Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXIII
Gérard le tueur de lions

Les Arabes ne se souviennent que d'un tueur de lions. Il s'appelait Hassen. Il avait été chasseur d'Hamed-Bey, de Mameluck et de Braham-Bey. Il est mort sous ce dernier. Voici comment les Arabes racontent sa mort :
« Un lion rugit, Hassen marche à sa rencontre : on entend un coup de feu, puis un rugissement, puis un cri, puis plus rien. Hassen était mort. »
Hassen chassait le lion à l'aide d'affûts en pierre recouverts de troncs d'arbres et de terre ; il a tué aussi plusieurs lions, perché sur des arbres. Ses armes étaient une carabine rayée, deux pistolets et un yatagan. Il a chassé onze ans. Les Arabes ne s'accordent pas sur le nombre de lions qu'il a tués.
Le hasard réservait cette gloire à la France de donner un successeur à Hassen. Ce successeur est Jules Gérard, maréchal de logis aux spahis.
Jules Gérard est un homme de trente à trente et un ans, petit, mince et blond ; son œil bleu clair est doux et ferme à la fois, sa barbe est blonde et rare, son parler est doux et ressemble à celui d'une femme.
Il s'engagea en 1842 aux spahis de Bône. Il avait choisi ce corps parce que les spahis ne quittent jamais l'Afrique.
Il arriva à Bône en 1842. On essaya d'abord d'en faire une espèce de commis militaire. Au bout de trois mois, il s'ennuya de gratter le papier et demanda un cheval et un fusil. Dès lors, ce fut un des plus assidus tireurs de cible de la garnison. Bientôt, son escadron est licencié pour former celui de Guelma. Gérard demande à aller à Guelma. Guelma est à dix-huit lieues dans l'intérieur des terres. à Guelma, il y aura des combats, ou du moins des chasses. Il obtient cette faveur. Dès la troisième nuit, Gérard escaladait les remparts du camp pour aller chasser le sanglier, l'hyène et le chacal.
C'est à Guelma, que Gérard entendit parler pour la première fois de Hassen, des lions, des ravages qu'ils font, du danger qu'il y a à les combattre.
Toutes ces histoires que nous avons dites, Gérard les entendait raconter tous les soirs. Cette poésie du désert lui montait à la tête et le faisait rêver des nuits entières. Dans ses rêves, il se trouvait face à face avec ces terribles seigneurs de la montagne ; dans ses rêves, il luttait avec eux et n'avait pas peur.
Gérard résolut de faire oublier Hassen. Une grande habitude de la cible lui avait donné une justesse de coup d'œil et une sûreté de main que l'on commençait à vanter dans le pays.
Souvent Gérard disait aux Arabes : « Si quelque lion descend de la montagne, prévenez-moi, car moi aussi je veux être un tueur de lions comme Hassen, mais sans affût, sans le secours des arbres, al aïn drea. »

Premier lion
Vers le commencement du mois de juillet 1844, Gérard apprit qu'un lion ravageait l'Archioua ; chaque nuit, le seigneur de la montagne descendait dans la plaine, et prenait sa dîme sur les troupeaux. Gérard demanda un congé : on lui accorda une permission de trois jours.
En arrivant dans le douar arabe, on ne voulait pas croire que ce fût ce jeune homme, qui semblait un enfant, qui vînt du camp français pour lutter avec le lion. à ces hommes primitifs, il semblait qu'il fallait une puissante poitrine pour contenir un grand cœur, et que la force seule peut lutter contre la force.
Gérard ne perdit pas de temps et se mit en chasse aussitôt son arrivée. Mais le premier jour s'écoula en recherches inutiles. Le deuxième jour, Gérard fit conduire un troupeau de bœufs dans le bois de l'Archioua. Il suivait le troupeau, accompagné de deux Arabes. La journée se passa encore sans rien voir, mais, le soir venu, le lion commença de rugir.
