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Chapitre XXII
Le scheik Médine

Le lendemain, il y avait rendez-vous à sept heures au consulat pour courir les rues de Tunis ensemble.
En descendant dans la cour, Laporte nous fit voir son prisonnier. Il était écroué pour une dette de 50 piastres, 34 francs à peu près. Il va sans dire que nous payâmes la dette, et qu'il fut à l'instant même rendu à la liberté. Comme toujours, Boulanger et Giraud avaient tiré de leur côté. Où étaient-ils ? Personne n'en savait rien, ils avaient pris une espèce de ruffian italien, et ils lui avaient confié leurs personnes.
Laporte avait voulu être notre cicerone, nous nous lançâmes donc à sa suite dans les rues de Tunis. Les rues n'ont pas de noms, les maisons pas de numéros ; quand on a une adresse à donner à quelqu'un, on indique le point en question comme on peut par le voisinage d'un bazar ou d'une mosquée, d'un café ou d'une boutique.
Les Européens ne peuvent pas posséder à Tunis, ils louent ; quant aux Maures, ils possèdent par héritage ou par achat. Si l'un d'eux est logé petitement et a besoin d'augmenter sa maison d'une chambre, il prend la permission du bey, pose la base d'une arche aux deux côtés de la rue, puis il allonge sa chambre sur l'arche ; si, dans cette opération, il va boucher une fenêtre de l'autre côté de la rue, tant pis pour le propriétaire de la fenêtre.
Une des premières choses qui nous frappa, ce fut de voir sur les murailles des affiches faites à la main – d'imprimerie, comme on comprend bien, il n'y en a pas à Tunis. Ces affiches annonçaient le spectacle du soir. On jouait Michel et Christine et le Déserteur.
Notre premier mouvement fut d'entrer en rage : c'était bien la peine de venir à Tunis pour y trouver le Gymnase et l'Opéra-Comique. Mais Laporte nous calma en nous demandant notre bienveillance pour ses protégés.
Le spectacle était dirigé par madame Saqui. La troupe qui était chargée de donner aux Tunisiens ce spécimen de notre littérature était une troupe d'enfants. La pitié nous prit, comme vous le pensez bien, Madame : une troupe de pauvres enfants à six cents lieues de leur pays, à Tunis, c'était à faire venir les larmes aux yeux.
Il y avait représentation le soir même. Nous promîmes à Laporte d'y assister, mais à la condition qu'il nous permettrait d'arracher toutes les affiches que nous rencontrerions, à la charge d'indemniser madame Saqui du tort que nous ferions à sa recette. Ces diables d'affiches nous gâtaient Tunis.
C'est que Tunis est bien une ville turque. Seulement, le mouvement progressif de l'islamisme y est arrêté ; la religion de Mahomet a fait son œuvre civilisatrice ; les Arabes refoulés en Afrique semblent ne plus recevoir de nouveaux éléments d'existence extérieure ; or, ils en sont à ce point où, chez les peuples, la vie intérieure ne suffit plus.
Tunis, la ville de cent cinquante mille âmes à peu près, Tunis s'en va pour ainsi dire en lambeaux, calcinée par un soleil de quarante-cinq degrés ; les maisons tombent en poussière, on les étaye encore, mais on ne les rebâtit plus. Toute maison qui tombe à Tunis est une ruine, et, tous les jours, on entend dire qu'une nouvelle maison est tombée. Ces cadavres de maisons, moins habitables que ceux de Pompéi, donnent à la ville un aspect merveilleusement triste. L'Arabe enveloppé dans son burnous, l'Arabe, cette tradition vivante des anciens jours, l'Arabe avec sa figure grave, ses jambes nues, sa longue barbe et son bâton recourbé comme celui des pasteurs antiques, se détache admirablement sur les débris dentelés d'une maison croulante chez nous. Dans nos rues populeuses, à la porte de nos boutiques commerçantes, l'Arabe est une anomalie. Là-bas, couché sur un monceau de pierres écroulées, debout au pied d'un arc de triomphe détruit, assis sur une plage déserte, l'Arabe est dans le cadre qui lui convient, il fait, si l'on peut dire, la solitude plus solitaire, le néant plus mort.
