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Chapitre XIV
Un requin

Nous avions vu à Syracuse tout ce que Syracuse pouvait nous offrir de curieux; il ne nous restait plus qu'à y faire la provision de vin obligée; nous consacrâmes toute la soirée à cette importante acquisition; le même soir, nous fîmes porter nos barriques au speronare, où nous les suivîmes immédiatement, après avoir embrassé notre savant et aimable cicérone, qui, en nous quittant, nous donna des lettres pour Palerme.
Nous trouvâmes comme toujours l'équipage joyeux, dispos et prêt au départ; il n'y avait pas jusqu'à notre cuisinier qui n'eût profité de ces deux jours de repos pour se remettre; il nous attendait sur le pont, prêt à nous faire à souper, car le pauvre diable, il faut le dire, était plein de bonne volonté, et, dès qu'il pouvait se tenir sur ses jambes, il en profitait pour courir à ses casseroles. Malheureusement, nous avions dîné avec Gargallo, ce qui ne nous laissait aucune possibilité de profiter de sa bonne disposition à notre égard. A notre refus, il se rabattit sur Milord, qui était toujours prêt, et qui avala à lui seul, avec adjonction convenable de pain et de pommes de terre, le macaroni destiné à Jadin et à moi, circonstance qui, j'en suis certain, a laissé dans sa mémoire un bon souvenir de la façon dont on mange à Syracuse.
Nous avions laissé le capitaine un peu souffrant d'un rhumatisme dans les reins; bon gré, mal gré, il m'avait fallu faire le médecin, et j'avais ordonné des frictions avec de l'eau-de-vie camphrée. Le capitaine avait déjà usé du remède; soit imagination, soit réalité, il prétendait se trouver mieux à notre retour, et se promettait de suivre l'ordonnance.
Le temps était magnifique. Je l'ai déjà dit, rien n'est beau, rien n'est poétique comme une nuit sur les côtes de Sicile, entre ce ciel et cette mer qui semblent deux nappes d'azur brodées d'or; aussi restâmes-nous sur le pont assez tard à jouer à je ne sais quel jeu inventé par l'équipage, et dans lequel le perdant était forcé de boire un verre de vin. Il va sans dire qu'en deux ou trois leçons nous étions devenus plus forts que nos maîtres, et que nos matelots perdaient toujours; Pietro surtout était d'un malheur désespérant.
Vers minuit, nous nous retirâmes dans notre cabine, laissant le pont à la disposition du capitaine, qui venait d'y dresser une espèce de plate-forme sur laquelle il se couchait à plat ventre afin de donner plus de facilité à Giovanni d'exécuter la prescription que je lui avais faite à l'endroit des rhumatismes de son patron; mais à peine étions-nous au lit, que nous entendîmes jeter un cri perçant. Nous nous précipitâmes, Jadin et moi, vers la porte; nous y arrivâmes à temps pour voir le pont couvert de flammes, et du milieu de ces flammes se dégager une espèce de diable tout en feu, qui, d'un bond, s'élança par-dessus le bastingage, et alla s'enfoncer dans la mer, tandis que son compagnon, dont le bras seul brûlait, courait en jetant des hurlements de damné et en appelant au secours. Nous demeurâmes un instant sans rien comprendre non plus que l'équipage à toute cette aventure, lorsque la tête de Nunzio apparut tout à coup au-dessus de la cabine, et que cet ordre se fit entendre:
-A bas la voile, et attendons le capitaine, qui est à la mer.

L'ordre fut exécuté sur-le-champ et avec cette ponctualité passive qui forme le caractère particulier de l'obéissance des matelots. La voile glissa le long du mât, et s'abattit sur le pont; presque aussitôt le petit bâtiment s'arrêta comme un oiseau dont on briserait l'aile, et l'on entendit la voix du capitaine, qui demandait une corde; un instant après, grâce à l'objet demandé, le capitaine était remonté à bord.
Alors tout s'expliqua.
