Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XI
Gibraltar

La chose qui nous avait le plus frappés, pendant que nous jetions l'ancre dans le porte de Gibraltar, c'était un poste d'écossais placé à notre gauche sur une plate-forme assez élevée pour que la sentinelle qui se promenait et deux ou trois soldats qui causaient à distance se détachassent en vigueur sur un fond de ciel orangé. Pour nous autres, l'écossais, avec son costume si en arrière ou si en avant de notre civilisation, n'existe que dans les romans de Walter Scott, et voilà que, tout à coup, à l'autre bout du monde européen, nous nous trouvions en face de cette fantastique réalité. Ce fut une espèce de joujou qui, grâce à la longue-vue du capitaine, nous amusa fort pendant quelques instants. Puis nous revînmes à Gibraltar.
Je comprends que les anciens aient fait de Gibraltar une des colonnes d'Hercule. Il était effectivement assez difficile de comprendre comment était venu là ce monolithe de quinze cents pieds de haut qui ne se rattache à rien, ne se relie à rien et semble tombé du ciel ou poussé de la terre. C'est, à la première vue, un sphinx couché au bord de l'eau, dont la croupe se rattache à l'Europe, tandis que sa tête regarde l'Afrique ; ses pattes, allongées devant lui, forment la pointe la plus avancée de notre continent. Toutes ces rugosités qu'on aperçoit sur sa peau, toutes ces verrues qui courent sur ses pattes, ces pois chiches qui émaillent son nez comme celui de Cicéron, ce sont des maisons, des bastilles, des forts. Les fourmis qui courent au milieu de tout cela, montant, descendant, rampant, ce sont des hommes.
Pendant que nous cherchions quelle énigme pouvait proposer aux vaisseaux voyageurs ce sphinx gigantesque, la santé, s'étant assurée que nous n'avions ni le choléra, ni la fièvre jaune, ni la peste, nous délivrait l'autorisation de descendre à terre.
Je voulus prendre un fusil, comme d'habitude, mais on me déclara que les étrangers n'étaient point armés dans Gibraltar. Je voulus, de peur d'accident, décharger l'arme sur un goéland qui me paraissait bien confiant pour un goéland anglais ; mais on m'arrêta en me disant qu'on ne tirait point de coups de fusil dans le port de Gibraltar. Je baissai humblement la tête et je descendis dans la barque qui devait nous conduire à terre. De la barque, nous pûmes voir une ligne de fortifications nouvelles que l'on creusait dans la mer même.
En abordant à la jetée, j'envoyai un dernier coup d'œil à Algésiras, qui reluisait au bord de la mer comme un immense poisson qui sortirait à moitié de l'eau son dos argenté. Je sentais qu'en entrant dans Gibraltar je quittais l'Espagne.
En effet, Tanger, que nous venions de voir, était bien plus espagnol que Gibraltar. à peine la porte franchie, nous fûmes transportés en Angleterre. Plus de pavés pointus, plus de maisons à grilles et à jalousies vertes, plus de ces charmants patios avec des fontaines de marbre au milieu des boutiques : des marchands de toiles, des couteliers, des armuriers, des hôtels aux armes de la Grande-Bretagne, des trottoirs avec des femmes blondes, des officiers rouges avec des chevaux anglais. Le Petit Poucet nous avait prêté ses bottes, et à chaque pas que nous avions fait depuis le pont du Véloce, nous avions franchi sept lieues.
Nous entrâmes dans un restaurant. Nous mangeâmes des biftecks saignants, des sandwichs, du beurre ; nous arrosâmes le tout d'ale et de porter. Puis, après le déjeuner, nous demandâmes un verre de malaga qu'on fut obligé d'aller nous chercher hors du café. En échange, on nous servit du thé auquel il n'y avait rien à reprendre : c'était du plus pur pékao à pointes blanches.
Nous avions fait demander au gouverneur la permission de lui présenter nos hommages. Le gouverneur était sorti à cheval. Nous profitâmes de ce sursis pour parcourir la ville.
En pénétrant dans certaines rues, nous nous éloignâmes un instant de l'Angleterre pour nous rapprocher, soit de l'Espagne, soit de l'Afrique, soit de la Judée ; en effet, Espagnols, Arabes et Juifs complètent la population de Gibraltar.
J'oubliais les singes, je reviens à eux : à tout seigneur tout honneur. La première chose que demandent généralement les Français en arrivant à Gibraltar, c'est qu'on leur montre les singes. Non pas des singes dans une cabane, comme chez moi, dans une maison comme chez monsieur de Rothschild, ou dans un palais comme au Jardin des Plantes, mais des signes en pleine et entière liberté, des singes courant par la montagne, sautant de rocher en rocher, bondissant d'un arbre à un autre et descendant parfois en faisant la culbute jusque dans la ville. En effet, Gibraltar est le seul point de notre continent où les singes aient fait élection de domicile. Comme les Arabes, ils sont passés d'Abyla à Calpé ; mais, plus prudents qu'eux, ils ne se sont aventurés ni en Espagne, ni en France ; aussi n'ont-ils trouvé ni Charles Martel, ni Ferdinand ; il en résulte qu'ils ont conservé leur conquête.
