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Chapitre XVI
Girgenti la magnifique

Il était sept heures du soir lorsque nous remîmes à la voile; par un bonheur extrême, le vent qui, pendant deux jours, avait soufflé de l'est, venait de tourner au sud. Cependant ce bonheur n'était pas sans quelque mélange; ce vent tout africain était chargé de chaudes bouffées du désert libyen; c'était le cousin germain de ce fameux sirocco dont nous avions eu un échantillon à Messine, et comme lui il apportait dans toute l'organisation physique une découragement extrême.
Nous fîmes porter nos lits sur le pont. La cabine était devenue étouffante. Il passait comme une poussière de cendres rouges entre nous et le ciel, et la mer était si phosphorescente qu'elle semblait rouler des vagues de flammes; à un quart de lieue derrière le bâtiment notre sillage semblait une traînée de lave.
Lorsqu'il en était ainsi, tout l'équipage disparaissait, et le bâtiment, abandonné à Nunzio, dont le corps de fer résistait à tout, semblait voguer seul. Cependant je dois dire qu'au moindre cri du pilote, cinq ou six têtes sortaient des écoutilles, et qu'au besoin les bras les plus alanguis retrouvaient toute leur vigueur.
Quoique nous fussions moins sensibles que les Siciliens à l'influence de ce vent, nous n'en éprouvions pas moins un certain malaise dont le résultat était de nous ôter tout appétit; la nuit se passa donc tout entière à dormir d'un mauvais sommeil, et la journée à boire de la limonade.
Le surlendemain de notre départ de Panthellerie, et comme nous étions à huit ou dix lieues encore des côtes de Sicile, le vent tomba, et il fallut marcher à la rame; mais comme chacun avait dans les bras un reste de sirocco, à peine fîmes-nous trois lieues dans la matinée. Vers les cinq heures, une petite brise sud-ouest se leva: le pilote en profita pour faire hisser nos voiles, et le bâtiment, qui était plein de bonne volonté, commença à marcher de façon à nous donner l'espoir d'entrer le soir même dans le port de Girgenti.
En effet, vers les neuf heures du soir, nous jetions l'ancre dans une petite rade au fond de laquelle on apercevait les lumières de quelques maisons; mais à peine cette opération était-elle terminée que l'on nous héla de la forteresse qu'on appelle la Santé, et qu'on nous donna l'ordre d'aller prendre une autre station. Comme tous les ordres de la police napolitaine, celui-ci n'admettait ni retard ni explication; il fallut en conséquence obéir à l'instant même; on essaya de lever l'ancre; mais, dans la précipitation que l'on mit à cette manoeuvre, toutes les précautions, à ce qu'il paraît, n'ayant point été prises, le câble se brisa. On jeta à l'instant même une bouée pour reconnaître la place, et, comme sans s'inquiéter des causes de notre retard, le chef de la Santé continuait de nous héler, nous allâmes, à grande force d'avirons, prendre la place qui nous était désignée.
Cet événement nous tint sur pied jusqu'à minuit: nous étions fatigués de la traversée que nous venions de faire, et nous dormîmes tout d'une traite jusqu'à neuf heures du matin; la journée était belle et l'eau du port parfaitement calme, si bien que Cama, déjà levé, s'apprêtait à passer terre, d'abord pour achever de se remettre, comme Antée en touchant sa mère, ensuite pour acheter du poisson aux petits bâtiments que nous voyions revenir de la pêche. Inspection faite des deux ou trois maisons qui, à l'aide d'une enseigne, se qualifiaient d'auberges, nous reconnûmes que la précaution de notre brave cuisinier n'était pas intempestive, et qu'il était prudent de déjeuner à bord avant de nous risquer dans l'intérieur des terres. En conséquence, Cama, que nous autorisâmes à faire ce que bon lui semblerait à l'égard de notre nourriture, se hasarda sur la planche qui conduisait comme un pont de notre speronare au bateau voisin, et, arrivé sur celui-ci, gagna de proche en proche le rivage. Un instant après, nous le vîmes reparaître, portant sur sa tête une corbeille pleine de poisson.
J'allai annoncer cette nouvelle à Jadin, qui, en pareille circonstance, levait toujours, au profit de ses natures mortes, une dîme sur notre provision. Cette fois surtout j'avais aperçu de loin certains rougets gigantesques qui, convenablement placés sur une raie et à côté d'une dorade, devaient faire à merveille, comme opposition de couleur. Quelque envie qu'il eût de paresser une demi-heure encore, Jadin, dans la crainte que ses poissons ne lui échappassent, se hâta donc de passer un pantalon à pied. Pendant qu'il accomplissait cette opération, je lui montrai de loin Cama qui, s'avançant avec sa corbeille, mettait déjà le pied sur la planche, quand tout à coup nous entendîmes un grand cri, et poisson, corbeille et cuisinier disparurent comme par une trappe. Le pied encore mal assuré du pauvre Cama lui avait manqué, et il était tombé dans la mer; aussitôt, et par un mouvement plus rapide que la pensée, Pietro s'était élancé après lui.