Gérard m'a avoué qu'à ce premier rugissement son cœur avait battu. Mais nul ne s'en aperçut que lui, car il marcha droit au rugissement.
Tout à coup, au milieu de l'ombre flottante, il aperçut le lion à cinquante pas. De son côté, le lion avait vu le chasseur que, sans doute, il sentait depuis longtemps. à cette vue, sa queue s'agite, sa crinière se hérisse, il abaisse la tête vers la terre, la creuse de ses pattes de devant, rugit dans le trou qu'il a creusé, et marche droit à Gérard.
Les deux Arabes voulaient faire feu, mais, d'un geste impérieux, Gérard les arrêta. Il s'agissait pour lui de se mesurer seul avec le lion, et de s'assurer de lui-même au premier coup.
Le lion continuait d'avancer du même pas sans donner d'autre signe de colère qu'un balancement plus actif de sa queue, qu'un hérissement plus visible de sa crinière. Chaque seconde diminuait l'espace. Vu à cinquante pas d'abord, il s'était successivement rapproché à quarante, à trente, à vingt, à dix. Gérard était immobile et le tenait en joue depuis le moment où il l'avait aperçu. Peut-être le lion doutait-il que ce fût un homme.
Arrivé à dix pas de Gérard, le lion fit une pause. Un éclair brilla, le coup partit, le lion roula raide mort. La balle l'avait atteint juste au milieu du front, avait brisé le crâne et pénétré dans le cerveau.
Je demandai à Gérard pourquoi il avait attendu si près. « Je n'avais qu'un coup à tirer, répondit-il simplement. »
Le vainqueur revint au douar. S'il eût été seul, on ne l'eût pas cru. Les Arabes racontèrent la mort du lion. Le lendemain, on alla chercher le cadavre.
Le bruit se répandit rapidement par tout le pays qu'un Français allait droit à un lion quand il le voyait, et le tuait d'un seul coup. Aussi, au commencement du mois d'août suivant, Gérard reçut-il l'avis qu'un lion rôdait depuis huit jours aux environs du douar Zeouezi, et y avait fait de grands ravages parmi les troupeaux.

Deuxième lion
Cette fois, Gérard partit avec un autre brigadier de spahis, naturel du pays, et nommé Saadi-Bounard.
Après avoir pris dans le douar tous les renseignements qu'on pouvait leur donner, tous deux allèrent se placer dans un pli de terrain près d'Aïn-Lefra, au col de Sergi-el-Haouda, pour y attendre le terrible lion de la Mahouna.
Ils restèrent là une partie de la nuit sans rien voir, sans rien entendre, retenant leur souffle de peur que le moindre bruit dénonçât leur présence. Vers une heure et demie, Saadi-Bounar, fatigué d'attendre inutilement, s'était endormi.
Que dites-vous de ces hommes, Madame, qui s'endorment à l'affût du lion ?
Heureusement, Gérard veillait. Vers deux heures, au moment où la lune, qui avait brillé toute la nuit, venait de se cacher dans un nuage, Gérard crut voir se mouvoir comme une ombre incertaine. De moment en moment, cependant, la forme se dessine, et Gérard reconnaît qu'il est en présence de l'ennemi qu'il attend.
Cette fois, Gérard a une carabine à deux coups. Comme la première fois, Gérard ne se presse pas et attend immobile.
Le lion, qui lui-même croit avoir entrevu un ennemi, s'avance à pas lents et la tête haute, puis, d'un premier bond, se rapproche de vingt pas à peu près.
Après ce premier bond, Gérard et le lion se trouvaient à trente pas à peu près l'un de l'autre. Le lion alors flaire le vent, lève la tête, secoue sa crinière, bondit une seconde fois, et tombe à quinze pas à peu près de Gérard.