Il est vrai, qu'intrigants qu'ils sont, ils ont trouvé le moyen de se rendre utiles. Les Anglais avaient transporté des baromètres à Gibraltar. Mais, au milieu de ce brouillard factice, les pauvres instruments se sont trouvés tout désorientés ; ne comprenant rien à cette lutte de la vapeur et du soleil, ils n'osaient s'aventurer ni vers le beau fixe, ni vers la pluie, et demeuraient au variable, ce qui ne voulait rien dire du tout. Les singes saisirent le joint et se firent baromètres.
Calpé a deux versants : un côté oriental, un côté occidental. Si le temps est au beau fixe, les singes passent à l'occident ; si le temps menace de pluie ou de tempête, les singes passent à l'orient.
On comprend qu'une fois investis de fonctions si importantes, les singes devinrent aussi sacrés à Gibraltar que le sont les cigognes en Hollande et les ibis en égypte. Il y a donc des peines très sévères pour tout Gibraltarien qui tuerait un singe.
Comme le temps était au beau fixe, nous nous acheminâmes vers une charmante promenade située sur le versant occidental de la montagne ; s'il y avait chance de rencontrer un callitriche ou un macaque, c'était de ce côté-là.
Je voudrais pour tout au monde pouvoir vous dire, Madame, que j'ai été assez heureux pour apercevoir le plus petit quadrumane, mais la vérité l'emporte, comme toujours, et je suis forcé d'avouer que ce fut inutilement que, ma lunette à la main, je jouai le rôle de l'astrologue de La Fontaine. Heureusement qu'il n'y a pas de puits à Gibraltar.
Cette obstination à regarder en l'air me rendait fort injuste pour la promenade que je foulais aux pieds et qui est certainement un des plus curieux composés de terre, d'arbres et de fleurs qu'il y ait au monde. En effet, les fleurs viennent d'Angleterre, les arbres de France, la terre je ne sais d'où ; tout a été apporté à fond de cale, à dos de mulets ou à brouette d'hommes. Malheureusement, le tout est parsemé de boulets, émaillé de canons, hérissé de factionnaires.
Heureusement qu'au delà de ces factionnaires, de ces canons, de ces boulets, il y a la mer, la mer mouvante, limpide et bleue, dont il n'y a pas moyen de changer la forme ou la couleur. Sans cela, il y a longtemps que le détroit de Gibraltar serait gris et trouble comme la Manche.
Des rampes conduisent par des pentes assez douces jusqu'au haut de la montagne. Trois cavaliers descendaient une de ces rampes. On nous les signala comme étant le gouverneur et deux aides de camp. Nous jugeâmes qu'il rentrait chez lui et, disant adieu du même coup, à regret, aux singes que nous n'avions pas vus assez, et avec plaisir aux boulets, aux canons et aux factionnaires que nous avions trop vus, nous nous acheminâmes vers le Gouvernement.
Peut-être vous étonnerez-vous, Madame, de cet acharnement que je mettais, moi, coutumier du fait, à visiter un gouverneur quelconque, et surtout le gouverneur de Gibraltar ; c'est que j'ai oublié de vous dire, Madame, comment se gouverneur s'appelait. Il s'appelait sir Robert Wilson.
Vous êtes si jeune, Madame, que ce nom, qui doit être en vénération à tous les Français de mon âge, n'éveille peut-être pas chez vous le moindre souvenir. En effet, Madame, les événements auxquels sir Robert Wilson prit part se passaient en 1815, c'est-à-dire dix années à peu près avant votre naissance.
Le bruit du désastre de Waterloo retentissait encore dans le monde comme celui d'un vaste écroulement. Le Northumberland se détachait des côtes d'Angleterre, emportant à Sainte-Hélène ce génie éperdu qui, dans un moment de folie, avait été demander asile à ses plus mortels ennemis. Louis XVIII, absent depuis trois mois, venait de rentrer aux tuileries, une liste de proscriptions à la main. Sur cette liste, trois noms étaient écrits en lettres rouges, en lettres de sang.
C'étaient les noms de Labédoyère, de Ney et de Lavalette. Tous trois furent condamnés à mort : le premier, par un conseil de guerre ; le second, par la chambre des Pairs ; le troisième, par un jury.
