue, que je vois arriver le moment où je prononcerai mes voeux.
-Oh! oui, dit don Ferdinand, cela se voit facilement; vous n'étiez pas née pour vivre dans un cloître. Il faut pour cela un coeur inflexible, et vous, vous avez le coeur humain et pitoyable, n'est-ce pas?
-Hélas! murmura la jeune fille.
-Vous ne pourriez pas voir souffrir, vous, sans vous laisser émouvoir par celui qui souffre; aussi, dès que je vous ai vue, j'ai senti mon coeur plein d'espérance.
-Mon Dieu! demanda la jeune fille, que puis-je donc faire pour vous?
-Vous pouvez me rendre la vie, dit don Ferdinand avec une expression qui pénétra jusqu'au fond de l'âme de la jeune fille.
-Que faut-il faire pour cela?... Parlez.
-Oh! vous ne voudrez pas, continua don Ferdinand, vous avez reçu des recommandations trop sévères, et vous me laisserez mourir pour ne pas manquer à vos devoirs.
-Mourir! s'écria Carmela.
-Oui, mourir, reprit le comte d'un ton languissant et en se laissant aller sur son oreiller, car je sens que je m'en vais mourant.
-Oh! parlez, et si je puis quelque chose pour vous...
-Certes, vous pouvez tout ce que vous voulez, car nous sommes seuls, n'est-ce pas? Et, excepté nous, personne ne veille dans le couvent?
-Mais c'est donc bien difficile, ce que vous désirez? demanda en rougissant la belle garde-malade.
-Vous n'avez qu'à vouloir, répondit don Ferdinand.
-Alors dites, balbutia Carmela.

La prière de don Ferdinand était loin de répondre à celle qu'attendait la belle religieuse.
-Procurez-moi un poulet rôti et une bouteille de vin de Bordeaux, dit don Ferdinand.

Carmela ne put s'empêcher de sourire.
-Mais, dit-elle, cela vous fera mal.
-Me faire mal! s'écria don Ferdinand, figurez-vous bien que je n'attends que cela pour être guéri. Mais il y a pour me faire mourir une conspiration à la tête de laquelle est cet infâme docteur, et vous êtes de cette conspiration aussi, vous, je le vois bien; vous si bonne, si jolie: vous pour laquelle je me sens, en vérité, si bonne envie de vivre.
-Mais vous n'en mangerez que bien peu?
-Une aile.
-Mais vous ne boirez qu'une goutte de vin?
-Une larme.
-Eh bien! Je vais aller chercher ce que vous désirez.
-Ah! Vous êtes une sainte! s'écria don Ferdinand en saisissant les mains de la novice et en les lui baisant avec un transport moins éthéré que ne le permettait la dénomination qu'il venait de lui donner. Aussi Carmela retira-t-elle sa main comme si, au lieu des lèvres de Ferdinand, c'était un fer rouge qui l'eût touchée.

Quant au comte, il regarda s'éloigner la belle religieuse avec un sentiment de reconnaissance qui touchait à l'admiration, et pendant sa courte absence, il fut obligé de s'avouer que, même à Palerme, il n'avait vu aucune femme qui, pour la beauté, la grâce et la candeur, pût soutenir la comparaison avec Carmela.
Ce fut bien autre chose lorsqu'il la vit apparaître portant d'une main, sur une assiette, cette aile de volaille si désirée, et de l'autre un verre de cristal à moitié rempli de vin de Bordeaux. Ce ne fut plus pour lui une simple mortelle, ce fut une déesse; ce fut Hébé servant l'ambroisie et versant le nectar.
-Je n'ai pu tout apporter du même voyage, dit la belle pourvoyeuse en déposant l'assiette et le verre sur une table qu'elle approcha du lit du malade; mais je vais vous aller chercher du pain pour manger avec votre poulet, et des confitures pour votre dessert. Attendez-moi.
-Allez, dit don Ferdinand, et surtout revenez bien vite; tout cela me semblera bien meilleur encore quand vous serez là.