Aussi rien ne peut donner une idée des rues de Tunis : parfois un arbre, un figuier presque toujours, est sorti d'une maison par l'ouverture d'une fenêtre ou par la fente d'une muraille, puis il a étendu ses branches, obtenant le passage sans que personne ait jamais eu l'idée de couper une de ses branches, de sorte qu'aujourd'hui la rue est à lui ; vingt ou trente ans de possession l'ont fait naître, il faut se courber pour passer ; dans les jours d'orage, il secoue, il ébranle la maison nourricière qui autrefois féconda un de ses pépins ; un jour il la renversera d'une dernière secousse, et les débris s'accumuleront sur ce tronc noueux et séculaire qui sortira verdoyant d'un monceau de ruines où se chauffera le lézard, où glissera la couleuvre.
Après avoir parcouru quelques-unes de ces rues que nous venons d'essayer de décrire, peuplées de femmes mauresques semblables à des spectres, et de femmes juives aux costumes éclatants, nous entrâmes au bazar.
Là, nous trouvâmes Giraud et Boulanger prenant leur café sur le rebord d'une petite boutique mauresque avec le propriétaire de laquelle ils avaient déjà fait connaissance. Ils nous présentèrent au seigneur Moustapha, qui fit aussitôt apporter autant de tasses que nous étions de nouveaux venus. Le seigneur Moustapha parlait l'italien, ou plutôt la langue franque, de sorte que nous pûmes nous entendre sans interprète.
La moitié de la boutique était déjà éclairée par les soins de Boulanger et Giraud. Par une boutique mauresque, il ne faut pas se figurer le moins du monde quelque chose qui ressemble à une boutique française : une boutique mauresque, c'est une espèce de four creusé dans la muraille et au rebord duquel se tient le marchand, immobile, les yeux en extase, la pipe à la bouche, un pied chaussé et l'autre nu.
Dans cette position, le marchand maure attend la pratique sans jamais lui parler, la fumée de son haschisch, car le plus souvent c'est du haschisch qu'il fume et non du tabac, la fumée de son haschisch donne de si doux rêves, que c'est presque une douleur pour lui que d'être tiré de ce rêve par l'acheteur. Aussi, est-ce, tout au contraire de chez nous, l'acheteur qui fait les frais de la conversation.
En tout temps, en Orient, celui qui achète a besoin d'acheter, puisqu'il se dérange pour faire cet achat. Celui qui vend n'a jamais besoin de vendre. Aussi le marchand maure, sorti de son extase pour dire son prix, y rentre aussitôt, c'est à vous de prendre l'objet pour ce prix si vous trouvez le prix approprié à l'objet. Mais ne lui en offrez ni plus ni moins. Plus, il regarderait l'offre comme une plaisanterie. Moins, il la regarderait comme une insulte. Bien entendu qu'il ne faut pas confondre le Maure avec le Juif.
à côté du Maure, immobile, extatique, inexorable, il y a le Juif. Le Juif commerçant dans l'âme, le Juif appelant les pratiques, le Juif surfaisant, discutant, diminuant. Avec le Juif, offrez moitié prix, et peut-être serez-vous volé. Avec le Maure, prenez votre bourse, jetez-la dans sa main et dites : « Payez-vous. »
Nous étions arrivés à la bonne heure, c'est-à-dire vers midi. à midi, commencent les ventes à la criée. Il faut avoir entendu une de ces criées pour se faire une idée du sabbat. Ce que l'on vend à la criée, ce sont des coffres, des burnous, des haïks, des ceintures, des tapis de Smyrne ou de Tripoli. à deux heures, ce bruit infernal cesse comme par enchantement, la foule s'écoule, les affaires sont faites.
J'achetai un coffre tout en nacre et en écaille, un coffre de cinq pieds de long sur deux de large, véritable coffre des Mille et une Nuits. Vous vous rappelez, Madame : un de ces coffres à l'aide desquels les sultanes de Bagdad font entrer leurs amants vivants et sortir leurs amants morts. à Paris, je n'eusse point osé en demander le prix, à Tunis, je l'achetai pour trois cent soixante francs.
Puis j'achetai des tapis de Smyrne et de Tripoli, le tout au dixième de leur valeur en France.
Des Maures criaient des bijoux, il y en avait qui traversaient le bazar avec l'avant-bras tout chargé de chaînes d'or, de crochets à fermer les haïks, de bracelets en sequins, de châtelaines au bout desquelles pendaient des talismans. Tous ces bijoux étaient des bijoux de hasard vendus au poids. L'industrie nouvelle est morte, les familles vendent au fur et à mesure de leurs besoins l'héritage de leurs ancêtres.