Pour plus d'efficacité, Giovanni avait fait tiédir l'eau-de-vie camphrée, et armé d'un gant de flanelle, il en frottait les reins du capitaine, lorsque dans le voyage qu'elle faisait du plat où était le liquide à l'épine dorsale du patron, sa main avait pris feu à la lampe qui éclairait l'opération; le feu s'était communiqué immédiatement de la main de l'opérateur à la nuque du patient, et de la nuque du patient à toutes les parties du corps humectées par le spécifique. Le capitaine s'était senti tout à coup brûlé des mêmes feux qu'Hercule; pour les éteindre, il avait couru au plus près, et s'était élancé dans la mer. C'était lui qui avait poussé le cri que nous avions entendu, c'était lui que nous avions vu passer comme un météore. Quant à son compagnon d'infortune, c'était le pauvre Giovanni, dont le bras, emprisonné dans son gant de flanelle, brûlait depuis le bout des ongles jusqu'au coude, et qui n'ayant aucun motif de faire le Mucius Scévola, courait sur le pont en criant comme un possédé.
Visite faite des parties lésées, il fut reconnu que le capitaine avait le dos rissolé, et que Giovanni avait la main à moitié cuite. On gratta à l'instant même toutes les carottes qui se trouvaient à bord, et de leurs raclures on fit une compresse circulaire pour la main de Giovanni, et un cataplasme de trois pieds de long pour les reins du capitaine; puis, le capitaine se coucha sur le ventre, Giovanni sur le côté, l'équipage comme il put, nous comme nous voulûmes, et tout rentra dans l'ordre.
Nous nous réveillâmes comme nous doublions le promontoire de Passera, l'ancien cap Pachinum, l'angle le plus aigu de l'antique Trinacrie. C'était la première fois que je trouvais Virgile en faute. Ses altas cautes projectaque saxa Pachini s'étaient affaissées pour offrir à la vue une côte basse, et qui s'enfonce presque insensiblement dans la mer. Depuis le jour où l'auteur de l'énéide écrivait son troisième chant, l'Etna, il est vrai, a si souvent fait des siennes, que le nivellement qui donne un démenti à l'harmonieux hexamètre de Virgile pourrait bien être son ouvrage, cette supposition soit faite sans l'offenser: on ne prête qu'aux riches.
Le vent était tout à fait tombé, et nous ne marchions qu'à la rame, longeant les côtes à un quart de lieue de distance, ce qui nous permettait d'en suivre des yeux tous les accidents, d'en parcourir du regard toutes les sinuosités. De temps en temps nous étions distraits de notre contemplation par quelque goéland qui passait à portée, et à qui nous envoyions un coup de fusil, ou par quelque dorade qui montait à la surface de l'eau, et à laquelle nous lancions le harpon. La mer était si belle et si transparente, que l'oeil pouvait plonger à une profondeur presque infinie. De temps en temps, au fond de cet abîme d'azur, brillait tout à coup un éclair d'argent; c'était quelque poisson qui fouettait l'eau d'un coup de queue, et qui disparaissait effrayé par notre passage. Un seul, qui paraissait de la grosseur d'un brochet ordinaire, nous suivait à une profondeur incalculable, presque sans mouvement, et bercé par l'eau. J'avais les yeux fixés sur ce poisson depuis près de dix minutes, lorsque Jadin, voyant ma préoccupation, vint me rejoindre, en s'informant de ce qui la causait. Je lui montrai mon cétacé qu'il eut d'abord quelque peine à apercevoir, mais qu'il finit par distinguer aussi bien que moi. Bientôt il arriva ce qui arrive à Paris lorsqu'on s'arrête sur un pont et qu'on regarde dans la rivière. Pietro, qui passait avec une demi-douzaine de côtelettes qui devaient faire le fonds de notre déjeuner, s'approcha de nous, et, suivant la direction de nos regards, parvint aussi à voir l'objet qui les attirait; mais, à notre grand étonnement, cette vue parut lui faire une impression si désagréable, que nous nous hâtâmes de lui demander quel était ce poisson qui nous suivait si obstinément. Pietro se contenta de hocher la tête; après nous avoir répondu: C'est un mauvais poisson, il continua son chemin vers la cuisine, et disparut dans l'écoutille. Comme cette réponse était loin de nous satisfaire, nous appelâmes le capitaine, qui venait de faire son apparition sur le pont, et sans prendre le temps de lui demander comment allait son rhumatisme, nous renouvelâmes notre question. Il regarda un instant, puis laissant échapper un geste de dégoût:
-Cè un cane marino, nous dit-il, et il fit un mouvement pour s'éloigner.