Mais, quelque diligence que fit Carmela, la faim du pauvre Ferdinand était si dévorante, qu'il ne put attendre son retour, et que, lorsqu'elle rentra, elle trouva l'aile du poulet dévorée et le verre de vin de Bordeaux entièrement vide. Ce fut alors le tour du pain et des confitures: tout y passa.
Le souper fini, il fallut en faire disparaître les traces, et Carmela reporta à l'office tout ce qu'elle venait d'en tirer, se réservant de dire, si l'on s'apercevait de la soustraction, que c'était elle qui avait eu faim. Ainsi la pauvre enfant était déjà prête à commettre pour le beau malade un des plus gros péchés que défende l'église.
Comme on le pense bien, l'excellent repas que venait de faire don Ferdinand n'avait servi qu'à accroître les sentiments, encore vagues et flottants, qu'il avait, à la première vue, senti naître dans son coeur pour la belle novice. Aussi, pendant qu'elle était descendue à l'office, songeait-il en lui-même que c'était une loi bien cruelle que celle qui condamnait à un éternel célibat une aussi belle enfant, et cela parce qu'elle avait le malheur d'avoir un frère qui, pour soutenir l'honneur de son rang, avait besoin dé toute la fortune paternelle. C'était une réflexion, au reste, toute nouvelle pour lui, car il avait vingt fois entendu parler de sacrifices pareils, et n'y avait jamais fait attention. D'où venait donc que cette fois le comte de Terra-Nova lui semblait un tyran près duquel Denys l'Ancien était, à ses yeux, un personnage débonnaire et plein d'humanité?
Lorsque Carmela rentra dans la chambre du malade, la première chose qu'elle remarqua, ce fut l'expression à la fois attendrie et passionnée de son regard. Aussi s'arrêta-t-elle après avoir fait trois ou quatre pas, comme si elle hésitait à venir reprendre la place qu'elle occupait près de son lit; mais le comte l'y invita avec un geste si suppliant, qu'elle n'eut pas la force de lui résister.
Si haut que l'homme soit emporté par son imagination, il y a toujours en lui un côté matériel que ne peuvent soulever pour longtemps les ailes de l'amour, de la poésie ou de l'ambition. Le côté matériel tend à la terre, comme l'autre tend au ciel; mais, plus lourd que l'autre, il ramène sans cesse l'homme dans la sphère des besoins physiques. C'est ainsi que, près d'une femme charmante, le pauvre don Ferdinand avait d'abord pensé à sa faim, et que, ce besoin de sa faiblesse éteint, il se retrouva incontinent attaqué par le sommeil. Cependant, il faut le dire à sa gloire, au lieu de céder à ce second adversaire comme au premier, il essaya de lutter contre lui. Mais la lutte fut courte et malheureuse, force lui fut de se rendre; il rassembla les deux petites mains de Carmela dans les siennes, et s'endormit les lèvres dessus.
Il fit un long, doux et bon sommeil, plein de rêves charmants, et se réveilla le sourire sur les lèvres et l'amour dans les yeux. La pauvre enfant l'avait regardé longtemps dormir, puis le sommeil était venu à son tour. Elle avait alors voulu retirer ses mains pour s'accommoder de son mieux dans son fauteuil, mais sans se réveiller, le blessé les avait retenues, et s'était plaint doucement, tout en les retenant. Alors Carmela ne s'était pas senti le courage de le contrarier, elle s'était tout doucement appuyée au traversin, et ces deux charmantes têtes avaient dormi sur le même oreiller.
Don Ferdinand se réveilla d'abord; la première chose qu'il vit, en ouvrant les yeux, fut cette belle jeune fille endormie, et faisant sans doute aussi de son côté quelque rêve, mais probablement moins doux et moins riant que les siens, car des larmes filtraient à travers ses paupières fermées; un frisson contractait ses joues pâles, et un léger tremblement agitait ses lèvres. Bientôt ses traits prirent une expression d'effroi indicible, tout son corps sembla se raidir pour une lutte désespérée, quelques mots sans suite s'échappèrent de sa bouche. Enfin, avec un grand cri, elle porta si violemment les mains à sa tête, qu'elle en abattit sa coiffe de novice, et que ses longs cheveux tombèrent sur ses épaules; en même temps ce paroxysme de douleur la réveilla, elle ouvrit les yeux et se trouva dans les bras de don Ferdinand. Alors elle jeta un second cri, mais de joie, et parut si heureuse, que, lorsque le convalescent appuya ses lèvres sur ses beaux yeux encore humides, elle n'eut point la force de se défendre et lui laissa prendre un double baiser.