Cette fois, Gérard le prend au moment où il retombe. Le coup part, et un rugissement terrible annonce que le lion est blessé. Ce rugissement réveille Saadi-Bounard, qui se dresse vivement sur ses pieds et veut faire feu, mais Gérard l'arrête. Le lion se dresse sur ses pattes de derrière, battant l'air de ses pattes de devant. Le second coup de Gérard l'atteint en pleine poitrine.
Alors, Gérard se saisit de la carabine de son compagnon. Mais un troisième coup est devenu inutile, le lion se roule, déchire la terre, se relève, et retombe pour ne plus se relever.
Gérard rentre au camp suivi d'un grand nombre d'Arabes et rapportant la peau du lion de la Mahouna, comme Hercule celle du lion de Némée.

Troisième lion
Depuis plusieurs mois, un lion parcourait le pays des Ouled-Bouazis. Il désolait plus particulièrement la ferme de monsieur de Montjol. Appel est fait à Gérard qui, muni d'une permission de son capitaine, s'empresse de se rendre à Bône.
Le lendemain de son arrivée, c'est-à-dire le 28 février 1845, Gérard se met en quête. Sur la lisière des bois de Kunega qui dominent la plaine, il croit reconnaître des traces. Bientôt, il a acquis la certitude qu'il se trouve sur la passée du lion.
En attendant la nuit, il se rend alors au douar d'Ali-ben-Mohammed, où les Arabes s'empressent de lui offrir des galettes, des dattes et du lait, puis, après ce repas frugal, entendant les premiers rugissements de l'animal dans la montagne, il part, guidé par un seul Arabe qui lui indique le gué de Kunega pour être le passage favori du lion.
Gérard s'assied sur une pierre à six pas du passage, tandis que son compagnon se recule d'une trentaine de pas, et va chercher un abri derrière un lentisque.
Cependant, les rugissements, qui d'instants en instants deviennent plus formidables, indiquent non seulement que l'animal est sur pied, mais qu'il approche. Bientôt la direction qu'il suit est tellement indiquée par le bruit qu'il fait, que Gérard ne doute plus que, fidèle à ses habitudes nocturnes, il ne passe dans peu d'instants à l'endroit indiqué par l'Arabe.
En effet, vers huit heures, le lion arrive au gué, et, sans voir Gérard, passe à six pas de lui. Le chasseur l'ajuste avec son calme ordinaire, et lâche son coup presque à bout portant. Le lion n'a ni la force ni le temps de se retourner : frappé à l'improviste, il roule dans le gué avec des rugissement épouvantables. Gérard s'avance et le voit mangeant la fange dans le lit de la rivière.
Gérard, déjà habitué à ne pas se reprendre à deux fois, croit l'avoir blessé mortellement, et rentre au douar en indiquant la place où l'on trouvera le lion mort le lendemain.
Le lendemain, au point du jour, il revient au gué de Kunega ; mais le lion a disparu. Seulement, en cinq ou six endroits, la terre sanglante et déchirée témoigne de sa douleur. Ce jour-là, il fut impossible à Gérard de le retrouver. Toute la soirée et toute la nuit se passent à organiser une grande battue pour le lendemain.
Le lendemain, les Arabes se rendent en foule à la forêt, que l'on explore en tous sens, mais sans résultat. Malheureusement, la permission de Gérard expire le lendemain, et il faut qu'il abandonne la chasse. C'est la première fois qu'un lion lui aura échappé.
Vers trois heures, il quitte les Arabes et rentre au douar où il fait ses préparatifs de départ. Tout à coup, cinq ou six coups de feu retentissent et lui annoncent que toute espérance n'est pas perdue. Déjà à cheval pour partir, il met son cheval au galop dans la direction du bruit, et rejoint les Arabes qui, du plus loin qu'ils l'aperçoivent, lui criaient : « Le lion noir, tout noir, fils d'un sanglier et d'une lionne, plus grand qu'un cheval de bey, il est là devant nous dans le fourré : un lion plus terrible que lui est seul capable de l'en chasser. »
Au tremblement de son cheval, Gérard voit bien que les Arabes disent vrai. Il met pied à terre et s'avance seul vers le fort où de loin les Arabes ont vu entrer l'animal, et cherche à l'apercevoir en écartant les branches avec le canon de son fusil. Mais rien ne bouge dans le fourré.