-Peste, capitaine! dis-je en le retenant, vous paraissez bien dégoûté. Un cane marino? Mais c'est un requin, n'est-ce pas?
-Non pas précisément, reprit le capitaine, mais c'est un poisson de la même espèce.
-Alors, c'est un diminutif de requin, dit Jadin.
-Il n'est pas des plus gros qui se puissent voir, répondit le capitaine, mais il est encore de six à sept pieds de long.
-Farceur de capitaine! dit Jadin.
-C'est l'exacte vérité.
-Dites donc, capitaine, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de le pêcher? demandai-je.

Le capitaine secoua la tête.
-Nos hommes ne voudront pas, dit-il.
-Et pourquoi cela?
-C'est un mauvais poisson.
-Raison de plus pour en débarrasser notre route.
-Non, il y a un proverbe sicilien qui dit que tout bâtiment qui prend un requin à la mer rendra un homme à la mer.
-Mais enfin, ne pourrait-on le voir de plus près?
-Oh! cela est facile; jetez-lui quelque chose, et il viendra.
-Mais quoi?
-Ce que vous voudrez; il n'est pas fier. Depuis un paquet de chandelles jusqu'à une côtelette de veau, il acceptera tout.
-Jadin, ne perdez pas l'animal de vue; je reviens.

Je courus à la cuisine, et, malgré les cris de Giovanni, qui était en train de passer nos côtelettes à la poêle, je pris un poulet qu'il venait de plumer et de trousser à l'avance pour notre dîner. Au moment de mettre le pied sur l'échelle, j'entendis de si profonds soupirs, que je m'arrêtai pour regarder qui les poussait. C'était Cama, que le mal de mer avait repris, et qui, ayant su qu'un requin nous suivait, se figurait, selon la superstition des matelots, qu'il était là à son intention. J'essayai de le rassurer; mais, voyant que je perdais mon temps, je revins à mon squale.
Il était toujours à la même place, mais le capitaine avait quitté la sienne et était allé causer avec le pilote, nous laissant le champ libre, curieux qu'il était d'assister à ce qui allait se passer entre nous et le requin. Au reste, les quatre matelots qui ramaient avaient quitté leurs avirons, et appuyés sur le bastingage, à quelques pas de nous, ils paraissaient s'entretenir de leur côté de l'important événement qui nous arrivait.
Le requin était toujours immobile et se tenait à peu près à la même profondeur.
J'attachai une pierre de notre lest au cou du poulet, et je le jetai à l'eau dans la direction du requin.
Le poulet s'enfonça lentement, et était déjà parvenu à une vingtaine de pieds de profondeur sans que celui auquel il était destiné eût paru s'en inquiéter le moins du monde, lorsqu'il nous sembla néanmoins voir le squale grandir visiblement. En effet, à mesure que le poulet descendait, il montait de son côté pour venir au devant de lui. Enfin, lorsqu'ils ne furent qu'à quelques brasses l'un de l'autre, le requin se retourna sur le dos et ouvrit sa gueule, où disparut incontinent le poulet. Quant au caillou que nous y avions ajouté pour le forcer à descendre, nous ne vîmes pas que notre convive s'en inquiétât autrement; bien plus, alléché par ce prélude, il continua de monter, et par conséquent de grandir. Enfin, il arriva jusqu'à une brasse ou une brasse et demie au-dessous de la surface de la mer, et nous fûmes forcés de reconnaître la vérité de ce que nous avait dit le capitaine: le prétendu brochet avait près de sept pieds de long.
