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Chapitre XXXIX
La fuite

Le colonel Combes s'était trompé : la ville n'était pas encore prise, mais on était en train de la prendre.
Au fur et à mesure que, de la batterie de brèche, on voyait la première colonne s'enfoncer dans la ville et disparaître, on envoyait de nouvelles forces, mais par fractions peu considérables afin d'éviter l'encombrement.
Il en résulta que la troisième colonne tout entière était déjà disparue sans que se fût un moment élargi le cercle des opérations intérieures. D'ailleurs, un mouvement d'hésitation avait naturellement résulté de la mise hors de combat du colonel Lamoricière et de la mort du colonel Combes.
Cependant, restaient un colonel et trois chefs de bataillon : le colonel Corbin du 17e léger et les chefs de bataillon Bedeau, Leclerc et Pâté.
Une fois arrivé au point où on en était, une pensée instinctive chez les officiers comme chez les soldats fit comprendre à chacun que la caserne des janissaires, dont le feu pouvait intercepter la communication extérieure entre la brèche et la batterie, était le point le plus urgent à conquérir.
Donc, pendant qu'une partie des troupes continuait le combat dans la rue Marchande, le plus grand nombre des hommes de la deuxième colonne et une fraction de la troisième qui venait d'entrer dans la ville se jetèrent dans la première rue à droite qui conduisait à cette caserne.
à la vue de nos soldats débouchant par la rue adjacente, toutes les fenêtres s'enflammèrent à la fois. Mais, cette première décharge éteinte, soldats du 3e bataillon d'Afrique, les soldats du 47e, du 17e léger et la légion franche, escaladèrent les toits des maisons voisines en se faisant la courte échelle. Arrivés sur les toits, ils parvinrent à communiquer avec les parties supérieures de la caserne. Au bout de dix minutes elle était prise.
La caserne prise, on gagna la place aux Chameaux. Là, se trouvait une maison à arcades dont il fallut faire le siège. Elle était défendue par les Mozabites.
Trois fois les officiers ramenèrent leurs soldats à l'assaut, trois fois le courage le plus acharné échoua au pied des murailles. La rue se joncha en moins d'un quart d'heure de morts et de blessés. Les indigènes employaient des balles ramées et qui faisaient des plaies atroces. Enfin, une quatrième tentative fut plus heureuse, on se rendit maître de la maison, et, presque au même instant, on aperçut à l'angle d'une rue un homme qui montrait son bras seulement, abritant le reste de son corps derrière la muraille en criant : « Barca ! Barca ! »
C'était Ben-Adjouz, un des principaux chefs de la ville. On lui cria d'approcher, et les mêmes soldats qui venaient, au milieu du feu qui les décimait, de jurer l'extermination de tous les habitants de la ville, oubliant le serment terrible pour ne plus voir que des vaincus, reçurent, l'arme au pied et avec cette gaîté curieuse qui est particulière à la nation, le parlementaire effaré qui s'avançait tout tremblant.
Ben-Adjouz n'était que l'avant-garde des notables qui venaient en députation auprès du général en chef. Rassuré par la réception qui lui était faite, il rassura le reste de la troupe par un signe. Les notables s'avancèrent, chacun d'eux prit le bras d'un soldat et la députation fut conduite d'abord au général Rulhières qui venait d'arriver dans la rue Marchande, et ensuite à la batterie de brèche où se tenait le général en chef.
Le général prit la lettre des mains de Ben-Adjouz et se la fit traduire. Le conseil municipal rejetait toute la responsabilité de la défense sur les kabyles et les étrangers soldés. Il demandait notamment que l'on acceptât la soumission de la ville.
L'aman fut accordé plein et entier, et l'ordre donné aux habitants d'ouvrir leurs maisons sous la garantie de la discipline française. Les habitants obéirent et purent alors juger de notre religion à tenir la parole donnée. Pas un meurtre, pas un viol ne fut commis, ni même tenté.
Mais cette générosité, à peine comprise de ceux qui étaient restés chez eux et qui la voyaient, n'avait pu malheureusement être devinée par la malheureuse population qui s'était réfugiée dans la Casbah. Il en résulta que le détachement français envoyé par le général Rulhières pour prendre possession de la forteresse trouva la forteresse vide, à l'exception de quelques Kabyles qui, fuyant à leur approche, tirèrent quelques coups de fusil encore, et disparurent sur la pente du ravin.
Les soldats coururent, croyant arriver à une pente praticable, où les attendait un dernier combat. Mais, quand ils furent arrivés en courant sur l'escarpement du Rummel, ils se rejetèrent en arrière en poussant un cri de terreur.
Ils venaient en effet d'apercevoir un terrible spectacle.
Un talus extrêmement rapide conduisait de la terrasse de la Casbah sur une muraille de rochers verticaux dont le pied s'appuyait à un massif de pierres aiguës et tranchantes. Là, sur ces aiguilles, sur ces pics, sur ces lames de granit, gisaient brisés, sanglants, mutilés, trois ou quatre cents corps d'hommes, de femmes et d'enfants. Au premier aspect et à la manière dont ils étaient étendus pêle-mêle les uns sur les autres, on eût pu les prendre pour un amas d'habits et de haillons ensanglantés. Mais, en se penchant sur l'abîme, on apercevait comme une dernière ondulation, comme un souffle suprême agitant ces masses flasques et informes. Puis, en forçant le regard de s'arrêter sur ce hideux tableau, on arrivait à distinguer des têtes soulevées, des bras mouvants, des jambes crispées frissonnant dans les dernières convulsions de l'agonie. Des cordes rompues, flottant attachées aux pitons supérieurs, se balançaient dans l'espace.
Quelques sentiers tracés aux flancs escarpés des roches par les chèvres et les pâtres kabyles conduisaient de la Casbah aux rives du Rummel. Chacun avait compté pour fuir sur cette étroite voie où, dans un autre temps, nul peut-être n'eût osé s'engager. Les premiers qui avaient reculé devant nous s'étaient en effet hasardés dans ces vertigineux chemins, mais bientôt, les fuyards étant accourus plus pressés, alors il n'y eut plus moyen pour la masse, ni de s'arrêter dans sa course, ni de se maintenir sur ces pentes rapides. La cataracte commença de s'égrainer au bord de l'escarpement, puis le torrent étant arrivé toujours plus tumultueux et plus épais, la cascade humaine s'était mise rouler dans l'abîme avec une furieuse abondance et une effroyable rapidité.
Les derniers venus, alors plus maîtres d'eux, puisque la seule terreur les poussait en avant, s'étaient arrêtés en arrivant au bord de l'abîme, et, à l'aide de cordes, avaient essayé de franchir l'effroyable distance, mais les cordes s'étaient brisées sous le poids mal calculé qui s'y était suspendu, et premiers et derniers s'étaient rejoints et s'étaient écrasés sur ces mêmes roches.
Le général Rulhières mit un poste à la Casbah, et se rendit chez le scheick de la ville afin de prendre avec lui les mesures nécessaires au maintien de l'ordre.
En même temps, il faisait dire au général en chef et au duc de Nemours que la ville était à eux, qu'ils pouvaient y entrer, et que le palais d'Achmet-Bey les attendait.
Tous deux entrèrent par la brèche comme il convient à des vainqueurs. Mais, de ce côté de la ville, l'aspect de la victoire était presque aussi triste que du côté opposé.
En effet, c'était un étrange et effrayant spectacle que celui qu'offrait cette entrée de la ville. à mesure que l'on gravissait le talus de la brèche, on semblait monter vers une autre atmosphère, chaude, épaisse, plombée, et dans laquelle l'homme ne pouvait pas vivre. Arrivé sur le rempart, on eût cru être sur le cratère d'un volcan : une vapeur suffocante vous enveloppait, une poussière d'ossements humains calcinés flottait autour de vous. En jetant les yeux sur ce terrain informe et tout couvert de scories comme serait une pente du Vésure ou une vallée de l'Etna, au milieu de maisons croulées sous des débris fumants et noircis, on apercevait des têtes aux yeux encore ouverts, des bras encore animés ; cadavres et vivants étaient entassés pêle-mêle et semblaient pris dans les flots solidifiés d'une mer de lave. Rien de tout cela n'avait plus sa couleur primitive, une teinte charbonneuse imprimée par le feu et la poudre couvrait vêtements et chairs, qui, déchirés également, ne pouvaient être distingués l'un de l'autre. Et ce qu'il y avait d'effrayant, ce qui faisait couler la sueur de l'angoisse sur le front du plus courageux, c'est que, de ces masses sans formes, de ces choses sans nom, de ce je-ne-sais-quoi racorni, brûlé, réduit en charbon, de cette surface en lambeaux, où le sang arrivait encore sans pouvoir s'en échapper, sortaient des souffles, des plaintes, des gémissements et des cris.
Ce que les oreilles entendaient, ce que les yeux voyaient, ce que les narines respiraient, dit un témoin oculaire, ne peut se rendre dans aucune langue.
Il ne fallut rien moins que les appartements diaprés d'or et de faïence d'Achmet-Bey, que ses jardins plantés d'orangers, que les jalousies ouvertes à toutes les brises pour faire oublier aux deux vainqueurs ce qu'on leur racontait de la Casbah et ce qu'ils avaient vu sur la brèche.
Un matin, Paris se réveilla au bruit du canon. Ce canon annonçait la prise de Constantine, et proclamait le nom du vainqueur.
Hélas ! glorieux triomphateur de 1837, hélas ! pauvre exilé de 1848, n'aurait-il pas mieux valu pour toi être précipité sur les escarpements du Rummel ou enseveli sous les décombres de la brèche de Constantine, que d'entrer sain et sauf dans ce palais d'Achmet-Bey où je te dis adieu !

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