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Chapitre XXX
Départ

Après six jours de halte, qui ont passé comme une heure, nous venons de quitter Tunis pour nous rapprocher de vous, Madame, car Tunis était le point extrême de notre voyage.
Un dernier mot sur la ville, sur le bey, sur les habitants, sur le consulat sur tout le monde. Quelques pages enfin où je vais entasser tout ce qui a pu m'échapper de détails curieux dans les lettres précédentes.
Tunis a non seulement le tombeau de saint Louis, mais encore le collège Saint-Louis. Ce collège, à l'époque où nous nous trouvions à Tunis, était tenu par un directeur intérimaire, nommé monsieur Espinasse. Voici comment cet établissement fut fondé :
à la chapelle Saint-Louis, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, est attaché un digne ecclésiastique appelé l'abbé Bourgade, lequel comprit que la tâche, en traversant la mer et en s'exilant en Afrique, ne se bornait point à dire deux ou trois messes par an sur un emplacement qui fut bien plus sûrement un ancien temple païen que la couche funèbre du saint roi.
Avec la chapelle Saint-Louis, la civilisation n'avait qu'un pied en Afrique. L'abbé Bourgade résolut de l'y installer assez solidement pour qu'elle ne put jamais en être expulsée.
D'abord il fit venir quinze sœurs de charité appartenant à la congrégation de Saint-Joseph, fondée en France par la baronne de Vialar. Ces saintes filles fondèrent, concurremment, une sale d'asile, une école de jeunes filles et l'hôpital Saint-Louis.
Puis alors il rêva un collège de jeunes garçons.
Ce fut en 1832 seulement qu'avec un simple secours de mille francs que lui envoya le roi de France, monsieur l'abbé Bourgade parvint à fonder son collège, qui compte aujourd'hui plus de deux cents élèves apprenant à la fois et parlant avec une égale facilité le français, l'italien et l'arabe. Les vendredis et les samedis sont consacrés à des cours de chimie, de physique et de dessin linéaire.
Le roi, voyant les progrès que faisait cet admirable établissement, changea en une subvention annuelle de mille francs le secours qu'il avait d'abord accordé une fois. Mais c'est bien peu de chose que mille francs de rente pour un établissement qui manque à la première loi de son fondateur, c'est-à-dire à la charité, s'il ne reçoit pas gratis une portion de ses élèves.
Ne vaudrait-il pas mieux, en conscience, ne donner au Théâtre-Français, qui pourrait marcher sans subvention, s'il était bien conduit, que trois cent quatre-vingt mille francs, et envoyer vingt mille francs au collège de Tunis ?
Nous visitâmes le collège, que notre visite mit tout en rumeur. Quatre ou cinq élèves en retenue furent graciés à notre intention.
Une grande planche noire était rayée de plusieurs lignes arabes. Ces lignes étaient des sentences. Je me les fis traduire et j'en copiai trois ou quatre. Les voici.

Le mot qui t'échappe est ton maître. Celui que tu retiens est ton esclave.
La parole est d'argent, le silence est d'or.
Qui bat le chien frappe le maître.
Une âme sensible est toujours en deuil.
La patience est la clef de la joie, la précipitation est celle du repentir.
Quand même ton ami serait de miel, ne le lèche pas entièrement.

Ajoutons à toutes ces maximes une dernière qui, pour n'avoir pas l'avantage d'être inscrite sur la planche d'un collège, mais sur une simple muraille, ne m'en parut pas moins avoir son mérite. La voici :

Ne te marie point avec une veuve, dût sa joue ressembler à un bouquet en fleurs ; tu auras beau remplir et au-delà tous les devoirs que le mariage t'impose, tu ne l'entendras pas moins te dire sans cesse avec un soupir : Dieu veuille être miséricordieux envers mon pauvre défunt.