La pauvre enfant rêvait que son père la forçait de prononcer ses voeux, et elle ne s'était réveillée que lorsqu'elle avait vu les ciseaux s'approcher de sa belle chevelure. Elle raconta, toute haletante de douleur encore, ce triste rêve à don Ferdinand, qui, pendant ce temps, baisait ces longs cheveux qu'elle avait eu si grand peur de perdre, en jurant tout bas que, tant qu'il serait vivant, il n'en laisserait pas tomber un seul de sa tête.
L'heure était venue où Carmela devait quitter le malade. Comme, selon toute probabilité, le blessé devait être guéri avant que son tour de garde ne revînt, elle le quittait pour ne plus le revoir; ce fut une douleur réelle à ajouter à la douleur imaginaire qu'elle venait d'éprouver. Don Ferdinand aurait pu la rassurer, mais avec sa santé revenait son égoïsme, il ne voulut rien perdre du bénéfice de cette séparation que la jeune fille croyait éternelle: elle avait déjà laissé les lèvres de Ferdinand toucher ses mains et ses yeux, elle ne chercha pas même à défendre ses joues pâles et brûlantes: d'ailleurs, jusque-là, qu'étaient-ce que tous ces baisers, sinon des baisers d'ami, des baisers de frère?
La jeune fille venait de sortir quand parut la digne abbesse; mais, au lieu d'avouer ce retour de bien-être, ce sentiment de puissance qu'il éprouvait, don Ferdinand se plaignit d'une faiblesse plus grande que la veille. Sa tante effrayée lui demanda s'il n'avait point encore été bien soigné par sa garde de nuit, don Ferdinand répondit qu'au contraire, depuis qu'il était au couvent, il n'avait point été l'objet de soins aussi intelligents et aussi assidus, et que même il priait sa tante de lui laisser la même jeune fille pour garde-malade les nuits suivantes. Don Ferdinand prononça cette prière d'une voix si suppliante et si langoureuse, que la bonne abbesse, craignant de contrarier un malade dans un pareil état de faiblesse, s'empressa de le rassurer en lui disant que, puisque cette garde lui convenait, elle entendait qu'il n'en eût point d'autre; elle ajouta que, si ces veilles continues fatiguaient trop la jeune fille, on la dispenserait des matines et même des offices du jour.
Rassuré sur ce point, don Ferdinand en attaqua un autre; il dit à sa tante que cette grande faiblesse qu'il éprouvait venait sans doute du manque absolu de nourriture. La bonne abbesse reconnut qu'effectivement un jeune homme de vingt ans ne pouvait pas vivre avec du bouillon de grenouilles, des confitures et des conserves; elle promit d'envoyer, outre cela, dans la journée, un consommé et un filet de poisson. Puis, comme ses devoirs l'appelaient à l'église, elle quitta le malade, le laissant un peu réconforté par cette double promesse.
A peine eut-elle laissé don Ferdinand seul, que le malade voulut faire l'essai de ses forces. Six jours auparavant la même tentative lui avait mal réussi, mais cette fois il s'en tira fièrement et à son honneur. Après avoir fermé la porte avec soin pour ne pas être surpris dans une occupation qui eût prouvé qu'il n'était point si malade qu'il voulait le faire croire, il fit plusieurs fois le tour de sa chambre sans éblouissement aucun, et avec un reste de langueur seulement, qui devait sans nul doute disparaître, grâce au traitement fortifiant qu'il avait adopté. Quant à sa blessure, elle était complètement refermée, et pour ses saignées il n'y paraissait plus. Cette investigation achevée, don Ferdinand se mit à sa toilette avec un soin qui prouvait qu'il se reprenait à d'autres idées qu'à celles qui l'avaient exclusivement préoccupé jusqu'à ce jour, peigna et parfuma ses beaux cheveux noirs que son valet de chambre n'avait ni coiffés ni poudrés depuis la nuit où il avait reçu sa blessure, et qui n'allaient pas moins bien à son visage pour être rendus à leur couleur naturelle; puis il rouvrit la porte, se remit au lit, et attendit les événements.