Nous courûmes à l'endroit où l'accident venait d'arriver, lorsqu'à notre grand étonnement nous vîmes Pietro qui, au lieu de s'occuper de Cama, repêchait avec grand soin les poissons et les remettait les uns après les autres dans la corbeille qui flottait sur l'eau: l'idée ne lui était pas venue en un seul instant que Cama ne savait pas nager; en conséquence, ne doutant pas qu'il ne se tirât d'affaire tout seul, il ne s'occupait que de la friture, dont la perte d'ailleurs lui paraissait peut-être beaucoup plus déplorable que celle du cuisinier.
En ce moment nous vîmes surgir, à quelques pas du bâtiment, le pauvre Cama, non point en homme qui fait sa brassée ou qui tire sa marinière, mais en noyé qui bat l'eau de ses deux mains, et qui la rejette déjà par le nez et par la bouche. Le temps était précieux: il n'avait fait que paraître et disparaître. Nous jetâmes bas nos habits pour nous élancer après lui; mais, avant que nous fussions à la fin de la besogne, Philippo sauta par-dessus bord avec sa chemise et son pantalon, donnant une tête juste à l'endroit où Cama venait de s'enfoncer, et quatre ou cinq secondes après il reparut tenant son homme par le collet de sa veste blanche. Nous voulûmes lui jeter une corde, mais il fit dédaigneusement signe qu'il n'en avait pas besoin, et, poussant Cama vers l'échelle, il parvint à lui mettre un des échelons entre les mains; Cama s'y cramponna en véritable noyé, et d'un seul bond, par un effort inouï, il se trouva sur le pont. Tout cela s'était fait si rapidement qu'il n'avait pas eu le temps de perdre connaissance, mais il avait avalé deux ou trois pintes d'eau qu'il s'occupa immédiatement de rendre à la mer. Comme il faisait, au reste, une chaleur étouffante, le bain n'eut d'autre suite que la petite évacuation que nous avons mentionnée, laquelle même, au dire de tout l'équipage, ne pouvait être que très profitable à la santé de Cama.
Le capitaine avait rempli les formalités voulues, nos passeports étaient déposés à la police, rien ne s'opposait donc à ce que nous fissions l'excursion projetée; en conséquence, nous nous aventurâmes sur le pont tremblant qui avait failli être si fatal à Cama, et, plus heureux que lui, nous gagnâmes le bord sans accident.
A peine avions-nous mis à terre qu'un homme, qui nous observait depuis plus d'une heure, s'avança vers nous et s'offrit d'être notre cicérone. Trois ou quatre autres individus, qui s'étaient approchés sans doute dans la même intention, n'essayèrent pas même de soutenir la concurrence en lui voyant tirer de sa poche une médaille qu'il nous présenta. Cette médaille portait d'un côté les armes d'Agrigente, qui sont trois géants chargés chacun d'une tour avec cette devise: Signat Agrigentum mirabilis aula gigantum, et de l'autre le nom d'Antonio Ciotta. En effet, il signor Antonio Ciotta était le cicérone officiel de l'endroit, et il commença immédiatement son entrée en fonctions en marchant devant nous et en nous invitant à Je suivre.
Girgenti est située à cinq milles à peu près de la côte: on s'y rend par une montée assez rapide, qui élève d'abord le voyageur à un millier de pieds au-dessus de la mer. Tout le long delà route nous rencontrions des mulets chargés de ce soufre qui devait, quelques années après, amener entre Naples et l'Angleterre ce fameux procès dans lequel le roi des Français fut choisi pour arbitre. Le chemin se ressentait du commerce dont il était l'artère. Comme les sacs qui contenaient la marchandise n'étaient point si bien fermés qu'il ne s'échappât de temps en temps quelque parcelle de leur contenu, la route, à là longue, s'était couverte d'une couche de soufre qui, dans quelques endroits, avait jusqu'à trois ou quatre pouces d'épaisseur. Quant aux muletiers qui accompagnaient les sacs, ils étaient parfaitement jaunes depuis les pieds jusqu'à la tête, ce qui leur donnait un des aspects les plus étranges qui se puissent voir.