Alors, malgré toutes les recommandations du capitaine, l'envie nous reprit de pêcher le requin. Nous appelâmes Giovanni, qui, croyant que nous étions impatients de notre déjeuner, apparut au haut de l'échelle les côtelettes à la main. Nous lui expliquâmes qu'il s'agissait de tout autre chose, et lui montrâmes le requin en le priant d'aller chercher son harpon, et en lui promettant un louis de bonne main s'il parvenait à le prendre; mais Giovanni se contenta de secouer la tête, et, posant nos côtelettes sur une chaise, il s'en alla en disant: Oh! excellence, c'est un mauvais poisson.
Je connaissais déjà trop mes Siciliens pour espérer parvenir à vaincre une répugnance si universellement manifestée; aussi, ne me fiant pas à notre adresse à lancer le harpon, n'ayant point à bord de hameçon de taille à pêcher un pareil monstre, je résolus de recourir à nos fusils. En conséquence, je laissai Jadin en observation, l'invitant, si le requin faisait mine de s'en aller, à l'entretenir avec les côtelettes, près desquelles Milord était allé s'asseoir, tout en les regardant de côté avec un air de concupiscence impossible à décrire, et je courus à la cabine pour changer la charge de mon fusil; j'y glissai des cartouches à deux balles par chaque canon; quant à la carabine, elle était déjà chargée à lingots, puis je revins sur le pont.
Tout était dans le même état: Milord gardant les côtelettes, Jadin gardant le requin, et le requin ayant l'air de nous garder.
Je remis la carabine à Jadin, et je conservai le fusil; puis nous appelâmes Pietro pour qu'il jetât une côtelette au requin, afin que nous profitassions du moment où l'animal la viendrait chercher à la surface de l'eau pour tirer sur lui; mais Pietro nous répondit que c'était offenser Dieu que de nourrir des chiens de mer avec des côtelettes de veau, quand nous n'en donnions que les os à ce pauvre Milord. Comme cette réponse équivalait à un refus, nous résolûmes de faire la chose nous-mêmes. Je transportai le plat de la chaise sur le bastingage; nous convînmes de jeter une première côtelette d'essai, et de ne faire feu qu'à la seconde, afin que le poisson, parfaitement amorcé, se livrât à nous sans défiance, et nous commençâmes la représentation.
Tout se passa comme nous l'avions prévu. A peine la côtelette fut-elle à l'eau, que le requin s'avança vers elle d'un seul mouvement de sa queue, et, renouvelant la manoeuvre qui lui avait si bien réussi à l'endroit du poulet, tourna son ventre argenté, ouvrit sa large gueule meublée de deux rangées de dents, puis absorba la côtelette avec une gloutonnerie qui prouvait que, s'il avait l'habitude de la viande crue, quand l'occasion s'en présentait il ne méprisait pas non plus la viande cuite.
L'équipage nous avait regardé faire avec un sentiment de peine, visiblement partagé par Milord, qui avait suivi le plat de la chaise au bastingage, et qui se tenait debout sur le banc, regardant par-dessus le bord; mais nous étions trop avancés pour reculer, et, malgré la désapprobation générale que le respect qu'on nous portait empêchait seul de manifester hautement, je pris une seconde côtelette; mesurant la distance pour avoir le requin à dix pas et en plein travers, je la jetai à la mer, reportant du même coup la main à la crosse de mon fusil pour être prêt à tirer.
Mais à peine avais-je accompli ce mouvement que Pietro jeta un cri, et que nous entendîmes le brait d'un corps pesant qui tombait à la mer. C'était Milord qui n'avait pas cru que son respect pour les côtelettes devait s'étendre au-delà du plat, et qui, voyant que nous en faisions largesse à un individu qui, dans sa conviction, n'y avait pas plus de droit que lui, s'était jeté pardessus le bord pour aller disputer sa proie au requin.