La supérieure tint avec une fidélité scrupuleuse la promesse qu'elle avait faite, et don Ferdinand vit arriver, à l'heure convenue, le consommé, le filet de poisson, et même un petit verre de muscat de Lipari, dont il n'avait pas été question dans le traité. Tout cela, il est vrai, était distribué avec la parcimonie de la crainte; mais le peu qu'il y en avait était d'une succulence parfaite. Cette ombre de repas était loin cependant d'être suffisante pour apaiser la faim de don Ferdinand, mais c'était assez pour le soutenir jusqu'à la nuit, et à la nuit n'avait-il pas sa bonne Carmela pour mettre tout l'office à sa disposition?
Carmela entra cette fois encore d'un peu meilleure heure que la veille. La pauvre enfant ne cachait point la joie qu'elle avait eue lorsqu'elle avait appris que l'abbesse, sur la demande de don Ferdinand, la désignait à l'avenir pour la seule garde du malade. Dans sa reconnaissance, elle courut droit au lit du jeune homme, et cette fois, d'elle-même, et comme si c'était une chose qui lui fût due, elle lui présenta ses deux joues. Ferdinand y appuya ses lèvres, prit les deux mains de Carmela, et la regarda avec un si doux et si tendre sourire, que la pauvre enfant, sans savoir ce qu'elle disait, murmura: Oh! je suis bien heureuse! et tomba assise, près du lit, la tête renversée sur le dossier du fauteuil qui l'attendait.
Et Ferdinand aussi était bien heureux, car c'était la première fois qu'il aimait véritablement. Toutes ses amours de Palerme ne lui paraissaient plus maintenant que de fausse amours; il n'y avait qu'une femme au monde, c'était Carmela. Nous devons avouer toutefois que, pour être tout entier à ce sentiment délicieux dont il commençait seulement à apprécier la douceur, il comprit qu'il lui fallait se débarrasser d'abord de ce reste de faim qui le tourmentait. Regardant donc Carmela le plus tendrement qu'il put, il lui renouvela sa prière de la veille, en la conjurant seulement cette fois d'apporter le poulet intact et la bouteille pleine.
Carmela était dans cette disposition d'esprit où les femmes ne discutent plus, mais obéissent aveuglément. Elle demanda seulement un délai, afin d'être certaine de ne rencontrer personne sur les escaliers ou dans les corridors. L'attente était facile. Les jeunes gens parlèrent de mille choses qui voulaient dire clair comme le jour qu'ils s'aimaient; puis, lorsque Carmela crut l'heure venue, elle sortit sur la pointe du pied, une bougie à la main, et légère comme une ombre.
Un instant après elle rentra, portant un plateau complet; mais cette fois, il faut le dire en l'honneur de don Ferdinand, ses premiers regards se portèrent sur la belle pourvoyeuse et non sur le souper qu'elle apportait. Ce souper en valait cependant bien la peine: c'était une excellente poularde, une bouteille à la forme élancée et au long goulot, et une pyramide de ces fruits que Narsès envoya comme échantillon aux Barbares qu'il voulait attirer en Italie.
-Tenez, dit Carmela en posant le plateau sur la table, je vous ai obéi parce que, je ne sais pourquoi, je ne trouve point de paroles pour vous refuser; mais maintenant, au nom du ciel! soyez sage, et songez comme je serais malheureuse si ma complaisance pour vous allait tourner à mal.
-écoutez, dit Ferdinand, il y a un moyen de vous assurer que je ne ferai pas d'excès.
-Lequel? demanda la jeune fille.
-C'est de partager la collation. Ce sera une oeuvre charitable, puisque vous empêcherez un pauvre malade de tomber dans le péché de la gourmandise; et, si j'en crois les apparences, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil sur la poularde, eh bien! ce ne sera pas une pénitence trop rude pour les autres péchés que vous aurez commis.
-Mais je n'ai pas faim, moi, dit Carmela.
-Alors l'action n'en sera que plus méritoire, reprit Ferdinand, vous vous sacrifierez pour moi, voilà tout.
-Mais, reprit encore la religieuse un peu plus disposée à donner au malade cette nouvelle preuve de dévouement, c'est aujourd'hui mercredi, jour maigre, et il ne nous est pas permis de faire gras sans dispense.
-Tenez, répondit don Ferdinand en étendant le doigt vers la pendule qui marquait justement minuit, et en donnant, par une pause d'un moment, le temps aux douze coups de tinter; tenez, nous sommes à jeudi, jour gras; vous n'avez donc plus besoin de dispense, et vous aurez la conscience riche d'un péché de moins et d'une bonne action de plus.

