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Chapitre XXVIII
Le Prince Charmant

Pendant les courses de mes compagnons, pendant mes rêveries au bord de la mer, le vent s'était levé et la mer s'était faite moutonneuse, ce qui présentait un double danger, si nous allions à la voile, de chavirer, si nous allions à la rame, de n'arriver que le lendemain matin. Or, les matelots sont esclaves de la consigne, on leur avait dit de nous ramener pour une heure, il était midi et demi, le temps nous restait juste de gagner le Montézuma à la voile, ils hissèrent la voie : si nous faisions la culbute, cela ne les regardait pas.
Le petit bâtiment prit à l'instant même une allure penchée qui n'était pas sans nous présenter quelques inquiétudes. Tribord était à fleur d'eau, tandis que bâbord était levé de cinq pieds. Bien entendu que tout le monde était, non pas assis, mais appuyé à bâbord. Mais le vent pesait plus que tout le monde.
L'écume volait devant nous et nous couvrait d'une poussière diamantée. De temps en temps, nous embarquions une vague qui semblait prendre, par anticipation, possession de la yole. On riait, on plaisantait, et, tout en riant ou en plaisantant, on mesurait la distance qui séparait du rivage. On parlait de Léandre franchissant le détroit de Sestos, de lord Byron traversant le lac de Genève, et l'on demandait s'il y avait beaucoup de requins dans les eaux de Tunis.
Au bout de trois quarts d'heure de navigation, nous abordâmes le Montézuma. On nous voyait venir de loin, on admirait notre air penché, on nous attendait sur le pont.
à peine fûmes-nous dans les eaux de la frégate que le vent tomba. Le Montézuma nous protégeait comme eût fait une montagne.
C'était bien humiliant pour le Véloce, et par contre-coup pour moi : près du Montézuma, le Véloce avait l'air d'une chaloupe. Il y avait en effet une différence de cent quatre-vingt chevaux entre les deux bâtiments.
Monsieur Cunéo d'Ornano nous reçut avec la gracieuse hospitalité du marin. Nous trouvâmes à son bord monsieur et madame Rousseau, monsieur et madame Cotelle, monsieur et madame de Sainte-Marie.
Nous n'avons point encore parlé de ces deux compatriotes à nous que nous avions déjà entrevus au consulat et avec lesquels le commandant du Montézuma avait la gracieuse obligeance de nous faire faire plus ample connaissance.
Madame de Sainte-Marie est une charmante Parisienne exilée dans la patrie de Didon par suite de la mission confiée à son mari par le gouvernement français. Monsieur de Sainte-Marie est capitaine du génie chargé de lever un plan de la Régence ; il habite Tunis depuis 6 ou 8 ans.
Les Turcs n'aiment pas beaucoup ces pérégrinations scientifiques au milieu de leurs états ; ils ne croient jamais que ce soit par un simple désir de faire faire un plan de plus à la science qu'un gouvernement charge un homme de tracer sur le papier, à l'aide d'instruments inconnus, des figures auxquelles ils ne comprennent rien.
Cependant, le respect, et je dirai plus, l'affection pour les Français sont tels, dans cette partie de l'Afrique, que le bey régnant donna toute autorisation à monsieur de Sainte-Marie de lever ses plans. Il le fit même, pour plus grande sûreté, accompagner d'un mamelouck porteur d'un amra.
Avec son mamelouck, et surtout avec sa volonté invincible, avec son courage inouï, monsieur de Sainte-Marie accomplit des voyages fabuleux. De temps en temps, il disparaît avec son Arabe, on n'entend plus parler de lui pendant cinq ou six mois, puis, au bout de six mois, il frappe un beau jour ou une belle nuit à sa porte. Il arrive du Djebel-Auctar ou du Djebel-Korra. Il a découvert des lacs inconnus, des montagnes ignorées, des peuplades dont le bey de Tunis ne sait pas lui-même les noms. Sa femme lui demande s'il a couru de grands dangers. Sainte-Marie hausse les épaules. C'est que, pour cet homme dont le danger est devenu la vie, il n'y a plus de danger.
C'est par son mamelouck qu'on apprend les luttes qu'il a soutenues, les chasses qu'il a faites, les blessures qu'il a reçues ; lui n'en dit jamais rien.