Tout en courant pour prendre congé, comme on met sur les cartes, nous rencontrâmes Giraud, moitié riant, moitié désappointé. Vous vous rappelez, Madame, cette charmante Mauresque dont je vous ai parlé, et qui avait eu le privilège d'attirer les regards de nos deux peintres ? Eh bien ! ils l'avaient suivie, encouragés par les regards de flamme qu'elle leur jetait à travers les plis de son haïk. Comme elle ne parlait pas français, comme ils ne parlaient pas arabe, on avait été obligé de recourir à la langue primitive, à la langue des Celtes, et ils s'étaient aperçus que la charmante Mauresque était un petit garçon.
Au reste, avouez une chose, c'est la difficulté qu'il y a en Orient de reconnaître au premier coup d'œil un jeune garçon d'une jeune fille : même beauté de forme, mêmes regards brillants, même lèvres vermeilles, mêmes dents de perles, et, avec cela, mêmes draperies, faisant valoir à la fois ce que l'on voit et ce qu'on ne voit pas.
Nous avions remis au dernier moment le soin de faire nos emplettes ; nous entrâmes vers deux heures au consulat, le bazar était ouvert.
Ah ! Madame, vous dire les tentations affreuses qui sont venues m'assaillir en face de ces colliers, de ces bracelets, de ces épingles ; en face de ces étoffes à larges bandes d'or de soie, de gaze ; en face de ces tapis de Smyrne et de Tripoli, de ces coffres d'écaille, de ces tables de nacre, ce serait renouveler un supplice déjà trop cruel.
Nos deux Arabes nous attendaient. Ils avaient chacun un petit paquet contenant un habit de rechange et un caban renfermant leurs outils. Ils étaient calmes et confiants, comme s'il se fût tout simplement agi pour eux d'aller à la Goulette. En m'apercevant, ils me prirent les mains, me les baisèrent, et m'appelèrent sid. Tout était dit, ils étaient à moi, le reste ne les regardait plus : c'était à moi de veiller sur eux pendant le voyage, c'était à moi de les protéger contre les dangers qu'ils ne connaissaient pas, mais qu'ils pensaient devoir exister, c'était à moi de les rendre au jour dit à leur patrie et à leur famille.
Ils emportaient deux poules, ne sachant pas où nous allions, et si dans le pays où nous allions il y aurait à manger pour le lendemain.
Paul usa toute son éloquence à leur faire comprendre l'inutilité de ces deux poules, mais ils ne voulurent entendre à rien, disant que si ce n'était pas pour eux, ce serait pour moi.
Le moment des adieux était arrivé, les matelots du Véloce, chargeant nos malles augmentées à chaque station de trois ou quatre caisses. Nous ne pouvions nous décider à quitter Laporte, Cotelle, Rousseau, notre excellent consul sarde, qui nous avait donné un si beau bal, nos excellents compatriotes, qui nous avaient donné un si bon dîner ; Sainte-Marie, enfin, qui allait repartir pour un de ces voyages si hasardeux qui sont devenus pour lui un jeu et qui sont restés pour tous ses amis une terreur.
Cinquante personnes nous accompagnèrent jusqu'à la plage, tandis que, du haut de la terrasse, les dames nous faisaient des signaux avec leurs mouchoirs.
La nuit venait rapidement, il n'y avait pas de temps à perdre : la lune ne se levait qu'à minuit, nous pouvions nous égarer sur le lac. Nous nous embrassâmes une dernière fois, et nous sautâmes dans les bateaux.
Tant qu'il fit un reste de jour, nos amis restèrent sur le rivage, mais enfin, peu à peu, la distance épaissit le voile grisâtre qui s'étendait entre nous, les objets finirent par s'effacer, se confondre et disparaître. Je tirai deux coups de fusil en signe de dernier adieu, et nous n'essayâmes même plus de rien voir : la nuit était venue.
Au bout d'une heure de navigation, nous nous aperçûmes que nous nous étions perdus sur le lac. En effet, rien n'indique le chemin que ces piquets à fleur d'eau dont j'ai déjà parlé, et qui, la nuit, deviennent à peu près inutiles, attendu qu'on ne les voit pas.
Enfin, après une autre heure de courses à l'aventure, nous vîmes devant nous une mare noire, et nous reconnûmes la Goulette. Juste en ce moment, monsieur Gaspari, qui se doutait de l'événement, apparaissait sur la jetée avec une torche. Il avait vu passer les barques qui allaient nous chercher, et il attendait notre retour.
Il fallut descendre, un punch nous attendait, et aux quatre coins du bol tout enflammé, des bouteilles de rosolio, de marasquin, et de deux ou trois liqueurs inconnues.
Alors il me fallut accepter le résultat de ses recherches depuis dix ans, des médailles, des fragments de mosaïques, des débris de statuettes. Ce fut une nouvelle caisse à ajouter aux autres caisses.
Je le priai de me montrer la salle où avait eu lieu le combat des deux cousins, il m'y conduisit. La muraille gardait encore la trace des balles, quoique les trous eussent été bouchés avec du plâtre.
Enfin nous songeâmes combien le Véloce devait nous attendre avec impatience. Nous brisâmes violemment tous ces liens hospitaliers, nous partîmes. C'était quitter une seconde fois Tunis.
Vers dix heures, nous étions à bord. Le capitaine avait fait préparer à souper, nous nous mîmes à table, et l'on appareilla.
à minuit, la lune se leva splendide. à sa pâle clarté, nous pûmes encore jeter un regard sur ce beau lac au-delà duquel nous devinions plutôt que nous ne voyions Tunis. Nous doublâmes le cap Carthage et tout disparut.

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