Nous n'étions point encore entrés dans la ville que nous savions déjà que penser de l'épithète que, dans leur emphatique orgueil, les Siciliens ont ajoutée à son nom. En effet, Girgenti là magnifique n'est qu'un sale amas de maisons bâties en pierres rougeâtres, avec des rues étroites où il est impossible d'aller en voiture, et qui communiquent les unes aux autres par des espèces d'escaliers dont, sous peine des plus graves désagréments, il est absolument nécessaire de toujours tenir le milieu. Comme il était évident que le reste de la journée ne suffirait pas à la visite des ruines, nous nous mîmes en quête d'une auberge où passer la nuit. Malheureusement une auberge n'était pas chose facile à découvrir à Girgenti la magnifique. Notre ami Ciotta nous conduisit dans deux bouges qui se donnaient insolemment ce nom; mais, après une longue conversation avec l'hôte de l'un et l'hôtesse de l'autre, nous découvrîmes qu'à la rigueur nous trouverions à nous nourrir un peu, mais pas du tout à nous coucher. Enfin, une troisième hôtellerie remplit les deux conditions réclamées par nous à la grande stupéfaction des Agrigentins, qui ne comprenaient rien à une pareille exigence. Nous nous hâtâmes en conséquence d'arrêter la chambre et les deux grabats qui la meublaient, et, après avoir commandé notre dîner pour six heures du soir, nous secouâmes les puces dont nos pantalons étaient couverts, et nous nous mîmes en chemin pour visiter les ruines de la ville de Cocalus.
Je dis Cocalus sur la foi de Diodore de Sicile: entendons-nous bien, car avec les savants ultramontains il faut mettre les points sur les i. Une erreur de date, une faute de typographie, ont de si graves inconvénients dans la patrie de Virgile et de Théocrite, qu'il faut y faire attention. Un pauvre voyageur inoffensif met sans penser à mal un a pour un o ou un 5 pour un 6; tout à coup il disparaît, on n'en entend plus parler; la famille s'inquiète, le gouvernement informe et on le trouve enseveli sous une masse d'in-folios, comme Tarpeïa sous les boucliers des Sabins. Si on l'en tire vivant, il se sauve à toutes jambes, et on ne l'y reprend plus; mais pour le plus souvent il est mort, à moins que, comme Encelade, il ne soit de force à secouer l'Etna. Je dis donc Cocalus comme je dirais autre chose, sans la moindre prétention à faire autorité.
Cocalus régnait à Agrigente lorsque Dédale vint s'y réfugier avec tous les trésors qu'il emportait de Crète. Ces trésors étaient si considérables que le célèbre architecte demanda à son hôte la permission de bâtir un palais pour les y renfermer. Cocalus, qui avait de la terre de reste, lui dit de choisir l'endroit qui lui conviendrait le mieux, et de faire sur cet endroit ce que bon lui semblerait. L'auteur du labyrinthe choisit un rocher escarpé, accessible sur un seul point, et encore fortifia-t-il ce point de telle façon que quatre hommes suffisaient pour le défendre contre une armée.
Ceci se passait quelques années avant la guerre de Troie. Mais, comme ces ruisseaux qui s'enfoncent sous terre en sortant de leur source pour reparaître fleuves quelques lieues plus loin, la ville naissante disparaît pendant deux ou trois siècles dans l'obscurité des temps, pour briller dans les vers de Pindare, sous le nom de reine des cités. Alors, si l'on en croit Diogène de Laerce, sa population était de huit cent mille âmes, et si l'on s'en rapporte à Empédocle, cette population, entre autres défauts, portait ceux de la gourmandise et de l'orgueil si loin, qu'elle mangeait, disait-il, comme si elle devait mourir le lendemain, et qu'elle bâtissait comme si elle devait vivre toujours. Aussi, comme Empédocle était un philosophe, c'est-à-dire un personnage probablement fort insociable, il quitta cette ville de cuisiniers et de maçons pour aller s'installer sur le mont Etna, où il vécut de racines, dans une petite tour qu'il se bâtit lui-même. On sait qu'un beau matin, dégoûté sans doute de cette nouvelle résidence comme il l'avait été de l'ancienne, il disparut tout à coup, et qu'on ne retrouva de lui que sa pantoufle.