Alors Gérard crie aux Arabes d'amener les chiens pour retrouver la trace qu'il croit perdue. Mais, avec leurs burnous, les Arabes font signe que ce lion n'a pas quitté son fort.
On se rappelle quelle superstition les empêche de prononcer le fameux ra-hena, il est là.
Cependant, deux Arabes, plus hardis que les autres, se détachent de la troupe, et s'avancent vers Gérard. L'un, armé d'un yatagan seulement, s'arrête à une soixantaine de pas de lui ; l'autre, armé d'un fusil, s'arrête à vingt pas à peu près. Ce dernier, tout en faisant signe à Gérard de s'apprêter, ramasse une pierre et la jette au milieu du buisson.
Au même instant, on entend craquer les branches, on voit s'ouvrir les cactus, et, comme s'il trouait une muraille, le lion arrive bondissant, reconnaît Gérard comme son ennemi de la veille, et s'élance sur lui.
à peine Gérard a-t-il le temps de mettre sa carabine à son épaule, le coup part et le lion, arrêté comme par la foudre, tombe et se relève. Mais un second coup le frappe, et cette fois il roule sans force au fond d'un ravin. Les Arabes accourent, mais, avant qu'ils soient arrivés, le lion à l'agonie ouvre une gueule pleine de sang.
Cette fois, on ne remit pas au lendemain de l'emporter. Quelques coups de fusil terminèrent son agonie, et le lion, mis sur un brancard, fut apporté au douar.
Au moment où le lion avait paru, l'Arabe au yatagan avait tourné le dos et confié son salut à la vitesse de ses jambes. L'autre au fusil, en avait d'abord fait autant, mais, au bout de quelques pas, il avait été pris d'un remords de conscience, et était revenu.
Le cadavre du lion fut placé en face de la tente du scheik, sous laquelle était réunis les Arabes du douar, et chacun d'eux vint l'apostropher à son tour, l'un lui demandant compte de son bœuf, l'autre de son cheval, celui-ci de son mouton, celui-là de son chameau.
Alors un des plus vieux de la tribu se leva, réclama le silence et dit :
« Mes enfants, c'est bien là le lion de Kunega, celui que nous entendions rugir tous les soirs dans la montagne, celui qui dernièrement força notre douar tout entier à se mettre sur pied avant le jour, celui qui a détruit les troupeaux de nos voisins, celui qui au Sidi-Denden a enlevé une jument et plusieurs bœufs, celui enfin qui s'est repu de sang humain en dévorant en plein jour un chrétien sur la route et un musulman au bord du ruisseau.
» Vous le voyez, mes enfants, le lion de Kunega est bien mort, mais le vrai lion vit encore pour terrasser tous ceux qu'il rencontrera.
» Honneur au brave Gérard, le tueur de lions, que sa mémoire reste avec nous, et qu'il emporte notre reconnaissance avec lui ! »
Le lion de Kunega était connu depuis plus de soixante ans.

Quatrième lion
Au mois de juillet suivant, Gérard attend un lion au gué de Boulergegh. Son attente est inutile jusqu'à onze heures du soir. Mais, à onze heures du soir, ce n'est pas un lion, ce sont trois lions qui arrivent.
Le premier qui aperçoit le chasseur s'arrête, mais, au moment où il s'arrête, Gérard lui brise l'épaule d'un premier coup de carabine. Le lion roule dans l'Oued-Cherf en rugissant, et ses deux compagnons épouvantés prennent la fuite.