Carmela ne répondit rien, car, nous l'avons dit, elle n'avait déjà plus d'autre volonté que celle de Ferdinand; elle prit donc une chaise et s'assit de l'autre côté de la table en face de lui.
-Oh! que faites-vous là? demanda le jeune homme. Ne voyez-vous pas que vous êtes trop éloignée de moi, et que je ne pourrai atteindre à rien sans risquer de faire un effort qui peut faire rouvrir ma blessure?
-Vraiment! s'écria Carmela avec effroi; mais dites-moi alors où il faut que je me mette, et je m'y mettrai.
-Là, dit Ferdinand en lui indiquant le bord de son lit, là, près de moi; de cette manière je n'aurai aucune fatigue, et vous n'aurez rien à craindre.

Carmela obéit en rougissant, et vint s'asseoir sur le bord du lit du jeune homme, sentant qu'elle faisait mal, peut-être; mais cédant à ce principe de la charité chrétienne qui veut que l'on ait pitié des malades et des affligés. L'intention était bonne, mais, comme le dit un vieux proverbe, l'enfer est pavé de bonnes intentions!
Et cependant c'était un tableau digne du paradis, que ces deux beaux jeunes gens rapprochés l'un de l'autre comme deux oiseaux au bord d'un même nid, se regardant avec amour et souriant de bonheur. Jamais ni l'un ni l'autre n'avait fait un souper si charmant, ni compris même qu'il y eût tant de mystérieuses délices cachées dans un acte aussi simple que celui auquel ils se livraient. Don Ferdinand lui-même, quelque plaisir qu'il eût eu la veille à apaiser cette faim effroyable qui le tourmentait depuis si longtemps, n'avait senti que la jouissance matérielle du besoin satisfait; mais cette fois c'était tout autre chose, il se mêlait à cette jouissance matérielle une volupté inconnue et presque céleste. Tous deux étaient oppressés comme s'ils souffraient, tous deux étaient heureux comme s'ils étaient au ciel. Carmela sentit le danger de cette position; un dernier instinct de pudeur, un dernier cri de vertu lui donna la force de se lever pour s'éloigner de don Ferdinand, mais don Ferdinand la retint, et elle retomba sans force et sans résistance. Il sembla alors à Carmela qu'elle entendait un faible cri, et que le frôlement de deux ailes effleurait son front. C'était l'ange gardien de la chasteté claustrale qui remontait tout éploré vers le ciel.
Le lendemain, la supérieure, en entrant dans la chambre de son neveu, lui annonça un message de sa mère, et derrière elle don Ferdinand vit apparaître Peppino.
Don Ferdinand avait tout oublié depuis la veille pour se replier sur lui-même et pour vivre dans son bonheur: cette vue lui rappelait tout ce qui s'était passé, et il y eut un instant où tout cela ne lui sembla plus qu'un rêve; sa vie réelle n'avait commencé que du jour où il avait vu Carmela, où il avait aimé et été aimé. Mais Peppino, apparaissant tout à coup comme un fantôme, était cependant une sérieuse et terrible réalité; sa présence rappelait à don Ferdinand qu'il lui restait à approfondir le mystère de la chapelle. Aussi, en présence de sa tante, jeta-t-il les yeux sur la lettre maternelle qu'il lui apportait. Cette lettre annonçait que tout allait au mieux à l'endroit de la justice; avant un mois, la marquise espérait que son fils pourrait revenir librement à Syracuse. Dès que don Ferdinand fut seul avec Peppino, il s'informa s'il ne s'était rien passé de nouveau à Belvédère depuis la nuit où il avait été blessé.