Alors il reste deux ou trois mois à Tunis. Puis, un beau matin, il disparaît encore pour ne reparaître que six ou huit mois après sa disparition.
Nous arrivions heureusement à Tunis entre deux éclipses. Le déjeuner fut excellent. Le mal de mer fit bien son effet. Laporte et Maquet nous regardèrent faire. Il est vrai que, comme la course nous avait creusé l'estomac et le vent aiguisé l'appétit, c'était un assez joli spectacle que celui de notre repas.
Après le déjeuner, le capitaine, ne sachant quelle distraction offrir à ces dames, leur proposa de tirer le canon en l'honneur des Parisiennes. On descendit dans la batterie de trente-six, on chargea les pièces, et ces dames firent feu avec un courage plus que masculin.
« Firent feu ? » me direz-vous, Madame. Oui, firent feu, feu de leurs blanches mains, de leurs mains délicates, feu comme des artilleurs consommés, sans détourner la tête, sans se boucher les oreilles.
Oh ! nos belles Parisiennes, qui jetez de charmants petits cris d'effroi quand, sur un de nos théâtres de drame, un acteur tire de son gousset un pistolet de poche, venez à Tunis, et au bout de six mois vous tirerez le canon, et quel canon, du trente-six, rien que cela.
Si amusant que fût cet exercice, il fallait que, comme tous les exercices de la terre, il eût une fin. Vers cinq heures, nous prîmes congé du commandant du Montézuma, nous descendîmes dans nos barques, et nous nous acheminâmes vers Tunis.
La mer était toujours grosse, aussi eûmes-nous quelque peine à gagner le goulet, mais, une fois dans le canal, et surtout une fois sur le lac, il ne fut plus question, ni de vent, ni de vagues. Nous marchâmes à la rame, tout en envoyant des balles inutiles à ces grands oiseaux qui s'enlèvent au-dessus des eaux mortes, silencieux comme des oiseaux funèbres. Avec notre équipage français, avec nos compagnes françaises, avec nos chants français, nous aurions pu nous croire sur le lac d'Enghien si nous n'avions pas eu Tunis en perspective.
En abordant sur le môle, nous fûmes reçus par notre cortège ordinaire de Juifs en bonnets de coton et de chiens hurlants. Les Juifs en voulaient à notre bourse, les chiens à notre chair, deux choses que nous étions bien décidés à disputer aux Juifs et aux chiens.
Nous rentrâmes au consulat sans encombre, mais c'est au consulat que le danger nous attendait. La cour du consulat était changée en bazar. Nos emplettes de la veille avaient fait grand bruit. Joailliers, marchands de ceintures, marchands de tapis, marchands d'étoffes, marchands de miroirs, marchands de fusils, de poignards et de pistolets, guettaient notre retour, marchandise étalée.
à peine parûmes-nous à la porte, que toute la volée fondit sur nous ; sans nos deux janissaires, nous étions mis en pièces. Nous criâmes à tue-tête que le consulat était lieu d'asile ; Laporte vint à notre secours. Il fut convenu qu'on nous donnerait un sursis jusqu'au lendemain matin, le soir nous appartiendrait, mais le lendemain nous appartiendrions aux industriels tunisiens. Chacun laissa son paquet à sa place, le tout sous la sauvegarde de l'honneur français.
Il était huit heures, le bal s'ouvrait à neuf. Laporte avait juste le temps de faire éclairer ses salons, et nous de passer nos habits.
à neuf heures, un orchestre français jouait des quadrilles et des polkas. Trente ou quarante danseuses, en robes de gaze et en robes de satin, balançaient de leur mieux avec trente ou quarante danseurs en habits noirs et en pantalons noirs. Cinq ou six Turcs, avec leurs longs, graves et splendides costumes, immobiles et les jambes croisées dans un coin, semblaient une partie de masques égarée dans une fête parisienne.
Il y avait bien quelques petits accessoires qui rappelaient Tunis, comme un parquet en faïence avec lequel, en dansant une polka, Alexandre fit une connaissance aussi intime que possible.
Il y avait bien un improvisateur arabe qui racontait des histoires, comme Levassor au Jardin d'hiver raconte ses chansons.
Il y avait bien dans un coin, comme je l'ai déjà dit, cette admirable figure du scheik Médine, accroupi, tandis que ses deux fils, grands et forts comme deux Géorgiens, se tenaient debout près de lui, conservant ce respect qu'ont les enfants pour leur père et qui défend, à quelque âge qu'ils aient, aux enfants de s'asseoir devant leur père.
