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Chapitre XIII
Mellila

Mellila est, avec Ceuta, le dernier pied à terre que l'Espagne ait gardé en Afrique.
Nous ne nous occuperons point de Ceuta, cette ancienne principauté du comte Julien par laquelle les Maures enjambèrent le détroit de Gibraltar, n'ayant d'importance pour nous que par son passé. Mais, au contraire, nous nous occuperons fort de Mellila, laquelle avait pour nous une si grande importance dans le présent.
Mellila est le Botany-Bay de l'Espagne. C'est à Mellila que l'Espagne envoie ses déportés : s'il existe au monde un coin de terre triste à l'exilé, c'est Mellila, Mellila d'où, à l'horizon, l'exilé peut presque voir la patrie, sans jamais pouvoir l'atteindre.
De tous les bagnes du monde on peut fuir ; de Mellila on ne fuit pas, ou, si l'on fuit, c'est pour tomber dans les mains des Arabes, qui tranchent la tête au fugitif. Car les Arabes sont en éternelle hostilité avec la garnison de Mellila, excepté toutefois les jours de marché ; les autres jours, ils viennent au pied des remparts lui envoyer des pierres, et quelquefois des balles.
Quand le gouverneur se fâche et ferme les portes de Mellila, la garnison mange du bœuf salé ; quand il ouvre les portes, elle mange de la viande fraîche, mais c'est toujours au prix de quelque vol ou de quelque meurtre.
Et cependant, il y a là huit cents hommes. Huit cents hommes toujours forcés de se tenir sur la défensive, sous peine d'être pris une belle nuit par surprise et égorgés ; c'est un siège bien autrement long que le siège de Troie, il dure depuis trois cents ans. Un véritable siège, car, on l'a vu dans le chapitre précédent, chaque tribu arabe fait à son tour le service d'investissement autour de Mellila.
On comprend donc les précautions prises par le gouverneur de la province d'Oran à propos des 32 000 francs de monsieur Durande, le général Cavaignac ayant déjà été volé dans une négociation pareille.
Pendant toute la journée, il ne fut question que des prisonniers, de leurs chances bonnes ou mauvaises, et, il faut le dire, chacun trouvait que les chances mauvaises l'emportaient de beaucoup sur les bonnes. En effet, quelle probabilité qu'un chef arabe parviendrait à soustraire à la surveillance d'Abd-el-Kader douze hommes de l'importance de ceux qui étaient encore entre ses mains ?
Quelques-uns disaient bien que c'était Abd-el-Kader lui-même qui faisait cette négociation par intermédiaire ; mais quelle probabilité encore qu'Abd-el-Kader rendît pour 30 000 francs douze têtes dont il pouvait demander 50 000 écus ?
Il y avait donc sur cette importante affaire ce doute mystérieux et triste qui règne en général sur toutes les négociations qu'on engage avec ce peuple au cœur rusé, à l'esprit versatile. N'était-ce pas un moyen encore d'égorger ce reste de Français échappés au massacre de la Mouzaï, et de les égorger cette fois avec une apparence de cause, puisqu'on les prendrait en flagrant délit d'évasion ? Puis, c'était presque un miracle que nous, arrivés par accident en Afrique, nous y fussions arrivés juste pour participer au dénouement heureux d'un drame si sombre jusqu'au dernier acte. Je n'y pouvais pas croire, et néanmoins, seul parmi tous, j'espérais.
Cependant, la côte d'Afrique se déroulait à notre droite comme un long ruban dentelé, tandis qu'à notre gauche, l'Espagne s'effaçait à l'horizon, insaisissable comme un nuage, transparente comme une vapeur. Vers quatre heures de l'après-midi, elle disparut entièrement. La nuit vint, et avec la nuit une forte houle. Le mal de mer faisait son ravage habituel. Maquet avait regagné sa cabine, et Giraud son hamac. Nous allâmes faire une visite aux malades, et nous trouvâmes Vial qui bordait Giraud.
Le sommeil fut long à venir. La mer était grosse, toutes les chaises et tous les tabourets du carré se promenaient en chancelant sur leurs pieds comme s'ils étaient ivres.
Le lendemain au jour, nous devions être à Mellila.
En effet, à sept heures, le commandant nous appela, nous étions en vue de la forteresse. La première chose qui me frappa, en montant sur le pont, c'est que nous naviguions sous le pavillon anglais. C'était une précaution qu'avait cru devoir prendre le commandant.