Tout était resté dans le même état; on ignorait toujours le nom du mort que l'on avait enterré après procès-verbal constatant ses blessures; personne n'était entré depuis cette époque dans la chapelle, et des paysans qui étaient passés près de ce lieu la nuit, disaient avoir entendu des gémissements et des bruits de chaînes qui semblaient sortir de terre, preuve bien évidente que le trépassé était mort en état de péché mortel, et que son âme revenait pour demander des prières à celui qui l'avait ainsi violemment et inopinément fait sortir de son corps.
Toutes ces données rendirent à Ferdinand son premier désir de mener à bout cette étrange aventure. Blessé et retenu dans son lit, il n'avait pas volontairement du moins perdu un temps qui pouvait être précieux; mais, maintenant qu'il se sentait à peu près guéri, maintenant que ses forces étaient revenues, maintenant qu'il n'y avait plus d'autre cause de retard que sa volonté, il résolut de tenter l'entreprise aussitôt que cela lui serait possible. En conséquence, il ordonna à Peppino de garder le secret, et de revenir, dans la nuit du surlendemain, avec deux chevaux et une échelle de corde. Don Ferdinand, comme on le comprend, voulait éviter toute contestation avec la tourière du couvent, qui sans doute avait l'ordre formel de ne pas le laisser sortir; il avait donc résolu de passer par-dessus les murs du jardin, à l'aide de l'échelle que lui jetterait Peppino.
Peppino promit tout ce que le jeune comte voulut. Selon les ordres qui lui avaient déjà été donnés, il tenait toutes prêtes, dans le pavillon qu'il habitait, torches, tenailles, limes et pinces. Tout fut donc convenu pour la nuit du surlendemain: les chevaux attendraient près du mur extérieur, Peppino frapperait trois fois dans ses mains, et, au même signal répété par don Ferdinand, il jetterait l'échelle par-dessus le mur.
Malgré ce projet et même à cause de ce projet, don Ferdinand ne feignit pas moins d'être toujours accablé par une grande faiblesse; d'ailleurs il gagnait deux choses à cette feinte: la première de prolonger près de lui les veilles de Carmela, et la seconde d'ôter à sa tante tout soupçon qu'il eût l'idée de fuir. La ruse réussit complètement: la pauvre femme l'avait trouvé si languissant le matin, qu'elle revint vers le soir pour savoir de lui comment il se trouvait; don Ferdinand lui dit qu'il avait essayé de se lever, mais que, ne pouvant se tenir debout, il avait été forcé de se recoucher aussitôt. La bonne abbesse gronda fort son neveu de cette imprudence, et lui demanda s'il était toujours satisfait de sa garde-malade; le comte répondit qu'il avait dormi toute la nuit et ne pouvait par conséquent lui rien dire à ce sujet; que, cependant, s'étant réveillé une fois, il se rappelait l'avoir vue éveillée elle-même et faisant sa prière; l'abbesse leva les yeux au ciel, et se retira tout édifiée. Il résulta de cette information, que Carmela reçut la permission de venir près du malade une heure plus tôt que d'habitude.