Une centaine d'années auparavant, comme chacun sait, Phalaris, chargé par ses concitoyens de la construction du temple du Jupiter Polien, avait profité des sommes énormes mises à sa disposition pour réunir une petite armée et surprendre les Agrigentins. Ce projet liberticide, exécuté avec succès pendant la célébration des fêtes de Cérès, mit les Agrigentins au désespoir. Aussi firent-ils quelques tentatives pour se délivrer de leur tyran. Mais celui-ci, qui était homme d'imagination, commanda à un artiste de l'époque un taureau d'airain deux fois grand comme nature, et dont la partie postérieure devait s'ouvrir à l'aide d'une clef. Au bout de trois mois le taureau fut fini; au bout de quatre une révolte éclata. Phalaris fit arrêter les chefs, ordonna d'amasser une grande quantité de bois sec entre les jambes du taureau, y fit mettre le feu, et lorsqu'il fut rouge, on ouvrit le monstre, et on y enfourna les rebelles. Comme il avait eu le soin d'ordonner que la gueule du taureau fût tenue ouverte, le peuple, qui assistait à l'exécution, put entendre par cette issue les cris que poussaient les patients, et qui semblaient les mugissements du taureau lui-même. Ce genre d'exécutions, renouvelé cinq ou six fois dans l'espace de dix-huit mois, eut un résultat des plus satisfaisants. Bientôt les révoltes devinrent de plus en plus rares; enfin, elle cessèrent tout à fait, et Phalaris régna, grâce à son ingénieuse invention, tranquille et respecté pendant l'espace de trente et un ans. Après sa mort, quelques critiques, jaloux de sa gloire, dirent bien que son taureau d'airain n'était qu'une contrefaçon du cheval de bois, mais il n'en est pas moins vrai que, malgré cette accusation, qui au fond ne manquait peut-être pas de quelque vérité, la gloire de l'invention finit par lui en rester tout entière.
L'époque qui suivit le règne de Phalaris fut l'ère brillante des Agrigentins. C'était à qui parmi eux ferait assaut de luxe et de magnificence. Un simple particulier, nommé Exenetus, vainqueur aux jeux, rentra dans la ville suivi de trois cents chars, tramés chacun par deux chevaux blancs élevés dans ses pâturages. Un autre, nommé Gellias, avait des domestiques stationnant à chaque porte de la ville, et dont la mission était d'amener tous les voyageurs qui passaient par Agrigente dans son palais, où les attendait une splendide hospitalité. Cinq cents cavaliers de Gela ayant traversé Agrigente dans le mois de janvier, et ayant été amenés à Gellias par ses domestiques, furent logés et nourris par lui pendant trois jours, et reçurent au moment de leur départ chacun un manteau. Gellias était en outre, s'il faut en croire la tradition, un homme de beaucoup d'esprit, ce qui, on le comprend bien, ne gâtait rien à l'hospitalité qu'on recevait chez lui. Aussi les Agrigentins, ayant eu quelques intérêts à régler avec la petite ville de Centuripa, le chargèrent de se rendre auprès d'eux et de terminer l'affaire. Gellias partit aussitôt et se présenta à l'assemblée des Centuripes. Mais comme, à ce qu'il paraît, il était haut à peine de quatre pieds et demi, et en outre assez mal pris dans sa petite taille, des éclats de rire accueillirent son apparition et un des assistants, plus impertinent que les autres, se chargea même de lui demander, au nom de l'assemblée, si tous ses concitoyens lui ressemblaient.-Non pas, messieurs, répondit Gellias. Il y a même à Agrigente de fort beaux hommes: seulement on les réserve pour les grandes républiques et pour les villes illustres; aux petites villes et aux républiques de peu de considération on leur envoie des hommes de ma taille.-Cette réponse abasourdit tellement les railleurs, que Gellias obtint de l'assemblée tout ce qu'il désirait, et eut la gloire de régler les intérêts d'Agrigente, au plus grand avantage de la chose publique.
Cependant, Carthage, qui de l'autre côté de la mer voyait Agrigente grandir en richesse et en population, comprit qu'elle devait l'avoir pour amie fidèle ou pour ennemie déclarée dans la longue lutte qu'elle venait d'entreprendre contre Rome. Non seulement les Agrigentins refusèrent l'alliance des Carthaginois, mais encore ils se déclarèrent leurs ennemis. Aussitôt Annibal et Amilcar traversèrent la mer, et vinrent mettre le siège devant la ville. Les Agrigentins jugèrent alors qu'il serait à propos de réformer quelque chose de ce luxe devenu proverbial dans l'univers entier, et décidèrent que les soldats de garde à la citadelle ne pourraient avoir plus d'un matelas, d'une couverture et de deux oreillers. Malgré cette ordonnance lacédémonienne, Agrigente fut forcée de se rendre après huit ans de siège.
Alors toutes ses richesses devinrent la proie du vainqueur: tableaux, statues, vases précieux, tout fut envoyé à Carthage. Il n'y eut pas jusqu'au fameux taureau d'airain de Phalaris qui ne traversât la mer pour aller embellir la ville de Didon. Il est vrai que, deux cent soixante ans plus tard, lorsque Scipion à son tour eut pris et pillé Carthage, comme Amilcar avait pris et pillé Agrigente, le taureau repassa la mer et fut vendu aux Agrigentins, qui avaient pour lui une affection dont on se rend difficilement compte, quand on examine les rapports peu agréables que Phalaris les avait forcés d'avoir ensemble.