Gérard, qui ne sait pas ce que le lion blessé est devenu, s'élance à sa poursuite. Mais, en arrivant sur le bord de la rivière, il se trouve face à face avec lui. Le lion a gravi la pente glissante et revient sur le chasseur.
Une seconde balle le rejette dans le lit de la rivière, mais sans le tuer. Sous cette deuxième atteinte, le terrible adversaire se relève encore, et ce n'est qu'à la quatrième balle qu'il tombe pour ne plus se relever.

Cinquième lion
Gérard, au mois d'août de la même année, traverse le pays de Bereban. Vers huit heures du soir, il entend rugir une lionne à deux cents pas de lui. Cette fois, il ne prend même pas la peine de s'embusquer et de l'attendre : il va droit à elle, lui brise le front d'une balle, et la tue du coup.
Sixième lion
Maintenant, veut-on voir Gérard narrateur ? Lisez la lettre suivante, où Gérard raconte au colonel Boyer une de ces terribles rencontres qui lui sont devenues familières :

Huit janvier 1846.
Mon colonel,
Je suis arrivé hier de la Mohouna, où j'étais depuis le 16 décembre, et je me fais un devoir de vous soumettre les détails de ma rencontre avec la lionne des Ouled-Hamza.
Depuis plusieurs jours, cette lionne venait attaquer les troupeaux du douar où je me trouvais, sans que je l'eusse jamais rencontrée.
Après avoir bien suivi ses traces pendant toute la journée du 5, je fis attacher une chèvre sur son passage habituel.
Il y avait à peine dix minutes que j'étais posté, lorsque la lionne montra sa tête sur la lisière du bois, à quinze pas de la chèvre, et, après avoir jeté un regard de précaution de chaque côté, elle se dirigea en courant vers sa proie. Elle en était à six pieds à peu près, quand une balle, l'atteignant à la tête, la renversa. Comme elle se roulait, la voyant se relever, je lui envoyai une seconde balle, et elle retomba.
Les Arabes, qui gardaient les troupeaux à cent pas de là, témoins de la scène, accouraient en poussant des cris de joie. Mais, tandis que, sans même recharger ma carabine, j'approchais de la lionne qui rugissait sourdement et raidissait ses jambes comme un animal qui se meurt, à notre grand étonnement, nous la vîmes se lever à deux pas de nous, retomber, se relever encore, et, d'une course assez rapide, regagner le bois.
Je rechargeai mon fusil, et nous nous mîmes sur ses traces. à partir de l'endroit où elle était tombée, endroit où elle avait laissé plus d'un litre de sang, nous l'avons suivie jusqu'à la nuit, sans jamais perdre sa trace : partout où elle tombait, c'était une mare de sang. De temps en temps, nous l'apercevions se dérobant avec peine devant nous, se traînant de broussaille en broussaille, mais jamais assez près pour lui donner le coup de grâce. La neige et la nuit nous ont obligés de rentrer.
Nous nous promettions bien de retourner à la forêt le lendemain. Mais, depuis, la neige n'a pas discontinué ; en outre, la fièvre m'a pris, et force m'a été de rentrer à Guelma après avoir reçu les félicitations et les remerciements des Arabes pour les avoir délivrés d'une lionne qui tous les ans venait passer l'hiver dans leur pays.
Ils m'ont promis en outre que, si le temps se remettait, ils iraient chercher la lionne et me l'apporteraient, mais la neige continue, et je ne sais pas trop quand ils pourront mettre leur projet à exécution.
J'ai l'honneur, etc.
Jules GéRARD.