Ce fut une grande joie pour les jeunes gens que de se revoir, et cependant Carmela avait pleuré toute la journée. Quant à don Ferdinand, il n'avait éprouvé ni chagrin ni remords; et Carmela lui trouva le visage si joyeux, qu'elle n'eut point la force de l'attrister de sa propre tristesse. D'ailleurs, à peine la main du jeune homme eut-elle touché sa main, à peine leurs yeux eurent-ils échangé un regard, à peine les lèvres de Ferdinand se fussent-elles posées sur ses lèvres pâles et cependant brûlantes, que tout fut oublié.
La journée qui suivit cette nuit se passa comme les autres journées; seulement jamais Ferdinand ne s'était senti l'âme si pleine de bonheur: il aimait autant qu'il était aimé. Puis la nuit revint, puis le jour succéda encore à la nuit; c'était le dernier que don Ferdinand devait passer dans le couvent. La nuit suivante Peppino devait venir le chercher avec les chevaux.
Don Ferdinand n'avait eu le courage de rien dire à Carmela: d'ailleurs il craignait que, par douleur ou par faiblesse, elle ne le trahît. Lorsqu'il vit s'avancer l'heure où il crut que Peppino devait s'approcher de Catane, il alla vers la fenêtre, l'ouvrit et, montrant à Carmela ce beau ciel étoile, il lui demanda si elle n'aurait point du bonheur à descendre avec lui au jardin et à respirer ensemble cet air pur tout imprégné de saveur marine. Carmela voulait tout ce que voulait Ferdinand. Son bonheur à elle était non point d'être à tel endroit, ou de respirer tel ou tel air; son bonheur était d'être près de lui et de respirer le même air que lui. Elle se contenta donc de sourire et de répondre: Allons.
Don Ferdinand s'habilla, mit dans sa poche la clef du corridor sombre, et descendit dans le jardin, appuyé sur le bras de Carmela. Ils allèrent s'asseoir sous un berceau de lauriers rosés. Alors don Ferdinand demanda à Carmela si elle connaissait les détails de l'événement auquel il devait le bonheur de la voir. Carmela n'en savait que ce qu'en savait tout le monde, mais elle lui dit qu'elle aurait bien du bonheur à les lui entendre raconter à lui-même. Puis elle lui passa un bras autour du cou, et, appuyant sa tête sur son épaule, comme ces pauvres fleurs qui se penchent après une trop chaude journée, elle attendit ses paroles comme la douce brise, comme la fraîche rosée, qui devaient lui faire relever la tête.
Don Ferdinand lui raconta tout, depuis sa première rencontre avec Cantarello jusqu'au duel. Pendant ce récit, la pauvre Carmela passa par toutes les angoisses de l'amour et de la terreur. Don Ferdinand la sentit se rapprocher de lui, frissonner, trembler, frémir. Au moment où le jeune homme parla de coup d'épée reçu, elle jeta un cri et faillit perdre connaissance. Enfin, au moment où il venait de terminer son récit, et où il la tenait tout éplorée dans ses bras, trois battements de main retentirent de l'autre côté du mur. Carmela tressaillit.
-Qu'est-ce que cela? s'écria-t-elle.
-M'aimes-tu, Carmela? demanda don Ferdinand.
-Qu'est-ce que ce signal? répéta de nouveau la jeune fille. Ne me trompe pas, Ferdinand, je suis plus forte que tu ne le crois. Seulement dis-moi toute la vérité; que je sache ce que j'ai à espérer ou à craindre.
-Eh bien! dit Ferdinand, c'est Peppino qui vient me chercher.
-Et tu pars? demanda Carmela. Et elle devint si pâle, que don Ferdinand crut qu'elle allait mourir.
-écoute, lui dit-il en se penchant à son oreille, veux-tu partir avec moi?