Nous jetâmes l'ancre. En un instant tout le monde fut sur le pont. Avec la lunette, on voyait parfaitement deux ou trois petits bâtiments amarrés dans la rade ; mais, dans aucun de ces bâtiments, le commandant ne reconnaissait la balancelle de monsieur Durande. Aucun signe, du reste, qui pût indiquer si la négociation avait eu un heureux résultat ou une mauvaise fin. Sur les remparts, on voyait de temps en temps apparaître une sentinelle, voilà tout.
Le capitaine se consultait pour savoir s'il enverrait une embarcation à terre, et nous demandions tous à descendre dans cette embarcation, lorsque nous vîmes un homme apparaître sur le port et monter dans une petite barque.
La barque se mit aussitôt en mouvement, et, au bout de quelques minutes, il fut visible qu'elle se dirigeait de notre côté. Le pavillon espagnol flottait à la poupe de cette petite barque.
à mesure qu'il approchait, on pouvait reconnaître cet homme pour un officier espagnol. Lorsqu'il se crut à portée de notre vue, il nous fit des signes avec un mouchoir. Mais, à porté de la vue, il était loin d'être à portée de la voix. Nous voyions bien ces signes, mais que signifiaient-ils ? Ces signes pouvaient aussi bien dire : « Allez-vous en » que « venez » ; « tout est perdu » que « tout a réussi. »
Un quart d'heure se passa dans une angoisse dont on ne saurait rendre compte. Le rivage était complètement désert, deux ou trois barques de pêcheurs traînaient insoucieusement leurs filets dans la rade. Seul, le petit canot était évidemment animé d'une vie pareille à la notre, d'une espérance ou d'une crainte en harmonie avec nos craintes ou nos espérances.
Tous les cœurs battaient, tous les regards dévoraient le canot ; on ne pensait pas à envoyer au-devant de lui, on attendait, en proie à toutes les émotions de l'attente. Le mouchoir flottait toujours. Celui qui l'agitait, et dont on commençait à distinguer les traits, était un jeune homme de vingt-cinq ans à peu près. La lunette était une impatience de plus ; elle rapprochait l'homme, mais elle ne pouvait rapprocher la parole.
Cependant l'expression du visage était joyeuse ; cependant, le geste était d'accord avec l'expression ; cependant, au milieu du bruit, du vent et de la mer, on commençait à percevoir, comme un faible son, le bruit de sa voix. Cette voix paraissait crier un seul mot. Cette voix n'eût pas crié si elle eût eu à nous annoncer une mauvaise nouvelle. Cette mauvaise nouvelle, elle avait toujours le temps de nous la dire.
Pas un bruit ne se faisait entendre à bord, toutes les respirations étaient enfermées au fond des poitrines ; ce n'étaient plus les yeux qui étaient tendus, c'étaient les oreilles qui étaient ouvertes.
Enfin, dans un moment de calme, entre deux sifflements de la brise, entre deux plaintes des flots, ce mot arriva jusqu'à nous : « Sauvés ! » Un cri répondit à ce mot : « Sauvés ! sauvés ! »
Puis, comme si tout le monde eût craint de se tromper à la fois, comme si chacun eût douté de ses propres sens, il se fit un nouveau silence au milieu duquel le même mot « sauvés ! » parvint à nous pour la seconde fois.
Alors ce ne fut plus une joie, ce fut quelque chose qui, un instant, simula le délire, ressembla à la folie ; toutes les poitrines se dégonflaient, tous les yeux étaient en larmes, toutes les mains battaient.
Lorsque le jeune officier mit pied à terre, il n'y eut plus ni rangs, ni grades ; il n'y eut plus ni capitaine, ni passagers. Tout le monde se précipita vers lui, au risque de se précipiter à la mer. Il fut enlevé et apporté sur le pont.
Malheureusement, il ne savait de toute la langue française que le mot qu'il avait appris avant de partir pour nous jeter cette bonne nouvelle du plus loin qu'il lui serait possible. Ce fut alors que Desbarolles, notre interprète ordinaire, devint un personnage important. D'abord, nous voulûmes savoir le nom de ce messager de bonnes nouvelles. Il se nommait don Luis Cappa ; il était premier adjudant de l'état-major de la place. Les prisonniers étaient sauvés, et bien sauvés ; voilà ce qu'il était important de savoir d'abord. Nous nous le fîmes redire sur tous les tons, répéter dans toutes les formes.
Puis nous passâmes aux détails. Voici comment les choses s'étaient faites. Les habitants de la forteresse, qui n'avaient point eu de nouvelles des Bouillafars depuis cette communication dans laquelle ils avaient été prévenus que les prisonniers seraient remis du 23 au 27, attendaient avec une anxiété presque égale à la nôtre, quand le 25, c'est-à-dire la surveille, deux Arabes se présentèrent à l'un des fossés de la place vers les sept heures du matin.