Septième lion
Pendant le mois de mars 1840, une lionne vint mettre bas dans les bois appelés El-Ghela-ta-Debba, situés dans la montagne de Meziour dans le pays des Ouled-Hall-Hall. Le chef de cette tribu, nommé Zidem, fit alors un appel à Sidi-ben-Embarack, chef de la tribu des Beni-Foural, son voisin, et, au jour convenu, trente hommes de chacune de ces tribus se trouvaient réunis au sommet du Meziour au lever du soleil. Ces soixante Arabes, après avoir entouré en tous sens le buisson qui servait de fort à la lionne, et qui n'a pas trente mètres carrés, poussèrent plusieurs hourras, et, ne voyant point paraître la lionne, ils fouillèrent le buisson, et y trouvèrent deux lionceaux de l'âge d'un mois environ.
Ils se retiraient brusquement et en désordre, croyant n'avoir plus rien à craindre de la mère, lorsque le scheik Sidi-ben-Embarack, resté en arrière, aperçut la lionne sortant du bois et se dirigeant vers lui. Il appela aussitôt à son secours son neveu Messaoud-ben-Hadji et son ami Ali-ben-Braham qui accoururent aussitôt. Mais la lionne, au lieu d'attaquer le scheik qui était à cheval, fondit sur son neveu qui était à pied. Celui-ci l'attendit de pied ferme, et ne pressa la détente de son fusil qu'à bout portant. L'amorce brûla.
Alors Messaoud jette son fusil et présente à la lionne son bras gauche. Celle-ci le saisit et le broie. Pendant ce temps, Messaoud prend un pistolet à sa ceinture et le décharge à bout portant dans la poitrine de la lionne. Le pistolet était chargé de deux balles.
à ce coup, la lionne lâche prise, abandonne Messaoud, et s'élance, la gueule béante, sur Ali-ben-Braham qui, presque à bout portant, lui décharge son fusil dans la gueule.
Ali-ben-Braham essaie de fuir, met son cheval au galop, mais la lionne s'élance sur lui, le saisit aux deux épaules, lui broie la main droite d'un coup de dent, lui met à nu quatre côtes d'un coup de griffe, et expire sur lui.
Messaoud mourut vingt-quatre heures après le combat. Ali-ben-Braham vit encore, mais est demeuré estropié.
Le 24 février 1846, ce même scheik Sidi-ben-Embarack vint à Guelma, alla trouver Gérard et lui dit : « Une lionne est dans le Sebel-Meziour avec ses petits ; elle pille nos troupeaux. Le kaïd Zidem est allé sur les lieux avec son goum, mais aucun des cavaliers du kaïd n'a osé approcher du bois. Je viens te chercher. »
Gérard partit aussitôt avec lui, et, le lendemain, il se dirigea vers Meziour. Il était accompagné d'Omback-ben-Attman, frère du scheik, et d'un spahi.
Arrivé au sommet de la montagne, Gérard vit la lionne qui chassait à une distance de deux cents pas à peu près.
Gérard voulut aussitôt se mettre sur ses traces, mais Omback lui dit : « Le bois où sont les petits est là devant nous, il faut y aller. Quand tu auras les petits, il te sera facile, avec l'aide de Dieu, de tuer la mère. »
Gérard fut de l'avis de son compagnon. Il se dirigea vers le bois, et, après l'avoir fouillé en tout sens, il trouva, au pied d'un chêne à liège et au milieu d'une grande clairière, une jolie petite lionne âgée d'un mois environ.
Après avoir fait porter la petite lionne chez le scheik, Gérard alla au douar de Mohammed-ben-Ahmed, situé à un quart de lieue du bois, pour y prendre quelque nourriture et attendre le coucher du soleil.
Le soleil couché, il retourna au pied du chêne. Omback avait voulu l'accompagner, et se tenait près de lui. Vers huit heures du soir, les deux chasseurs entendirent les cris d'un lionceau. Gérard alla le prendre, et l'apporta au pied de l'arbre, espérant que ses cris attireraient la mère. Mais, toute la nuit, il attendit vainement.
Le lendemain, on fouilla la montagne, mais sans rencontrer la lionne. La lionne avait disparu.