Malgré cette restitution et la protection dont la couvrit Rome, Agrigente ne se releva jamais de sa chute, et ne fit que décroître jusqu'au moment où elle perdit jusqu'à son nom. Aujourd'hui, Girgenti, pauvre fille mendiante d'une race royale, ne couvre guère que la vingtième partie du sol que couvrait sa gigantesque aïeule, et compte treize mille âmes végétant à grand-peine là où florissait un million d'habitants; ce qui n'empêche pas, comme je l'ai déjà dit, qu'entre Messine la Noble et Païenne l'Heureuse, elle ne s'intitule pompeusement Girgenti la Magnifique.
La première chose qui nous frappa en sortant de la ville, fut la porte même sous laquelle nous passions, et qui est évidemment une construction sarrasine. Je voulus commencer, en face de ce monument de la conquête arabe, à mettre à l'épreuve la science patentée de notre guide, et je lui demandai s'il savait è quel siècle remontait cette porte; niais le brave Ciotta se contenta de me répondre qu'elle était fort vieille et que, comme elle faisait mauvais effet, on allait l'abattre par l'ordre de monsieur l'intendant, et la remplacer par une autre d'ordre dorique grec. Je m'informai alors du nom du digne intendant, et j'appris qu'il s'appelait Vaccari. Dieu lui fasse la paix!
Nous laissâmes à notre gauche la roche Athénienne, la plus élevée des montagnes qui dominaient l'antique Agrigente, et au sommet de laquelle étaient bâtis les temples de Jupiter Atabyrius et de Minerve. Un instant nous eûmes l'intention d'y monter; mais notre guide nous ayant appris qu'il n'y avait rien autre chose à y voir qu'un assez beau panorama, nous remîmes l'ascension à un autre voyage, et nous nous acheminâmes vers le temple de Proserpine, à laquelle les Agrigentins avaient voué une grande dévotion. Ce temple est à peu près aussi invisible que celui de Jupiter Atabyrius; seulement, sur ses fondations a poussé une petite église. A cent pas d'elle coule un fumicello, qui, après s'être appelé l'Acragas et le Dragon, se nomme tout modestement aujourd'hui la rivière Saint-Blaise: c'est la même, au reste, qui, dans l'antiquité, séparait l'antique Agrigente de Neapolis, ou la ville neuve.
Nous suivîmes l'enceinte des murs encore fort visibles, et nous nous trouvâmes bientôt à l'angle du rempart où était bâti le temple de Junon-Lucine, qui s'élève, soutenu par trente-quatre colonnes d'ordre dorique, au-dessus d'un précipice taillé à pic. Une tradition, accréditée par Fazzello, veut que ce soit dans ce temple que s'était retiré, lors de la prise d'Agrigente, Gellias avec sa famille et ses trésors. Selon la même tradition, la teinte rougeâtre qui colore les pierres viendrait du feu mis par Gellias lui-même, et qui le brûla, lui et tous les siens. Il est vrai que Diodore, qui rapporte le même fait, dit qu'il se passa dans le temple du Jupiter-Atabyrius.
C'était dans ce temple qu'était suspendu le fameux tableau de Xeuxis, mentionné par Pline, chanté par l'Arioste, et pour lequel l'artiste avait fait passer devant lui cent femmes nues, afin de choisir parmi elles les cinq plus parfaites qui devaient lui servir de modèles. Il en résulta que la figure de la déesse était la quintessence de toutes les perfections différentes réunies en une seule. Au reste, comme Xeuxis avait pris goût à cette manière de travailler, il renouvela l'expérience pour son Hélène de Crotone et pour sa Vénus de Syracuse.
Malgré le soleil véritablement africain qui dardait d'aplomb sur nos têtes, Jadin s'assit pour me faire un dessin du temple, tandis que je me mis à la recherche des grenades. Je ne tardai pas à trouver un buisson au milieu duquel il en restait deux ou trois magnifiques; mais, au moment où j'y enfonçai la main, il me sembla entendre un sifflement, et voir se balancer une tête illuminée de deux yeux ardents. En effet, c'était un serpent, qui s'était enroulé autour du tronc principal, et qui, nouveau dragon des Hespérides, s'apprêtait à défendre les fruits que je convoitais. Un coup de bâton frappé sur le buisson lui fit quitter son poste pour se réfugier dans de grandes herbes qui poussaient à quelques pas de là; mais, avant qu'ils les eût atteintes, Milord, qui m'avait suivi, avait sauté dessus, et lui avait cassé les reins d'un coup de dent. Comme, tout blessé à mort qu'il était, il se redressait encore pour mordre Milord, je lui cassai la tête d'un coup de fusil. Nous le mesurâmes alors, Ciotta et moi: il avait un peu plus de cinq pieds de long. La digne cicérone m'assura, sans doute pour me flatter, que c'était un des plus grands qu'il eût jamais vus. Je reviens à mes grenades, que je rapportai en triomphe à Jadin, tandis que Ciotta me suivait, traînant le monstre par la queue.