Il y avait bien encore le café, la fumée odorante des chibouques et des yucas, les sorbets et les glaces à l'orientale, mais tout cela ne donnait qu'un plus vif attrait à la soirée.
Tout cela sans compter l'histoire du Prince Charmant. Ah Madame ! vous qui avez tant d'esprit que les Mille et une nuits font vos délices et les contes de Perrault votre joie ; ah Madame ! je suis sûr que vous ne connaissez pas l'histoire du Prince Charmant, que me racontait notre improvisateur arabe, tandis que nos compagnons polkaient à qui mieux mieux.
Je vais vous la raconter, Madame, mais je serai loin de vous la raconter comme la racontait Hassan-ben-Mahmoud-Djélouli, et comme me la traduisait Rouman au fur et à mesure qu'il la racontait.
« Il naquit un jour à Tunis un prince si laid, si laid, si laid, qu'en voyant cette laideur chacun d'un commun accord l'appela Bou-Ezzin – c'est-à-dire le Prince Charmant.
» Seulement, par une précaution bien entendue, et pour que le pauvre prince, trompé par son nom, ne sût jamais à quoi s'en tenir sur lui-même, le bey régnant défendit sous peine de mort à qui que ce soit de jamais mettre un miroir aux mains du prince son fils, et d'en jamais laisser traîner à portée de ses mains.
» Le prince gagna ainsi, joyeux et content de lui-même, l'âge de vingt ans ; il se croyait le plus beau des jeunes gens de toute la régence, et les courtisans se gardaient bien de le détromper.
» Malheureusement, le bey régnant mourut, laissant le beylick à son fils, et malheureusement encore, comme le Prince Charmant adorait son père, il voulut en signe de deuil se faire raser la barbe en même temps qu'il laisserait pousser ses cheveux.
» Il fit donc demander un barbier. Celui qu'on amena était un pauvre diable arrivé tout récemment de Sousse. Il ignorait la fameuse ordonnance du bey défunt relative aux miroirs. La première chose qu'il fit fut donc de se munir d'un miroir, et la seconde de mettre ce miroir aux mains du Prince Charmant.
» On était si loin de s'attendre à cette infraction de la loi, respectée pendant vingt et un ans, que le bach mamelouck, c'est-à-dire le premier ministre, n'eut pas le temps de sauter sur le miroir et de l'arracher au malheureux barbier. Il en résulta que le malencontreux miroir, comme nous l'avons dit, fut remis au Prince Charmant.
» Le Prince Charmant approcha le miroir de son visage, et poussa un cri qui fut entendu du palais à la porte d'Alger, puis le se mit à pleurer amèrement et à s'arracher la barbe. Le Prince Charmant ne se faisait pas d'illusion, il se trouvait hideux.
» Il va sans dire qu'au même instant où il se vit et où il acquit la conviction que c'étaient bien ses traits que le miroir avait réfléchis, il jeta le miroir à ses pieds et le brisa en mille morceaux.
» Le bach mamelouck était là, comme nous l'avons dit. En voyant le prince pleurer, il pleura aussi ; en voyant le prince s'arracher la barbe, il s'arracha la barbe.
» Mais, après avoir bien pleuré pendant toute la matinée, après s'être bien arraché la barbe tout en pleurant, le prince, qui était au fond un garçon d'esprit, fit cette réflexion : que les pleurs ne l'embellissaient pas, et que sa barbe arrachée découvrirait alors aux yeux les imperfections de son visage. Vers le soir, il cessa donc de pleurer, et, en cessant de pleurer, il cessa de s'arracher la barbe.
» Le lendemain, il était encore fort triste, mais néanmoins, comme c'était un prince philosophe, il ne faisait plus que soupirer ; il est vrai qu'il soupirait bien amèrement.
» Mais, quant au bach mamelouck, dont le prince avait remarqué la douleur, et qu'il avait fait demander pour le remercier de la part qu'il avait prise à son malheur, c'était bien autre chose. Loin d'être en voie de consolation comme le prince, il pleurait plus fort que la veille, et il avait arraché le tiers de sa barbe.