Pour savoir le prix du bijou qu'on désire acheter, on conduit le marchand à un vérificateur ; il y a trois ou quatre vérificateurs dans le bazar. Le vérificateur touche l'or, puis il pèse le bijou, puis il en dit le prix. Achetez si le bijou vous plaît, quand il sera touché et pesé, car si le vérificateur vous a menti d'un gramme, vous a trompé d'un carat, vous n'avez qu'à porter plainte, et si votre plainte est reconnue juste, le vérificateur aura la tête tranchée.
Rien n'est pittoresque comme ce bazar. De ces pauvres petites boutiques qui seraient méprisées chez nous par des marchands d'allumettes chimiques, sortent toutes les étoffes d'Orient, tissus merveilleux, avec leurs broderies d'or, avec leurs fleurs brodées à la main, si fraîches qu'elles semblent écloses pendant la nuit, et tout cela au milieu d'un nuage de fumée odorant, dans une atmosphère de parfums qu'entretiennent les flacons d'essence de rose, débouchés à tout moment pour servir de prospectus aux acheteurs.
Maintenant, ce qu'il est impossible de rendre, ce que ne sauraient peindre ni plume ni pinceau, c'est l'opposition que présente la quiétude turque ou mauresque avec l'agitation juive ; c'est cet encombrement de promeneurs de toutes nations passant par ces étroites rues du bazar où passent en même temps chevaux, chameaux, ânes, porteurs d'eau, porteurs de charbon ; ce sont, enfin, les cris en toute langue qui planent au-dessus de cette tour de Babel qui semble rasée à son premier étage.
Nous ne pouvions nous arracher à la boutique de notre ami Moustapha. Il est vrai que, voyant monsieur Laporte au milieu de nous, il avait dérogé à la gravité mauresque, et mettait sens dessus dessous la boutique, dans laquelle nous laissâmes du premier coup quelque chose comme une centaine de louis.
Enfin, je m'arrachai à cette île d'aimant, mais, quelques séductions que j'employasse, je ne pus entraîner ni Giraud, ni Boulanger, tout leur paraissait digne du croquis, et les croquis se multipliaient dans leurs albums avec cette merveilleuse rapidité qui est un des signes caractéristiques du talent.
Quant à moi, j'avais voulu prendre des notes ; mais, au bout d'un instant, j'y avais renoncé, il eût fallu noter chaque chose nouvelle, car chaque chose nouvelle nous apparaissait avec un caractère d'étrangeté qu'elle devait au jeu ardent de la lumière, au tableau général dans lequel elle était encadrée, à la disposition même de notre esprit autant qu'à sa propre originalité.
Dire par quelle rue nous sortîmes, c'est impossible ; dire quels quartiers nous visitâmes, je ne saurais.
Tout à coup, Laporte s'arrêta. « Ah ! me dit-il, voulez-vous que je vous présente au scheik Médine ? -Qu'est-ce que c'est que cela, le scheik Médine ? -C'est le scheik de la ville, comme qui dirait le préfet de police, le Delessert de l'endroit. -Peste ! je le crois bien, le préfet de police d'une ville turque, c'est une admirable connaissance. -Alors, entrons, nous sommes en face de son tribunal. »
Nous franchîmes la porte d'une espèce d'écurie, et nous aperçûmes un magnifique vieillard de soixante-quinze à quatre-vingts ans, assis les jambes croisées sur une espèce d'estrade en pierres couverte de nattes. Il tenait une longue pipe à la main, et, à travers des flots de fumée, on apercevait, légèrement voilée par la vapeur, sa tête superbe dont la longue barbe blanche contrastait avec des yeux noirs et veloutés qui semblaient appartenir à un homme de trente ans.
Laporte lui expliqua notre visite, et essaya, chose assez difficile, de lui faire comprendre qui j'étais. Le mot savant, Taleb, ne présente pas à un Turc une autre idée, je crois l'avoir déjà dit, que celle d'un homme qui raconte des histoires dans les cafés, avec un encrier passé en guise de poignard à sa ceinture.