Du temple de Junon-Lucine, nous passâmes à celui de la Concorde, le plus beau et le moins endommagé des deux. Une pierre retrouvée parmi les ruines, et que l'on conserve dans la maison commune de Girgenti, lui a fait donner ce nom. Voici l'inscription qu'elle portait, et que j'ai copiée en laissant aux mots leur disposition:
Concordiae Agrigenti-
norum Sacrum.
Respublica lylibitano-
rum Dedicantibus
M. Haterio Candido Procos
Et L. Cornelio Marcello Q.
PR. PR.
Nous commençâmes par visiter l'intérieur de ce monument vraiment magnifique, et dans lequel on entre par une porte ouverte au centre du pronaos. La cella, large de trente pieds et longue de quatre-vingt dix, est parfaitement conservée: deux escaliers sont pratiqués dans l'intérieur des murailles, et, par l'un d'eux, on peut encore monter facilement jusqu'aux combles.
En 1620, le temple de la Concorde fut converti en église chrétienne et dédié à San-Gregorio della Rupe, évêque de Girgenti. Alors on appropria le temple à sa nouvelle destination, et l'on perça les six portes cintrées qui donnent sur le péristyle; mais, vers la fin du dernier siècle, on regarda ce mariage de la mythologie et du christianisme comme une double profanation artistique et religieuse: toute trace de l'église moderne disparut, et si le dieu antique revenait, il trouverait, à peu de chose prés, son temple tel qu'il est sorti des mains de son architecte inconnu.
Lorsque je descendis des combles, je trouvai Jadin à la besogne. Je profitai de la station pour me laisser glisser au bas des remparts et aller visiter les tombeaux creusés dans les murailles: c'étaient ceux des guerriers que les Agrigentins avaient l'habitude d'enterrer ainsi pour que, quoique morts, ils gardassent encore la ville. Pendant le siège, les Carthaginois les ouvrirent et jetèrent aux vents les cendres qu'ils renfermaient; mais, quelque temps après, la peste s'étant déclarée, et Annibal leur chef étant mort, Amilcar attribua l'apparition du fléau à cette profanation, et, pour apaiser les dieux, sacrifia un enfant à Saturne et plusieurs prêtres à Neptune. Les dieux furent satisfaits de cette réparation, et la peste s'en alla un beau matin comme elle était venue.
Je voulus remonter par le même chemin que j'avais suivi en descendant, mais la chose était impossible; je fus forcé de côtoyer les remparts sur une longueur de cinq cents pas à peu près, et de rentrer par l'ouverture qui a gardé le nom de Porte-Dorée et qui est située entre le temple d'Hercule et celui de Jupiter Olympien, Comme la nuit s'avançait, je remis la visite de ces deux merveilles au lendemain. A moitié chemin du temple de la Concorde, je rencontrai Jadin qui avait plié bagage et qui venait au devant de moi. Nous nous engageâmes dans une rue de la vieille ville toute bordée de tombeaux, et nous nous acheminâmes vers Girgenti, dont nous étions éloignés d'une demi-lieue à peu près.
Avec le changement de lumière, la ville avait changé d'aspect; le soleil, prêt à s'abaisser à l'horizon, se couchait derrière Girgenti, qui, assise au haut de son rocher, se détachait en vigueur sur un ciel de feu, pareille à une des ces villes babyloniennes que rêve Martyn. A gauche était la mer d'Afrique, calme, azurée, immense; derrière nous les temples de Junon-Lucine et de la Concorde; enfin, sous nos pieds, conservant la trace des chars, la voie antique, la même qui avait été foulée, il y a deux mille ans, par ce peuple disparu dont nous côtoyions les tombeaux.