Ils apportaient la nouvelle que les prisonniers étaient à quatre lieues de la ville, et que, le même jour, l'échange aurait lieu contre l'argent promis, à la pointe de la Bastiga. Quand les prisonniers seraient arrivés à cette pointe, le gouverneur devait être prévenu par un grand feu. On garda l'un des deux Arabes et l'on renvoya l'autre.
La balancelle de monsieur Durance était dans le port. Au lieu d'attendre le signal, on résolut de le devancer. On arma jusqu'aux dents les six matelots, et l'on fit porter les 32 000 francs dans la barque.
Don Luis Cappa voulut être de la fête et partager tous les dangers de l'expédition. La balancelle partit. L'équipage faisait semblant de pêcher et suivait la côte à une portée de canon. Arrivée à la pointe de Bastiga, elle mit à la cape.
à peine avait-elle abattu ses voiles, que quatre ou cinq cavaliers parurent, faisant des signaux. La balancelle s'approcha aussitôt jusqu'à une portée de pistolet de la côte. Arrivés à cette distance, monsieur Durande et les Arabes purent dialoguer. Les prisonniers, dirent les Arabes, étaient à une demi-lieue. L'Arabe de la balancelle répondit que l'argent était dans la barque, et, prenant un sac de chaque main, il les montra à ses compagnons. L'un d'eux tourna bride aussitôt. Trois quarts d'heure après, il reparut avec les prisonniers et le reste de la troupe. Ils étaient onze en tout : dix hommes et une femme. Cette femme avait été prise aux portes d'Oran avec sa fille, il y avait déjà huit ans. L'un des prisonniers, on se rappelle avoir lu qu'ils étaient douze, était mort de la fièvre la nuit précédente. Tous étaient à cheval.
En les apercevant, le jeune officier espagnol n'eut pas la force de se contenir, il sauta à la mer, gagna la côte, et alla se jeter dans les bras de monsieur Courby de Cognord. C'était une grande imprudence, car rien n'était fini encore, et les Espagnols de Mellila, nous l'avons dit, sont en guerre avec les tribus avoisinantes. Si rien ne se décidait, ce qui était possible, don Luis restait donc prisonnier.
Ce fut la première observation que lui fit monsieur de Cognord, après l'avoir serré sur son cœur. « Au nom du ciel ! lui dit-il, retournez à bord. -Oh ! ma foi ! non, s'écria don Luis dans son enthousiasme juvénile ; en quittant Mellila, j'ai juré que vous reviendriez avec moi, ou que je m'en irais avec vous. » Don Luis resta donc parmi les prisonniers.
Cependant, les Arabes paraissaient de bonne foi et aussi pressés de toucher l'argent de monsieur Durande, que monsieur Durande l'était de ravoir les prisonniers. Ils envoyèrent un de leurs chefs à bord. Le chef vérifia les sacs. Il y en avait six : cinq de 1000 douros et un de 1100, ce qui faisait juste la somme demandée, c'est-à-dire 32 000 francs. Il revint à terre avec trois sacs, et l'on envoya à bord la moitié des prisonniers.
Puis on alla chercher le reste de la rançon, en échange de quoi la seconde fraction des prisonniers fut libre d'aller rejoindre ses compagnons. Tous ne se crurent bien sauvés que lorsqu'ils se trouvèrent au milieu des Français, que lorsqu'ils sentirent sous leurs pieds les planches d'une barque française, que lorsqu'ils tinrent dans leurs mains chacun une bonne carabine. Il y avait quatorze mois et vingt jours qu'ils étaient prisonniers des Arabes.
Les captifs étaient revenus à Mellila, ils y avaient passé la nuit, et, le lendemain, vers deux heures, la balancelle avait mis à la voile pour Djema-r'Azouat.
Les captifs rachetés étaient : messieurs le lieutenant-colonel Courby de Cognord ; le lieutenant Larrazée ; le sous-lieutenant Thomas ; le docteur Cabasse ; le lieutenant Marin, du 15e léger ; le maréchal des logis Barbut, du 2e hussards ; Testard, hussard ; Metz, hussard ; Trotté, chasseur au 8e bataillon ; Michel, chasseur au 41e de ligne ; et la femme Thérèse Gilles. L'officier mort la veille, au moment de revoir ses compatriotes, se nommait Hillerin et était lieutenant au 41e.
Voici les faits dans toute leur exactitude et tels que je les ai écrits sous la dictée de don Luis Cappa lui-même, Desbarolles me servant d'interprète et un mousse de pupitre.

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