L'accueil du scheik Médine n'en fut pas moins gracieux. Il mit la main sur sa poitrine, s'inclina, me dit que j'étais le bienvenu, fit venir des pipes et du café. Nous bûmes, nous fumâmes.
Si je faisais en France, pendant trois jours seulement, à l'endroit de notre tabac de caporal et de notre café à la chicorée, le métier que je fis en Afrique pendant trois mois, le quatrième jour je serais mort.
Nous nous entretînmes de la tranquillité de Tunis. Tunis, s'il faut en croire son scheik Médine, est un ange de douceur : jamais d'assassinats, presque jamais de vols, si ce n'est sur des chrétiens ou sur des Juifs, ce qui ne compte pas.
Tandis que nous causions, deux beaux jeunes gens, l'un de vingt-cinq, l'autre de trente ans à peu près, vêtus à la turque, vinrent tour à tour faire leur rapport au scheik, et s'en allèrent. C'étaient ses deux fils, chargés secondairement de la police, et agissant sous les ordres de leur père. Je leur fus présenté et recommandé.
Grâce à cette présentation et à cette recommandation, il me fut assuré que je pouvais courir Tunis, la nuit et le jour, sans aucune crainte, à deux conditions cependant. La première, c'est qu'une fois la nuit venue, je me munirais d'une lanterne. La seconde, c'est que, passé neuf heures du soir, je ne sortirais pas de la ville, à cause des chiens, sur lesquels toute l'influence du scheik Médine et de ses deux fils est sans pouvoir.
Après une heure de conversation, je pris congé de mon hôte. J'avais remarqué, au plafond, une lampe d'une forme charmante. Je demandai à Laporte où je trouverais une lampe pareille. Laporte s'en informa au scheik Médine, lequel répondit quelques mots que je ne pus pas comprendre, et dont je ne me fis pas faire la traduction, attendu qu'ils me parurent l'adresse demandée.
à cent pas de cette espèce de palais de justice, je m'arrêtai en extase devant la porte d'un perruquier. Je n'avais jamais vu si charmante porte. On eût dit en petit une porte de l'Alhambra de Grenade ou de l'Alcazar de Séville. Elle était en bois, percée de trois ogives orientales, sculptée avec un fini et une délicatesse qui en faisaient un merveilleux bijou.
La première idée qui me vint, c'était d'acheter cette porte. J'entrai chez le perruquier. Il crut que je venais pour me faire tondre, l'occasion lui parut belle ; il me présenta un siège, me tendit un miroir d'une main, et prit un rasoir de l'autre. Mais je lui fis signe que, comme Samson, j'attachais un prix tout particulier à mes cheveux.
De son côté, Laporte lui expliqua que ma visite avait un tout autre but : j'avais remarqué en passant la merveille de menuiserie qui servait de clôture à sa maison, et nous désirions savoir s'il consentirait à s'en défaire.
Le perruquier fut très longtemps à se rendre compte de cette fantaisie, je crois même qu'il ne la comprit jamais parfaitement. Cette idée, qu'un homme venait de Paris pour lui acheter la porte de sa boutique, ne lui entrait que fort imparfaitement dans l'esprit. Aussi refusa-t-il.
Mais il était évident qu'il refusait dans la conviction où il était que je voulais me moquer de lui, quoiqu'il n'y ait pas dans la langue arabe, je crois, un verbe qui veuille dire se moquer de quelqu'un.
Enfin, le caractère diplomatique dont était revêtu Laporte parut donner du sérieux à la proposition.
Dès lors, le perruquier réfléchit et demanda quinze cents piastres. Quinze cents piastres mettaient la porte à mille francs à peu près, ce qui me porte à croire que le perruquier était juif et non pas arabe. La somme me parut exorbitante : faite en France, la porte eût coûté cela ; achetée là-bas, elle valait cinquante écus. J'en offris deux cents francs. Le perruquier nous poussa la marchandise au nez. J'avais bonne envie de relever le procédé, qui me paraissait leste, mais il s'était formé un grand cercle de naturels du pays autour de nous, lesquels ne paraissaient pas moins étonnés que le perruquier de cette convoitise qui était venue à un giaour pour sa porte.
Le giaour réfléchit donc qu'en cas de conflit il ne serait pas le plus fort. D'ailleurs, la porte appartenait incontestablement au perruquier. En refusant de la vendre, il était dans son droit, et ce droit, à la rigueur, pouvait s'étendre jusqu'à nous la pousser au nez.