A mesure que nous approchions de la ville, le grandiose s'effaçait, et Girgenti nous réapparaissait telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire comme un amas confus de maisons sales et mal bâties. Cependant, à trois cents pas de la porte, une autre illusion nous attendait. De jeunes filles du peuple venaient puiser de l'eau à une fontaine, et remportaient sur leurs têtes ces belles cruches d'une forme longue, comme on en retrouve dans des dessins d'Herculanum et dans les fouilles de Pompeïa; c'étaient, comme je l'ai dit, des filles du peuple couvertes de haillons, mais ces haillons étaient drapés d'une manière simple et grande, mais le geste avec lequel elle soutenaient l'amphore était puissant, mais enfin, telles qu'elles étaient, à moitié nues, non point par coquetterie, mais par misère, c'étaient encore les filles de la Grèce, dégénérées, abâtardies, sans doute, dans lesquelles cependant il était facile de retrouver encore quelque trace du type maternel. Deux d'entre elles, sur notre invitation transmise par Ciotta, posèrent complaisamment pour Jadin, qui en fit deux croquis qu'on croirait des copies de peintures antiques.
Nous trouvâmes à l'hôtel un moderne Gellias, qui, ayant appris notre arrivée, nous attendait pour nous offrir l'hospitalité: c'était l'architecte de la ville, monsieur Politi, homme fort aimable, dont la vie tout entière est consacrée à l'étude des antiquités au milieu desquelles il vit. Quelque envie que nous eussions de profiter de son offre, nous la refusâmes; pour ne point faire trop de peine à notre hôte, qui avait visiblement fait de grands frais à l'endroit de notre réception, nous déclarâmes à monsieur Politi, que pour tout le reste, nous réclamions son obligeance.
Monsieur Politi nous répondit en se mettant à notre entière disposition. Nous en profitâmes à l'instant même en lui demandant des renseignements sur la manière dont nous devions gagner Palerme.
Il y avait deux moyens d'arriver a ce but: le premier était celui des côtes avec notre speronare; le second était de couper diagonalement la Sicile de Girgenti à Palerme. Le premier nécessitait quinze ou dix-huit jours de navigation, le second trois jours seulement de cavalcade. De plus il nous montrait l'intérieur de la Sicile dans toute sa solitude et sa nudité; il n'y avait donc pas à balancer comme économie de temps et gain de pittoresque. Nous choisîmes le second. Un seul inconvénient y était attaché. La route, nous assura monsieur Politi, était infestée de voleurs, et quinze jours auparavant, un Anglais avait été assassiné entre Fontana-Fredda et Castro-Novo. Nous nous regardâmes, Jadin et moi, et nous nous mîmes à rire.
Depuis que nous étions en Italie, nous avions sans cesse entendu parler de bandits sans jamais avoir aperçu l'ombre d'un seul. D'abord, je l'avouerai, ces récits terribles de voyageurs dévalisés, mis à rançon, assassinés, que nous avaient faits les conducteurs de voitures pour ne pas marcher la nuit, ou les maîtres d'auberge pour nous engager à prendre une escorte sur laquelle on leur fait une remise, avaient produit sur nous quelque sensation. En conséquence, les premières fois, nous nous étions prudemment arrêtés où nous nous trouvions; puis, les autres, nous étions partis avec quelque crainte; enfin, voyant qu'on parlait toujours d'un danger qui ne se réalisait jamais, nous avions fini par rire et voyager à toute heure, sans prendre d'autre précaution que de ne jamais quitter nos armes. Plus tard, à Naples, on nous avait promis positivement que nous ne quitterions pas la Sicile sans rencontrer ce que nous avions cherché inutilement ailleurs, et, depuis que nous étions en Sicile, comme à Naples, comme à Rome, comme à Florence, nous n'avions encore trouvé de véritables détrousseurs de grand chemin que tes aubergistes. Il est vrai qu'ils faisaient la chose en conscience.
La crainte de monsieur Politi nous parut donc tant soit peu exagérée, et nous lui dîmes que, ce qu'il nous présentait comme un obstacle étant un attrait de plus, nous choisissions définitivement la route de terre. Comme cette réponse, pour ne point paraître une espèce de forfanterie, nécessitait une explication, nous lui dîmes ce qui nous était arrivé jusque-là, le bonheur que nous avions eu de ne faire aucune mauvaise rencontre, et le désir que nous aurions, ne fût-ce que pour donner à notre voyage le charme de l'émotion, de faire connaissance avec quelque bandit.
-Pardieu! nous dit monsieur Politi, n'est-ce que cela? J'ai votre affaire sous la main.
-Vraiment?
-Oui; seulement c'est un voleur en retraite, un bandit réconcilié, comme on dit. Il est muletier à Palerme, il vient d'amener ici deux Anglais. Si vous voulez le prendre, il a deux bonnes mules de retour, et avec lui vous aurez au moins l'avantage, si vous rencontrez des bandits, de pouvoir traiter. En sa qualité d'ancien confrère, ces messieurs lui font des avantages qu'ils ne font à personne.
-Et cet honnête homme est à Girgenti? m'écriai-je.
-Il y était ce matin encore, et à moins qu'il ne soit parti depuis ce moment, ce dont je doute, nous pouvons l'envoyer chercher.