» Le jeune prince tenta de le consoler, mais plus le Prince Charmant tentait de consoler le bach mamelouck, plus le bach mamelouck pleurait ; ses yeux étaient deux véritables ruisseaux. Le Prince Charmant le renvoya chez lui en l'invitant à appeler toute sa raison à son secours.
» Le lendemain, il le fit demander. Le Prince Charmant était presque consolé, et il espérait bien qu'il en serait de même de son premier ministre. Il se trompait. La douleur avait fait des progrès, le bach mamelouck en était à la désolation. Il s'était arraché les deux tiers de sa barbe, et ses yeux étaient deux véritables rivières.
» Si dévoué que lui fût son premier ministre, le Prince Charmant ne comprenait pas une pareille douleur. Il congédia le bach en l'embrassant, mais le bach mamelouck n'en pleura que plus fort.
» Le lendemain, le prince était tout à fait consolé, il espéra qu'il en serait de même du bach mamelouck. Il envoya en conséquence chercher son premier ministre. C'était encore pis que la veille. La désolation du premier ministre était du désespoir : il s'était arraché la barbe tout à fait, et ses yeux étaient deux véritables cataractes.
» -Mais, lui dit le prince, comme se fait-il, bach mamelouck, que moi, que ce malheur regarde surtout, j'aie pleuré seulement toute une journée, et que le soir tout ait été fini ?
» -Oh ! mon prince ! s'écria le bach mamelouck, si pour vous être vu un instant vous avez pleuré tout un jour, combien de temps ne dois-je pas pleurer, moi qui vous vois depuis votre naissance et qui vous verrai jusqu'à ma mort !... »
Que dites-vous de l'histoire du Prince Charmant, Madame, n'est-elle pas des plus bouffonnes, et ne mérite-t-elle point d'être écrite tout au long sur votre album ?
Permettez-moi de terminer cette lettre par deux mots de votre ami Alexandre qui ont couru le bal et qui ont eu quelque succès. Je vous ai dit, Madame, le malheur qui était arrivé à Alexandre en dansant la polka, malheur que Giraud vous a traduit par une vignette. Cet accident a rendu Alexandre légèrement maussade. Or, vous savez que c'est surtout lorsqu'Alexandre est maussade qu'Alexandre a de l'esprit.
Dans tous les pays du monde, même à Tunis, il y a des femmes qui font tapisserie tandis que les autres dansent. Deux sœurs, femmes de deux négociants de Tunis, modèles de beauté turque pouvant peser, l'une deux cents livres, et l'autre cent cinquante, étaient restées trois contre-danses sans danser. Laporte, qui tenait à ce que tout le monde s'amusât, alla trouver Alexandre et le pria d'inviter l'une des deux sœurs, tandis que lui-même inviterait l'autre.
Alexandre y consentit en grommelant. « Laquelle invitez-vous alors ? demanda Laporte. -Celle où il y en a le moins, » répondit Alexandre.
Après la contredanse, Rousseau lui montra une charmante jeune personne qui, au milieu de la joie de tous, gardait un certain air mélancolique qui lui allait à ravir. « Eh bien ? demanda Alexandre. -Eh bien ! vous voyez cette jeune fille ? -Oui. -Qui est si jolie ? -Qui est si jolie ; je la vois. -Qui est si distinguée ? -Qui est si distinguée ; après ? -Eh bien ! son père est aux galères. -Ah ! s'écria Alexandre, pourquoi ne l'a-t-on pas invité au bal ? il ne serait pas venu, et la politesse eût été faite. »
On aurait d'autant mieux pu inviter le brave homme qu'il n'y avait rien d'infamant dans son fait, et qu'il purgeait sur les galères de Son Altesse un vieux reliquat de conspiration.
Demain, à quatre heures, grand dîner donné à vos amis, Madame, par les douze consuls des douze puissances qui ont leurs représentants à Tunis et par tous les négociants européens. Le seul consul de la présence duquel nous ne jouirons pas est sir Thomas Ride, consul d'Angleterre, un des geôliers de Napoléon à Sainte-Hélène. Je ne sais pas si c'est lui qui ne voit pas ses collègues ou si ce sont ses collègues qui ne le voient pas. Je crois décidément que ce sont ses collègues qui ne le voient pas.
Le soir, grand bal en notre honneur au consulat de Sardaigne. Je gage que vous n'eussiez jamais cru, Madame, que l'on dansât avec tant d'acharnement à Tunis.

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