La scène changeait de face; le squale, immobile, paraissait hésiter entre la côtelette et Milord; pendant ce temps Pietro, Philippe et Giovanni avaient sauté sur les avirons, et battaient l'eau pour effrayer le requin; d'abord nous crûmes qu'ils avaient réussi, car le squale plongea de quelques pieds; mais, passant trois ou quatre brasses au-dessous de Milord qui, sans s'inquiéter de lui le moins du monde, continuait de nager en soufflant vers sa côtelette qu'il ne perdait pas de vue, il reparut derrière lui, remonta presque à fleur d'eau, et d'un seul mouvement s'élança en se retournant sur le dos vers celui qu'il regardait déjà comme sa proie. En même temps nos deux coups de fusil partirent; le requin battit la mer d'un violent coup de queue, faisant jaillir l'écume jusqu'à nous, et sans doute dangereusement blessé, s'enfonça dans la mer, puis disparut, laissant la surface de l'eau jusque-là du plus bel azur troublée par une légère teinte sanglante.
Quant à Milord, sans faire attention à ce qui se passait derrière lui, il avait happé sa côtelette, qu'il broyait triomphalement, tout en revenant vers le speronare, tandis qu'avec le coup qui me restait à tirer je me tenais prêt à saluer le requin s'il avait l'audace de se montrer de nouveau; mais le requin en avait assez à ce qu'il paraît, et nous ne le revîmes ni de près ni de loin.
Là s'élevait une grave difficulté pour Milord: il était plus facile pour lui de sauter à la mer que de remonter sur le bâtiment; mais, comme on le sait, Milord avait un ami dévoué dans Pietro; en un instant la chaloupe fut à la mer, et Milord dans la chaloupe. Ce fut là qu'il acheva, avec son flegme tout britannique, de broyer les derniers os de la côtelette qui avait failli lui coûter si cher.
Son retour à bord fut une véritable ovation; Jadin avait bien quelque envie de l'assommer, afin de lui ôter à l'avenir le goût de la course aux côtelettes; mais j'obtins que rien ne troublerait les joies de son triomphe, qu'il supporta au reste avec sa modestie ordinaire.
Toute la journée se passa à commenter l'événement de la matinée. Vers les trois heures, nous nous trouvâmes au milieu d'une demi-douzaine de petites îles, ou plutôt de grands écueils qu'on appelle les Formiche. L'équipage nous proposait de descendre sur un de ces rochers pour dîner, mais j'avais déjà jeté mon dévolu sur une jolie petite île que j'apercevais à trois milles à peu près de nous, et sur laquelle je donnai l'ordre de nous diriger; elle était indiquée sur ma carte sous le nom de l'île de Porri.
C'était le jour des répugnances: à peine avais-je donné cet ordre, qu'il s'établit une longue conférence entre Nunzio, le capitaine et Vincenzo, puis le capitaine vint nous dire qu'on gouvernerait, si je continuais de l'exiger, vers le point que je désignais, mais qu'il devait d'abord nous prévenir que, trois ou quatre mois auparavant, ils avaient trouvé sur cette île le cadavre d'un matelot que la mer y avait jeté. Je lui demandai alors ce qu'était devenu le cadavre; il me répondit que lui et ses hommes lui avaient creusé une fosse, et l'avaient enterré proprement comme il convenait à l'égard d'un chrétien, après quoi ils avaient jeté sur la tombe toutes les pierres qu'ils avaient trouvées dans l'île, ce qui formait la petite élévation que nous pouvions voir au centre; en outre, de retour au village Della Pace, ils lui avaient fait dire une messe. Comme le cadavre n'avait rien à réclamer de plus, je maintins l'ordre donné, et, l'appétit commençant à se faire sentir, j'invitai nos hommes à prendre leurs avirons; un instant après six rameurs étaient à leur poste, et nous avancions presque aussi rapidement qu'à la voile.
Pendant ce temps, Nunzio leva la tête au-dessus de la cabine; c'était ordinairement le signe qu'il avait quelque chose à nous dire. Nous nous approchâmes, et il nous raconta qu'avant la prise d'Alger cette petite île était un repaire de pirates qui s'y tenaient à l'affût, et qui de là fondaient comme des oiseaux de proie sur tout ce qui passait à leur portée. Un jour que Nunzio s'amusait à pêcher, il avait vu une troupe de ces barbaresques enlever un petit yacht qui appartenait au prince de Paterno, et dans lequel le prince était lui-même.