Après avoir sillonné la ville en tous sens, nous nous retrouvâmes au bazar. Boulanger et Giraud ne l'avaient pas quitté, ils avaient découvert des choses que je n'avais pas vues au premier coup d'œil. Un bazar d'armes, où j'achetai pour soixante-cinq francs des pistolets montés en argent. Une boutique de cuivrerie, où j'achetai, à trente-cinq francs la pièce, des aiguières d'une forme charmante. Une rue où il n'y a que des marchands de pantoufles. Enfin, une cour carrée où va s'épancher le trop-plein des vessies turques et arabes, et dans laquelle les Juifs ne sont pas admis.
Turcs et Arabes accomplissent cet acte, auquel on reconnaît un Parisien dans tous les pays du monde par l'insouciance qu'il y met, avec une gravité tout orientale, et en s'accroupissant comme les femmes, ce qui leur donne un air des plus grotesques. Au reste, ils obéissent, en prenant cette posture, à un précepte de religion. Les trois choses que les musulmans nous reprochent, c'est d'embrasser nos chiens, de donner la main aux Juifs et de pisser debout.
La contemplation de ces nouveaux objets et l'étude de ce nouvel usage nous retinrent deux heures à peu près.
L'heure du dîner approchait. Laporte nous avait invités à dîner tous. Nous rentrâmes au consulat. Dans la cour, je trouvai le fils aîné du scheik Médine. Il tenait à la main la lampe que j'avais remarquée chez son père et que l'hospitalier vieillard me priait d'accepter. Mais ce n'était pas le tout : quatre hommes tenaient la porte du barbier, que le scheik Médine me priait d'accepter aussi.
Ce second cadeau demandait explication. L'explication était des plus simples. Le scheik Médine, en sa qualité de chef de la police, s'était informé de la cause de l'attroupement qu'il avait vu de loin à la porte du barbier. Il avait appris que ce rassemblement était formé par le désir que j'avais montré d'acheter la porte et par l'étonnement que ce désir avait causé à la multitude. Il avait en outre appris, et le refus que le barbier avait d'abord fait de me la vendre, ensuite du prix exagéré qu'il en avait demandé. Alors il avait fait enlever la porte, et me l'offrait comme un gage de son amitié particulière. Puis, pour remplacer la clôture absente, il avait placé devant la boutique du barbier une sentinelle qui devait s'y tenir le jour et la nuit jusqu'à ce qu'une nouvelle clôture protégeât le mobilier du barbier. Bien entendu que la sentinelle était payée par le barbier, mesure qui, dans les idées du scheik Médine, devait activer la construction d'une nouvelle clôture.
J'eus d'abord presque autant de peine à comprendre l'offre de l'honorable préfet de police de Tunis que le barbier en avait eu à comprendre ma demande d'achat. Lorsque j'eus compris, je fus désespéré. Alors j'employai toute ma rhétorique pour que le brave jeune homme comprît à son tour qu'il m'était impossible d'accepter un pareil cadeau. L'idée de la propriété ne pouvait pas plus entrer dans sa tête que dans celle de monsieur Proudhon.
Enfin, je lui expliquai qu'il n'était pas dans les usages français de prendre sans payer, en conséquence de quoi je déclarai qu'il m'était impossible d'accepter la porte, quelque désir que j'eusse eu de la posséder. Il secoua la tête d'un air qui semblait dire : « Je croyais la France plus avancée que cela. »
Mais, respectant mes scrupules, il me laissa libre de renvoyer la porte à son propriétaire, tout en murmurant tout bas que ce que je faisais était d'un mauvais exemple, et que si de pareilles choses arrivaient souvent, elles déconsidéreraient l'autorité.
Je fis reporter la porte par les quatre hommes qui l'avaient apportée, je leur donnai à chacun une piastre, et j'envoyai un louis au barbier, pour le dédommager de tout le désagrément que lui avait causé l'expression de mon fantasque désir. Il va sans dire que j'acceptai la lampe.
Mais je remarquai que le fils du scheik Médin avait, en me quittant, l'air véritablement contrarié. Il n'en accepta pas moins, en son nom et au nom de son père et de son frère, l'invitation que lui fit Laporte de venir passer la soirée du lendemain au consulat.

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