On apprit depuis qu'elle s'était dirigée vers le djebel de Ledore. La petite lionne fut un peu malade, mais finit par guérir. Quant au jeune lion, il est d'une santé parfaite et s'appelle Hubert, sans doute en souvenir du patron des chasseurs.

Huitième lion
Le 25 août 1846, Gérard fut prévenu par un Arabe nommé Lakdar-ben-Hadji, du pays de Boulerbegh, qu'un lion, depuis un an à peu près qu'il se tenait dans les environs, lui avait déjà mangé 30 bœufs, 45 moutons et 2 juments. Gérard se rendit aussitôt dans la Mahouna.
Pendant trois nuits, Gérard le chercha inutilement. Le matin du quatrième jour, Lakdar vint lui annoncer qu'un taureau noir manquait au troupeau, et qu'il avait sans doute, pendant la nuit, été la proie du lion. Gérard se mit alors en quête du taureau.
Au bout d'une heure de recherches, on retrouva l'animal mort et à peine entamé. Un arbre s'élevait à six pas du taureau. Gérard s'y appuya et attendit le lion.
Vers les huit heures du soir, le lion parut, et s'avança droit sur Gérard. Arrivé à dix pas du chasseur, le lion s'arrêta une seconde.
Gérard profita de cette seconde et fit feu. La balle creva l'œil droit du lion, et pénétra dans le cerveau.
à cette blessure terrible, le lion se leva sur ses pattes de derrière, battant l'air de ses pattes de devant et rugissant de colère et de douleur. Gérard profita de la cible que lui offrait son ennemi, et lui envoya une balle dans la poitrine. Le lion tombe, se roule, se relève, et s'avance vers Gérard, qui fait la moitié du chemin, et le frappe de son poignard.
Mais, sur la route du cœur, la lame du poignard rencontre l'os de l'avant-bras du lion et se brise sur cet os. Gérard bondit en arrière, gagne du terrain, recharge son fusil et achève le lion à l'agonie en lui envoyant deux autres balles.

Neuvième lion
C'était à la chasse de ce lion que se trouvait Gérard, lorsque nous arrivâmes à Bône.
Ce lion, ou plutôt cette lionne, avait deux lionceaux d'un an, ce qui la rendait d'autant plus terrible aux habitants de l'Archioua, attendu qu'elle chassait pour trois gueules éternellement affamées.
Gérard l'attendit près d'un cheval qu'elle avait tué la veille et traîné au fond d'un ravin. à neuf heures, il la vit s'avancer, suivie de ses deux lionceaux déjà gros eux-mêmes comme des chiens de Terre-Neuve.
Un des lionceaux portait la dent sur le cheval, lorsque la lionne aperçut Gérard, s'élança sur le lionceau et le chassa.
Puis, le lionceau en sûreté, elle s'avança, glissant de broussailles en broussailles comme un serpent. Un buisson la séparait de Gérard. Elle se glissa rampante sous le buisson, et, au bout d'un instant, Gérard vit à travers les feuilles apparaître la tête de l'animal à huit pas de lui. Une balle au milieu du front la tua raide.
Voilà où en était Gérard de ses exploits, lorsque nous arrivâmes à Bône. Depuis, je l'ai revu à Paris, et c'est de sa bouche même que je tiens ces détails que je mets sous les yeux de mes lecteurs.
Maintenant, l'avenir de Gérard lui est fatalement indiqué. De tous les côtés de l'Algérie, on vient le chercher. Il ne peut ni ne veut reculer.
Il laissera sur le littoral de l'Afrique la réputation de l'Hercule néméen, et, dans ses chants d'un jour, l'Arabe dira de lui comme d'Hassen : « Un lion rugit ; Gérard marche à sa rencontre ; on entend un coup de feu, un rugissement, puis un cri, puis plus rien. Gérard était mort ! »
Le Journal des Chasseurs a fait cadeau à Gérard d'un magnifique couteau de chasse exécuté par Devisme, l'arquebusier artiste.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente