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Chapitre XXXVIII
L'assaut

Celui-là aussi était un vieux général de l'Empire. Né à Brienne-le-Château, le 17 décembre 1773, il était entré au service comme sous-lieutenant sortant de l'école d'artillerie de Châlons, le 1er septembre 1792 ; le 1er juin 1793, il était lieutenant, et, le 20 avril 1795, capitaine.
Pendant cet intervalle, il avait assisté aux sièges de Charleroy, de Landrecies, du Quesnoy, de Valenciennes, de Condé, de MaĆ«stricht, et au passage du Rhin à Neuwied. Chevalier de la Légion d'honneur en 1804, il avait fait, en qualité de sous-chef d'état-major d'artillerie, la campagne de 1806. Colonel à Iéna, officier de la Légion d'honneur à Eylau, chaque bataille à laquelle il avait assisté lui avait donné, ou un grade, ou une distinction. En 1808, il avait reçu le commandement de l'artillerie du troisième corps à l'armée d'Espagne. Nommé général de brigade le 22 août 1810, il vit le siège de Lérida, que le grand Condé voulut prendre avec des violons, et que le régent prit avec une autre musique ; de Méquinenza, de Tarragone, de Tortose et de Valence. Général de division le 6 août 1812, et, l'année suivante encore, à l'affaire de Castella.
Napoléon tombé, le général Valée était rentré en France, où il avait rempli les fonctions d'inspecteur général de l'artillerie. Napoléon de retour, le général Valée défendit l'agonie du géant avec le cinquième corps qu'il commandait. Nommé inspecteur général, rapporteur, puis président du comité d'artillerie, il venait enfin de succéder, sous Louis-Philippe, au commandement général de l'Algérie, laissé vacant par la mort du comte de Danrémont.
Nos soldats connaissaient leur nouveau gouverneur, ils l'avaient vu à l'œuvre, ils avaient confiance en lui.
La mort du comte de Danrémont fut donc une cause de tristesse, mais non de découragement pour l'armée. D'ailleurs le général Valée ne lui donna pas le temps de se décourager : le 12 octobre, à neuf heures du matin, toutes les batteries recommencèrent à jouer. Pendant la nuit, les assiégés avaient voulu réparer la brèche, mais, aux premiers coups de canon, leurs sacs de laine et leurs débris d'affûts roulèrent dans le fossé. Bientôt on en arriva aux terres qui jaillirent sous chaque boulet. Peu à peu, les dernières pierres se détachèrent, le massif de terrain qui était derrière commença de paraître à nu et sans défense, résista peu, s'éboula, et en s'éboulant forma le talus. Dès lors, la brèche parut assez praticable pour que l'on pût fixer l'assaut au lendemain.
Au moment même où l'on venait de prendre cette détermination, on vit apparaître un parlementaire. Achmet-Bey avait réfléchi, il demandait la reprise des négociations.
C'était à notre tour de parler en maître. Le général Valée répondit qu'il n'écouterait d'autres propositions que la reddition pure et simple de la place. Achmet refusa de se rendre à discrétion, et la canonnade continua.
Dans la matinée, les dispositions avaient été prises pour la formation des colonnes destinées à l'assaut, fixé, comme nous l'avons dit, au lendemain 13.
Ces colonnes étaient au nombre de trois. La première, aux ordres du lieutenant-colonel Lamoricière, se composait :
1o De quatre cents zouaves et soldats d'élite du 2e léger, commandés par le chef de bataillon de Sérigny, de ce dernier corps ;
2o De cinquante sapeurs du génie.
La deuxième, aux ordres du colonel Combes, se composait :
1o De cent hommes du 2e bataillon d'Afrique ;
De cent hommes du 2e bataillon ;
De cent hommes de la légion étrangère ;
De quatre-vingts sapeurs du génie,
tous commandés par le chef de bataillon Bedeau.
2o De trois cents hommes d'élite du 47e, sous les ordres du chef de bataillon Leclerc ;
Enfin la troisième colonne, dite de réserve, commandée par le colonel Corbin du 17e léger, était composé des compagnies d'élite de ce corps ; d'un bataillon de tirailleurs ; et du 11e de ligne, chef de bataillon Fale.
Ce fut une chose curieuse à voir, que l'émotion produite dans l'armée par cette distribution faite aux plus braves pour jouer leurs rôles dans le drame du lendemain.
Toute la nuit, les batteries tirèrent afin d'empêcher les assiégés d'aggraver les difficultés que présentait la brèche comme ils avaient fait la nuit précédente.
Vers trois heures du matin, deux officiers allèrent la reconnaître : c'étaient le capitaine Boutant, du génie, et le capitaine Garderens, des zouaves.
Tous deux sortirent de la batterie suivis par tous les yeux, et s'avancèrent jusqu'au pied du talus. La nuit était transparente, et, à travers, on voyait ces deux braves officiers s'avancer d'un pas égal vers la muraille. à cinquante pas du rempart, ils furent reconnus par les assiégés, et furent salués à l'instant même par une effroyable fusillade. Heureusement, aucune balle ne les atteignit, et ils rentrèrent sains et saufs, annonçant que la brèche était praticable. Seulement, la pente était raide et difficile.
à quatre heures du matin, les deux premières colonnes étaient réunies derrière la batterie de brèche, où se trouvaient le général en chef, monseigneur le duc de Nemours, les généraux de Fleury, commandant le génie ; de Caraman, commandant l'artillerie ; et Perregaux, chef d'état-major, le même qui, la veille, avait reçu une blessure en soutenant le général Danrémont, mais qui, malgré cette blessure, s'était fait transporter pendant la nuit au poste d'honneur. La première colonne était établie dans la place d'armes à droite de la batterie de brèche, la seconde dans le ravin servant de communication couverte, et la troisième derrière un grand bâtiment en ruines s'élevant sur le bord de la rivière.
à six heures, le feu commença pour élargir la base de la pente et diminuer la raideur du talus.
Ce fut au milieu de cette canonnade, que le jour apparut. Le soleil était beau, pur, radieux, un vrai soleil de combat, chaud et clair, et tel qu'il convient à des hommes qui vont marcher à la mort sous l'œil de Dieu.
De leur côté, les gens de la ville comprenaient que le moment décisif approchait ; ils accouraient à flots pressés, et couvraient les talus qui surmontent les escarpements du sud. C'était un de ces rassemblements d'attente inquiète comme on en voit sur les plages de la mer à l'approche des tempêtes. Tout cela était en proie à cette activité incertaine et flottante que donne aux populations le mouvement des flots.
à sept heures du matin, tout fut prêt. La colonne Lamoricière et les zouaves se tenaient collés contre l'épaulement de la batterie de brèche, la tête de colonne appuyée à l'ouverture ménagée dans le parapet. Il se faisait un grand silence.
Au milieu de ce silence, on entendit quelques mots prononcés à voix base par monsieur le général Valée à monseigneur le duc de Nemours, commandant du siège.
Ces mots étaient le signal de l'assaut. Aussi furent-ils devinés, et, comme si le feu eût déjà été mis à une mèche, les paroles du duc de Nemours firent éclater l'explosion.
En effet, à peine le commandement : « En avant, marche ! » était-il prononcé, que le colonel Lamoricière, les officiers du génie et les zouaves s'élancèrent des retranchements, et s'avancèrent au pas de course vers la brèche, mais à un pas continu ; il ne fallait point user son haleine à franchir la distance, et mieux valait pour les soldats arriver à la brèche impatients que lassés.
C'est toujours un grand et magnifique spectacle qu'un assaut. Mais, dans une ville orientale, le spectacle devient plus grand et plus magnifique que partout ailleurs. Le pittoresque de la situation, l'étrangeté de la forme, l'originalité du costume, l'acharnement de la défense grandissent l'action de tout ce reflet magique que la poésie jette sur les choses humaines.
Ainsi tous les yeux étaient fixés, toutes les poitrines haletantes. On voyait la longue colonne s'approcher sous le feu, qui semblait fouetter sa course au lieu de la ralentir, puis on vit sa tête disparaître dans le fossé, reparaître sur le talus, ramper en gravissant la brèche, puis couronner l'ouverture. Puis, s'élevant au-dessus de toutes les têtes, le drapeau que portait le capitaine Garderens flotter un instant et se fixer sur la crête de la muraille échancrée. C'était le premier drapeau français qui eût flotté sur les remparts de Constantine.
Mais, pour être maîtres de la brèche, nos soldats étaient loin de s'être créé une entrée dans la ville. Au sommet du talus où ils étaient arrivés, commençait pour eux l'inextricable réseau des rues arabes, aspect plus terrible que la vue de tous les remparts, obstacle inconnu plus insurmontable que tous les obstacles connus. Là s'étend un labyrinthe de constructions incompréhensibles, des enfoncements qui semblent ouvrir des passages qui n'aboutissent à rien, des apparences d'entrées sans issues, des semblants de maisons dont il est impossible de distinguer les côtés, de désigner les faces, puis du feu partout, des canons de fusil passant par chaque ouverture, une grêle de balles cliquetant sur les armes ou s'amortissant avec un bruit sourd dans les chairs, voilà ce que voit, ce qu'entend, ce qu'éprouve la première colonne arrivée au couronnement du talus.
Alors la petite troupe se divise en trois corps, ou plutôt en trois compagnies. La compagnie de droite, sous les ordres du capitaine Sauzai ; la compagnie de gauche, sous les ordres du chef de bataillon de Sérigny ; le centre, sous les ordres du colonel Lamoricière.
On comprend qu'au milieu du feu, tous ces mouvements que nous allons raconter sont rapides comme la pensée.
Le capitaine Sauzai, qui va opérer à droite, jette les yeux autour de lui, traverse un petit plateau formé de décombres amoncelés, et aperçoit au-dessous de lui, au pied d'un grand édifice dont on pouvait voir du Coudiat-Aty le sommet débordant le rempart, une batterie de rempart dont les canonniers restés fermes à leurs postes sont prêts à défendre les pièces. Sans tirer un seul coup de fusil, à l'ordre du capitaine Sauzai, les zouaves se précipitent à la baïonnette sur la batterie. à l'instant, tout s'enflamme en face et autour de cette poignée d'hommes qui devient le centre d'un cercle de feu. Le lieutenant de la compagnie a le bras fracassé de trois balles, une douzaine de zouaves tombent dans l'intervalle, mais ce qui reste debout se précipite sur la batterie et tue sur leurs pièces les canonniers turcs qui ne tentent pas même de fuir.
La batterie éteinte, le capitaine Sauzai regarde autour de lui ; à une demi-portée de fusil, une autre batterie s'élève derrière une barricade formée de charrettes et d'affûts brisés. Un instant le désir lui prend d'éteindre cette seconde batterie comme il a fait de la première, mais il faut qu'il s'engage dans un défilé entre deux feux ; mieux vaut entrer dans ce grand édifice que nous avons signalé et en chasser ses défenseurs. Une porte est aussitôt enfoncée, quelques Arabes sont tués en se défendant, mais le plus grand nombre fuit, s'échappant par des issues qu'eux seuls connaissent. Une fois maîtres de ces immenses constructions, les zouaves s'orientent, reconnaissent qu'ils sont dans un magasin à grains. Ils descendent par les fenêtres à l'aide d'échelles apportées à tout hasard, se reforment, marchent aux canonniers qui, voyant la position tournée, paraissent moins décidés que leurs camarades de la première batterie à se faire tuer sur leurs pièces. En effet, quelques-uns seulement restent et soutiennent l'attaque, les autres se dérobent par des ruelles et des faux-fuyants. La colonne de droite a renversé son dernier obstacle, terrassé sa dernière résistance.
C'est aux sapeurs et aux soldats du génie à ouvrir maintenant des communications plus avancées.
à gauche, le courage a été le même, mais le succès différent. Un bâtiment en saillie, dont la base a été minée par les boulets, resserrait un étroit passage dans lequel s'engagent le capitaine Sérigny et ses hommes, appartenant tous au 2e léger. Tout à coup, le mur s'ébranle, vacille et s'écroule ; tout un plan de maçonnerie couvre tout un flot d'hommes ; plusieurs sont tués et ensevelis ; un plus grand nombre de blessés soulèvent les pierres qui s'agitent avec une effrayante mobilité ; des cris, des gémissement s'élèvent de ce chaos. Le capitaine Sérigny, enveloppé sous les décombres jusqu'à la poitrine, se tord dans une agonie désespérée, s'épuise en efforts impuissants, et sent se briser peu à peu tous les os de sa poitrine.
Un dernier cri de douleur indique que le cœur vient de se briser comme le reste.
Pendant ce temps, la colonne du centre est restée en face de la véritable difficulté, de la véritable résistance, du suprême péril. On foule un terrain factice, on s'agite dans l'étroit espace que nos boulets ont déblayé au haut de la brèche. Quelle communication existe entre ce terrain et les terrains avoisinants ? c'est ce qu'il est impossible de découvrir. Les terres remuées, les décombres amoncelés se sont superposés au sol primitif, ont envahi les issues, obstrué les portes, défiguré les localités.
On se croyait dans une rue, on est sur les toits.
Quelques-uns dépassent les autres comme des citadelles. D'est de ceux-là qu'il faut occuper afin de reconnaître le terrain. On apporte des échelles, et deux lignes d'attaque commencent : l'une, qui paraît sur la terre ferme ; l'autre, aérienne et suspendue, et qui semble à dix ou quinze pieds au-dessus de la première.
à l'un des premiers toits escaladés ainsi, le capitaine Sauzai, qui vient de faire sur la droite le beau mouvement que continuent les sapeurs et les hommes du génie, est tué.
Enfin, après avoir sondé plusieurs ouvertures fermées, plusieurs couloirs qu'on trouve sans issues, on parvient à une espèce de voûte qui, au bout de quelques pas, s'élargit et semble se décider à pénétrer dans la ville. à droite et à gauche d'ailleurs, sont pratiqués ces enfoncements carrés qui indiquent un bazar. Ce sont les boutiques des marchands, boutiques fermées par des planches et des volets.
Quelques soldats s'y engagent, mais, à peine ont-ils fait quelques pas dans le sombre couloir, qu'une fusillade éclate à droite et à gauche. Chaque niche est une espèce de guérite qui renferme un ou deux combattants. Mais le bruit de la fusillade, au lieu d'éloigner nos soldats, les attire. Du renfort arrive aux premiers engagés. Ils s'élancent si rapidement, que les Arabes n'ont pas le temps de recharger leurs fusils. Ils n'ont plus que leurs yatagans, médiocre défense contre nos baïonnettes. Leurs renfoncements, au lieu de demeurer une protection, deviennent dès lors un piège où ils sont pris. On les y poignarde ; plusieurs sont cloués contre la muraille. Quelques-uns cependant parviennent à fuir ; on les poursuit, mais ils disparaissent comme des spectres qui s'enfoncent à travers une muraille. Nos soldats avancent en se demandant les uns aux autres la raison de ce prodige. Tout à coup, ils se heurtent à une porte que l'on vient de refermer. Une autre porte de pierre est jetée d'un côté à l'autre de la ruelle, des battants de bois ferrés interceptent le passage. C'est un nouvel obstacle à surmonter, mais, sans s'y attendre, on l'a prévu. On appelle les sapeurs qui portent les sacs de poudre. Si l'on ne peut enfoncer la porte, on la fera sauter. Tout à coup, la porte s'ouvre d'elle-même, une fusillade terrible éclate, venant de l'intérieur de la ville. Deux capitaines et une quarantaine d'hommes formant la tête de colonne tombent, tués et blessés, encombrant le passage devenu plus impraticable par l'amoncellement des cadavres qu'il ne l'était par la réunion du bois et du fer.
Pendant que ces choses se passent dans l'intérieur de la ville, le général en chef, qui ne peut apprécier les difficultés qui à chaque pas se passent devant le colonel de Lamoricière et ses hommes, ordonne au colonel Combes du 47e de ligne de partir avec son premier bataillon, de rejoindre la première colonne et de l'appuyer au besoin.
Le colonel Combes et ses hommes arrivent au pied du rempart, mais là, le colonel Lamoricière lui crie de s'arrêter pour éviter l'encombrement, et le colonel Combes attend, l'arme au pied.
C'est pendant qu'il attend, que le colonel Lamoricière s'engage dans le couloir qui conduit à la rue Marchande, et, la porte ouverte, voit tomber toute sa tête de colonne sous le feu de l'ennemi.
Le moment est venu d'appeler le colonel Combes : on ne sait pas combien d'hommes on laissera dans l'effroyable souterrain.
Le colonel Combes envoie la compagnie franche, composée de soldats de choix du 2e bataillon d'Afrique. Elle arrive au pas de course, et s'engage à son tour dans le couloir. On est soutenu, on peut donc charger.
Mais à peine le cri : « En avant ! » est-il sorti des lèvres du colonel Lamoricière, que quelque chose d'étrange ou plutôt d'incompréhensible s'accomplit : tout à coup, un bruit pareil à un coup de tonnerre se fait entendre. Tous les soldats engagés sous la voûte sentent la terre trembler et voient les murailles se mouvoir. En même temps, la lumière disparaît, l'atmosphère cesse d'être respirable, on avale du feu, on se sent étreint, enveloppé, frappé tout à la fois. à la première explosion violente succèdent des explosions plus faibles, qui éclatent au milieu des rangs, jettent une flamme rouge et s'éteignent, redoublant l'obscurité et l'étouffement. Les uns croient s'enfoncer dans un abîme, les autres croient être lancés dans les nuages. Tous voudraient crier, car tous souffrent, mais aucun n'a de voix. Enfin, le jour reparaît, peu à peu l'air rentre dans les poitrines, chacun commence à comprendre que quelque mine vient d'éclater. Mais, avec le jour, la respiration, la conscience de la douleur est revenue. Ils se regardent les uns les autres et s'épouvantent de ne plus se voir. La fumée a disparu, mais le feu les enveloppe encore. Ils essaient de fuir, le feu est attaché à eux, il les suit, il les ronge. Quelques-uns sont entièrement dépouillés de leurs vêtements et ont de larges sillons sur le corps ; d'autres sont entièrement dépouillés de l'épiderme. Ce sont des écorchés qui marchent, qui hurlent, qui délirent. Ceux qui ont le moins souffert ont les mains et le visage brûlés.
Voici ce qui était arrivé : La bourre d'un fusil avait mis le feu à une quantité considérable de poudre apportée la veille près de la porte par les indigènes et contenue dans un simple coffre de bois.
Cette première explosion avait été surtout funeste aux indigènes ; mais, du coffre de bois, la flamme avait gagné les sacs à poudre des sapeurs, et, des sacs à poudre des sapeurs, elle avait atteint les gibernes des soldats ; de là ces explosions partielles qui avaient dévoré tous ces hommes comme ensevelis dans un soupirail de l'enfer.
Tous les soldats engagés sous la voûte furent atteints par le feu ; quelques-uns furent immédiatement asphyxiés, d'autres furent mutilés et tombèrent sur la place, respirant encore. Enfin, le plus grand nombre put se retirer vers la brèche.
Il y avait eu un moment de confusion terrible, un moment de vertige où tout avait tremblé, sol et murailles, où l'air, solidifié pour ainsi dire, étouffa ceux qui la respirèrent. Les indigènes profitèrent de ce moment. La première explosion les avait écartés. Mais bientôt, placés en dehors de la voûte, ils purent mesurer le danger, et comprirent que le danger ne les menaçait plus.
Alors ils revinrent à la charge, s'élançant comme à une curée, déchargeant leurs fusils au hasard sous cette voûte pleine d'hommes, de fumée, de terreur et de cris. Puis, leurs fusils déchargés, ils se jetèrent à corps perdu sur cette multitude folle de douleur, qu'ils fouillèrent à grands coups de yatagan et de flissas.
Ce fut un terrible moment pour les troupes du colonel Combes, qui, au nombre de trois cents environ, se tenaient sur la brèche, et en dehors de l'activité de ce gaz enflammé, lorsqu'elles virent reparaître cette colonne noircie, ces hommes brûlés, ces spectres de feu. Une commotion spontanée, électrique, irrésistible, frappa tous les cœurs du même coup. Le cri : « En avant ! » s'élança de toutes les bouches. Le colonel Lamoricière, le visage brûlé, les yeux éteints, ne pouvait se soutenir debout ; on le croyait blessé mortellement. Le colonel Combes prit le commandement, ordonna aux tambours de battre, aux clairons de sonner, et s'élança à son tour dans l'effroyable voie où gisaient les débris de la première colonne, à moitié brûlés.
La bravoure du colonel Combes était proverbiale dans l'armée. Il aborda donc franchement l'ennemi, qu'il rencontra au sortir de la porte, à l'entrée de la rue Marchande. Les indigènes s'étaient embusqués presque en face de la porte, derrière un amas de débris et de cadavres formant une espèce de barricade. Il fallait les chasser de là.
Le colonel Combes ordonna à une compagnie de son régiment d'enlever cette barricade, et promit la croix au premier qui la franchirait.
Aussitôt la compagnie se précipite, un lieutenant la devance, la gravit, et va s'élancer de l'autre côté, lorsque tout à coup il retombe en arrière sous une décharge terrible. On le croit mort, mais il se relève ; le pied lui a manqué, sa chute lui a sauvé la vie. Ceux qui venaient derrière lui sont foudroyés.
Au même instant et coup sur coup, le colonel reçoit deux balles dans la poitrine. Mais il reste debout, s'appuie au mur, s'assure que son mouvement s'exécute et que la barricade est emportée.
Alors il se détache de la muraille, reprend le chemin par lequel il est venu, traverse la route et reparaît sur la brèche déserte en ce moment.
Le général en chef, le duc de Nemours et les généraux qui les entouraient, le virent descendre lentement, s'approcher d'un pas raide et mesuré, du pas d'un cadavre. Ils l'attendirent, ne comprenant rien à ce mouvement qui n'avait plus rien de vivant.
Lorsque le colonel Combes fut en face d'eux, ils comprirent. Son visage était couvert d'une pâleur mortelle, et deux sillons de sang ruisselaient de sa poitrine.
« Monseigneur, dit-il au duc de Nemours d'une voix calme et ferme, je suis blessé mortellement, mais je meurs heureux, car j'ai vu une belle journée pour la France. La ville est à nous. Hélas ! plus heureux encore que moi sont ceux qui survivent, car ils parleront de la victoire ! »
Puis il fit quelques pas et s'affaissa sur lui-même. La force ne l'avait soutenu que juste le temps nécessaire à donner ce spectacle d'une mort digne en fierté sereine des plus belles morts de l'Antiquité.

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