-A l'instant même, je vous en prie.

Monsieur Politi appela le garçon et lui dit d'aller chercher Giacomo Salvadore de sa part, et de l'amener à l'instant même. Dix minutes après, le garçon reparut, suivi de l'individu demandé.
C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, qui, sous son costume de paysan sicilien, avait conservé une certaine allure militaire. Il avait sur la tête un bonnet de laine grise brodé de rouge, de forme phrygienne; quant au reste de son accoutrement, il se composait d'un gilet de velours bleu, duquel sortaient des manches de chemise de grosse toile dont les poignets étaient bordés de rouge comme le bonnet, d'une ceinture de laine de différentes couleurs qui lui ceignait la taille, d'une culotte courte de velours pareil à celui du gilet; enfin il avait pour chaussure des espèces de bottes à retroussis ouvertes sur le côté. Le tout se détachait sur un manteau de couleur rougeâtre brodé de vert, qui, jeté sur une de ses épaules seulement, pendait derrière lui et donnait à son aspect quelque chose de pittoresque.
Monsieur Politi nous avait priés de ne faire aucune allusion à la première profession du signor Salvadore, et de nous contenter purement et simplement, dans cette première entrevue, de débattre nos prix et de faire notre accord. Nous lui avions promis de nous tenir dans les bornes de la plus stricte convenance.
Comme l'avait pensé monsieur Politi, le muletier, en voyant débarquer le matin deux étrangers, s'était dit qu'il ne perdrait pas son temps à attendre. Il est vrai que quelquefois, il l'avouait lui-même, il avait été trompé dans un calcul pareil, et qu'il avait rencontré des âmes timorées qui avaient préféré, pour traverser trois jours de désert, une autre compagnie que celle d'un ex-voleur; mais aussi, dans d'autres circonstances, comme par exemple dans celle où nous nous trouvions, il avait été dédommagé de sa peine. Somme toute, il était presque sûr de son affaire quand les voyageurs étaient Anglais ou Français; les chances se balançaient quand le voyageur était Allemand; mais, si le voyageur était Italien, il ne prenait pas même la peine de se présenter et de faire ses ouvertures; il savait d'avance qu'il était refusé.
La discussion ne fut pas longue. D'abord Salvadore, fier comme un roi, avait l'habitude d'imposer les conditions et non de les recevoir. Comme ces conditions se bornaient à deux piastres par mule et à deux piastres pour le muletier, en tout, et y compris la mule qui portait le bagage, huit piastres, ces arrangements nous parurent si raisonnables, que nous arrêtâmes immédiatement mules et muletier pour le surlendemain matin, moyennant lequel accord Salvadore nous donna deux piastres d'arrhes.
Ceci est encore une chose remarquable, que, par toute l'Italie, ce sont les vetturini qui donnent des arrhes aux voyageurs et non les voyageurs qui donnent des arrhes aux vetturini.
Monsieur Politi demanda alors à Salvadore s'il croyait qu'il y eût quelque danger pour nous sur la route. Salvadore répondit que, quant au danger, il n'y en avait pas, et qu'il pouvait en répondre. A un seul endroit peut-être, c'est-à-dire à une lieue et demie ou deux lieues de Castro-Novo, nous aurions quelque négociation à entamer avec une bande qui avait fait élection de domicile dans les environs; mais, en tout cas, Salvadore répondait que le droit de passage qu'on exigerait de nous, en supposant même qu'on l'exigeât, ne s'élèverait pas à plus de dix ou douze piastres. C'était, comme on le voit, une misère qui ne valait pas la peine qu'on s'en occupât.
Ce point posé, nous remplîmes un verre de vin que nous présentâmes à Salvadore, et nous trinquâmes à notre heureux voyage.
Tout était arrêté, il ne s'agissait plus que de donner avis au capitaine Arena de la résolution que nous avions prise, afin qu'il fît le tour de la Sicile avec son bâtiment et vînt nous rejoindre à Palerme. En conséquence, on me chercha un messager qui, moyennant une demi-piastre, se chargea de porter ma dépêche jusqu'au port. Elle contenait l'invitation à notre brave patron de venir nous parler le lendemain avant neuf heures, et la désignation de quelques objets de première nécessité, qui devaient constituer notre bagage de voyageurs, et à l'aide desquels nous attendrions tant bien que mal, à Palerme, le reste de notre roba.
Sur ce, monsieur Politi, voyant que nous paraissions fort désireux de gagner notre chambre, prit congé de nous en s'offrant d'être en personne notre cicerone pour le lendemain, et en nous priant de prévenir notre hôte que nous dînions ce jour-là en ville.

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