Cet événement avait donné lieu à un fait qui peut faire juger du caractère des grands seigneurs siciliens.
Le prince de Paterno était un des plus riches propriétaires de la Sicile; les barbaresques, qui savaient à qui ils avaient affaire, eurent donc pour lui les plus grands égards, et, l'ayant conduit à Alger, le vendirent au dey pour une somme de 100 000 piastres, 600 000 francs, c'était pour rien. Aussi le dey ne marchanda aucunement, sachant d'avance ce qu'il pouvait gagner sur la marchandise, paya les 100 000 piastres, et se fit amener le prince de Paterno pour traiter avec lui de puissance à puissance.
Mais, au premier mot que le dey d'Alger dit au prince de Paterno de l'objet pour lequel il l'avait fait venir, le prince lui répondit qu'il ne se mêlait jamais d'affaires d'argent, et que, si le dey avait quelque chose de pareil à régler avec lui, il n'avait qu'à s'en entendre avec son intendant.
Le dey d'Alger n'était pas fier, il renvoya le prince de Paterno et fit venir l'intendant. La discussion fut longue; enfin il demeura convenu que la rançon du prince et de toute sa suite serait fixée à 600 000 piastres, c'est-à-dire près de 4 millions, payables en deux paiements égaux: 300 000 piastres à l'expiration du temps voulu pour que l'intendant retournât en Sicile et rapportât cette somme, 300 000 piastres à six mois de date. Il était arrêté, en outre, que, le premier paiement accompli, le prince et toute sa suite seraient libres; le second paiement avait pour garant la parole du prince.
Comme on le voit, le dey d'Alger avait fait une assez bonne spéculation: il gagnait 3 500 000 francs de la main à la main.
L'intendant partit et revint à jour fixe avec ses 300 000 piastres; de son côté, le dey d'Alger, fidèle observateur de la foi jurée, eut à peine touché la somme, qu'il déclara au prince qu'il était libre, lui rendit son yacht, et pour plus de sécurité lui donna un laissez-passer.
Le prince revint heureusement en Sicile, à la grande joie de ses vassaux qui l'aimaient fort, et auxquels il donna des fêtes dans lesquelles il dépensa encore 1 500 000 francs à peu près. Puis il donna l'ordre à son intendant de s'occuper à réunir les 300 000 piastres qu'il restait devoir au dey d'Alger.
Les 300 000 piastres étaient réunies et allaient être acheminées à leur destination, lorsque le prince de Paterno reçut un papier marqué, qu'il renvoya comme d'habitude, à son intendant. C'était une opposition que le roi de Naples mettait entre ses mains, et un ordre de verser la somme destinée au dey d'Alger dans le trésor de sa majesté napolitaine.
L'intendant vint annoncer cette nouvelle au prince de Paterno. Le prince de Paterno demanda à son intendant ce que cela voulait dire.
Alors l'intendant apprit au prince que le roi de Naples, ayant déclaré, il y avait quinze jours, la guerre à la régence d'Alger, avait jugé qu'il serait d'une mauvaise politique de laisser enrichir son ennemi, et comprit qu'il serait d'une politique excellente de s'enrichir lui-même. De là l'ordre donné au prince de Paterno de verser le reste de sa rançon dans les coffres de l'état.
L'ordre était positif, et il n'y avait pas moyen de s'y soustraire. D'un autre côté, le prince avait donné sa parole et ne voulait pas y manquer. L'intendant, interrogé, répondit que les coffres de son excellence étaient à sec, et qu'il fallait attendre la récolte prochaine pour les remplir.
Le prince de Paterno, en fidèle sujet, commença par verser entre les mains de son souverain les 300 000 piastres qu'il avait réunies; puis il vendit ses diamants et sa vaisselle, et en réunit 300 000 autres, que le dey reçut à heure fixe.
Quelques-uns prétendirent que le plus corsaire des deux monarques n'était pas celui qui demeurait de l'autre côté de la Méditerranée.