Carmela tressaillit et se leva vivement; mais elle retomba aussitôt.
-écoute, Ferdinand, dit-elle, tu m'aimes ou tu ne m'aimes pas: si tu ne m'aimes pas, que je reste ici ou que je te suive, tu ne m'en abandonneras pas moins, et je serai perdue à la fois aux yeux du monde et aux yeux de Dieu; si tu m'aimes, tu sauras bien venir me rechercher avec la permission et l'aveu de mon père, n'est-ce pas? Et, le jour où je te reverrai, Ferdinand, où je te reverrai pour t'appeler mon mari, je tomberai à genoux devant toi, car tu m'auras rendu l'honneur et sauvé la vie. Si je ne te revois pas, je mourrai, voilà tout.

Ferdinand la prit dans ses bras.
-Oh! oui! oui! s'écria-t-il en la couvrant de baisers, oui, sois tranquille, je reviendrai.

Le signal se renouvela.
-Entends-tu? dit Carmela, on t'attend.

Ferdinand répondit en frappant à son tour trois coups dans ses mains, et un rouleau de cordes, lancé par-dessus le mur, tomba à ses pieds.
Carmela poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, et sa douleur s'échappa de sa poitrine en sanglots si profonds et si sourds, que Ferdinand, qui avait déjà fait un pas vers l'échelle de corde, revint à elle, et, lui passant le bras autour du corps, puis la rapprochant de lui:
-écoute, Carmela, lui dit-il, dis un mot, et je ne te quitte pas.
-Ferdinand, répondit la jeune fille en rappelant tout son courage, tu l'as dit, il y a quelque mystère étrange caché dans ce souterrain, peut-être quelque créature vivante y est-elle ensevelie; songes-y, Ferdinand, songes-y, il y a quatorze jours que Cantarello est mort et que tu es blessé, et depuis quatorze jours, O mon Dieu! c'est effroyable à penser. Pars, pars, Ferdinand; car, si je retardais ton départ d'une seconde, peut-être te verrais-je reparaître avec un visage sévère et accusateur, peut-être pour la première fois me dirais-tu: Carmela! c'est ta faute. Pars, pars!

Et la jeune fille s'était élancée sur le paquet de cordes, et déroulait l'échelle qui devait lui enlever tout ce qu'elle aimait au monde. Cette double vue, qui n'appartient qu'au coeur de la femme, lui avait fait deviner qu'il se passait dans la chapelle quelque douloureuse catastrophe. Don Ferdinand, qui d'abord ne s'était arrêté qu'à l'idée que le souterrain renfermait quelque trésor soustrait, quelque amas d'objets volés, commençait à entrevoir une autre probabilité. Ces cris de douleur, ces bruits de chaînes que les paysans avaient pris pour les plaintes de Cantarello, lui revenaient à l'esprit, et à son tour il se reprochait d'avoir tant tardé, comprenant tout ce qu'il y avait d'admirable force et de sublime charité de la part de Carmela dans cette abnégation d'elle-même qui faisait qu'au lieu de le retenir, elle pressait son départ. Il sentit qu'il l'en aimait davantage, et, la pressant dans ses bras:
-Carmela, lui dit-il, je te jure en face de Dieu qui nous entend...
-Pas de serment! pas de serment! dit la jeune fille en lui fermant la bouche avec sa main; que ce soit ton amour qui te ramène, Ferdinand, et non la promesse que tu m'auras faite. Dis-moi: sois tranquille, Carmela, je reviendrai. Voilà tout, et je croirai en toi comme je crois en Dieu.
-Sois tranquille, je reviendrai, murmura le jeune homme en appuyant ses lèvres sur celles de sa maîtresse, oh! oui, je reviendrai; et si je ne reviens pas, c'est que je serai mort.
-Alors, dit en souriant la jeune fille, sois tranquille, nous ne serons pas séparés longtemps.

Peppino répéta une seconde fois le signal.
-Oui, oui, me voilà! s'écria Ferdinand en s'élançant sur l'échelle de corde et en montant rapidement sur le couronnement du mur.

Arrivé là, il se retourna et vit la jeune fille à genoux, et les bras tendus vers lui.
-Adieu, Carmela! lui cria-t-il, adieu, ma femme devant Dieu et bientôt devant les hommes!

Et il sauta de l'autre côté de la muraille.
-Au revoir, murmura une voix faible; au revoir, je t'attends.
-Oui, oui, répondit Ferdinand. Il sauta sur le cheval que lui avait amené Peppino, lui enfonça ses éperons dans le ventre, et s'élança, suivi du jardinier, sur la route de Syracuse, craignant, s'il restait plus longtemps, de n'avoir plus la force de partir.

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