Labédoyère et Ney étaient tombés tous deux ; le bruit deux fois répété de la fusillade avait retenti dans Paris. Lavalette restait seul accusé ; on avait espéré que le jury l'acquitterait ; condamné, on comptait sur sa grâce. On s'était trompé la première fois, on se trompait la seconde. Les 21, 22 et 23 septembre 1815 furent des jours terribles pour tout Paris. La Cour de cassation avait rejeté le pourvoi le 20. L'exécution a lieu d'habitude dans les trois jours. Cette fois, ce n'était pas la fusillade, cette mort militaire que le condamné regarde en face, à laquelle il commande, et qui n'entraîne point la honte avec elle. Cette fois, c'était la mort en public, en Grève, sur l'échafaud, la mort hideuse avec les bourreaux, la planche et le couperet. Lavalette, comme ancien aide de camp de Bonaparte, avait demandé à être fusillé, mais Louis le Désiré avait trouvé la faveur trop grande et l'avait refusée.
C'était le 24 au matin que la fête sanglante devait avoir lieu. Dès le point du jour, les ponts, les quais, la place s'emplirent. L'échafaud a ses habitués ; innocente ou coupable, c'est toujours une tête qui tombe et le spectacle est toujours le même. Cependant, cette fois, la foule était sombre, l'attente était silencieuse, la curiosité craintive.
Tout à coup, un murmure étrange, un frissonnement inattendu courut par tout ce peuple et finit par éclater en cris joyeux. Quand le bourreau était entré le matin pour venir prendre le condamné, il n'avait plus trouvé qu'une femme.
Cette femme des jours anciens, cette Romaine du dix-neuvième siècle, c'était madame de Lavalette. La veille, elle était venue souper avec le condamné ; elle lui avait amené sa fille. Le complot était entre les deux femmes, complot saint et sacré dans lequel il s'agissait de sauver un père et un mari.
à huit heures du soir, monsieur de Lavalette, vêtu des habits de sa femme, était sorti de la Conciergerie appuyé au bras de sa fille. Une chaise à porteur les attendait dans la cour et les avait emportés tous deux. Les portiers, qu'on avait retrouvés et qui n'étaient pas du complot, avaient conduit les deux femmes jusque sur le quai des Orfèvres, en face de la petite rue de Harlay.
Là, un homme avait arrêté la chaise, avait ouvert la portière et avait dit : « Vous savez, madame, que vous avez une visite à faire au président. » La plus petite des deux femmes était restée dans la litière, la plus grande était descendue, avait pris le bras de l'homme et s'était enfoncée avec lui dans la ruelle. Un instant après, on avait entendu le bruit d'un cabriolet s'éloignant au galop. Voilà tout ce qu'on savait.
Je me trompe, on savait quelque chose encore : c'est que monsieur de Lavalette n'avait point quitté Paris.
Ainsi, cette nouvelle de la fuite n'était qu'une péripétie de ce grand drame. D'un moment à l'autre, le fugitif pouvait être découvert, et alors avait lieu ce dénouement seulement retardé et devenu plus palpitant d'intérêt par ce retard même.
L'attente fut longue. Elle dura trois mois et demi. Enfin, vers le 15 janvier, le bruit se répandit que Lavalette était sauvé, qu'il avait quitté non seulement Paris, mais la France. Personne ne crut à cette fuite. Les détails étaient fabuleux. Monsieur de Lavalette avait quitté Paris à huit heures du matin dans un wisky sans capote, conduit par un colonel anglais. Ce colonel anglais avait traversé toute la France avec monsieur de Lavalette et ne l'avait quitté qu'à Mons, c'est-à-dire de l'autre côté de la frontière, et lorsqu'il était en parfaite sûreté.
Et chacun, pour donner créance à cet incroyable événement, répétait le nom de cet Anglais qui avait sauvé un Français de cet ennemi plus impitoyable pour le condamné que ne l'avaient été ses compatriotes.
Il se nommait sir Robert Wilson. C'était ce même sir Robert Wilson, Madame, qui était gouverneur de Gibraltar et auquel je tenais tant à faire ma visite. Maintenant, vous comprenez mon obstination, n'est-ce pas ?
Sir Robert Wilson, magnifique vieillard de soixante-six à soixante-huit ans, qui dresse encore ses chevaux lui-même, et qui fait tous les jours dix lieues dans Gibraltar, me reçut d'une façon charmante. J'eus l'imprudence de remarquer sur son étagère des poteries du Maroc, que je trouvai sur le Véloce en y remettant le pied.
Si quelque chose avait pu me faire rester un jour de plus à Gibraltar, certes, c'eût été l'invitation pressante que voulut bien m'en faire sir Robert Wilson. Je quittai cet homme au cœur noble et loyal sous l'impression d'un vif sentiment d'admiration.
Dieu lui donne de longs et heureux jours, à lui, à qui un autre homme a dû des jours longs et heureux !
Nous quittâmes Gibraltar à quatre heures moins dix minutes. Dix minutes plus tard, nous étions prisonniers jusqu'au lendemain. En vérité, nous respirâmes en touchant le pont du Véloce, comme dut respirer monsieur de Lavalette en touchant le pavé du quai des Orfèvres.

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