Quant au prince de Paterno, il ne se prononça jamais sur cette délicate appréciation, et, toutes les fois qu'on lui parla de cette aventure, il répondit qu'il se trouvait heureux et honoré d'avoir pu rendre service à son souverain.
Cependant, tout en causant avec Nunzio, nous avancions vers l'île. Elle pouvait avoir cent cinquante pas de tour, était dénuée d'arbres, mais toute couverte de grandes herbes. Lorsque nous n'en fûmes plus éloignés que de deux ou trois encablures, nous jetâmes l'ancre, et l'on mit la chaloupe à la mer. Alors seulement une centaine d'oiseaux qui la couvraient s'envolèrent en poussant de grands cris. J'envoyai un coup de fusil au milieu de la bande; deux tombèrent.
Nous descendîmes dans la barque, qui commença par nous mettre à terre, et qui retourna à bord chercher tout ce qui était nécessaire à notre cuisine. Une espèce de rocher creusé, et qui avait servi à cet usage, fut érigé en cheminée; cinq minutes après, il présentait un brasier magnifique, devant lequel tournait une broche confortablement garnie.
Pendant ces préparatifs, nous ramassions nos oiseaux, et nous visitions notre île. Nos oiseaux étaient de l'espèce des mouettes; l'un d'eux n'avait que l'aile cassée. Pietro lui fit l'amputation du membre mutilé, puis le patient fut immédiatement transporté à bord, où l'équipage prétendit qu'il s'apprivoiserait à merveille.
La barque qui le conduisait ramena Cama. Le pauvre diable, chaque fois que le bâtiment s'arrêtait, reprenait ses forces, et tant bien que mal se redressait sur ses jambes. Il avait aperçu l'île, et comme ce n'était enfreindre qu'à moitié la défense qui lui était faite d'aller à terre, Pietro avait eu pitié de lui, et nous le renvoyait une casserole à chaque main.
Pendant ce temps, nous faisions l'inventaire de notre île. Les pirates qui l'avaient habitée avaient sans doute une grande prédilection pour les oignons, car ces hautes herbes que nous avions vues de loin, et dans lesquelles nous nous frayions à grand-peine un passage, n'étaient rien autre chose que des ciboules montées en graines. Aussi, à peine avions-nous fait cinquante pas dans cette espèce de potager, que nous étions tout en larmes. C'était acheter trop cher une investigation qui ne promettait rien de bien neuf pour la science. Nous revînmes donc nous asseoir auprès de notre feu, devant lequel le capitaine venait de faire transporter une table et des chaises. Nous profitâmes aussitôt de cette attention, Jadin en retouchant des croquis inachevés, et moi en écrivant à quelques amis.
A part ces malheureux oignons, j'ai conservé peu de souvenirs aussi pittoresques que celui de notre dîner dressé près de ce tombeau d'un pauvre matelot noyé, dans cette petite île, ancien repaire de pirates, au milieu de tout notre équipage, joyeux, chantant et empressé. La mer était magnifique, et l'air si limpide, que nous apercevions jusqu'à deux ou trois lieues dans les terres, les moindres détails du paysage; aussi demeurâmes-nous à table jusqu'à ce qu'il fût nuit tout à fait close.
Vers les neuf heures du soir, une jolie brise se leva, venant de terre; c'était ce que nous pouvions désirer de mieux. Comme la côte de Sicile, du cap Passera à Girgenti, ne présente rien de bien curieux, j'avais prévenu le capitaine que je comptais, si la chose était possible, toucher à l'île de Panthellerie, l'ancienne Cossire. Le hasard nous servait à souhait; aussi le capitaine nous invita à nous hâter de remonter à bord. Nous ne perdîmes d'autre temps à nous rendre à son invitation que celui qu'il nous fallait pour mettre le feu aux herbes sèches dont l'île était couverte. Aussi en un instant fut-elle tout en flammes.
Ce fut éclairés par ce phare immense que nous mîmes à la voile, en saluant de deux coups de fusil le tombeau du pauvre matelot noyé.

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