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Chapitre XLI
Arabes des provinces

La province de Constantine a cent lieues de profondeur sur cent vingt de large ; elle s'étend, du nord au sud, de la mer à l'oasis de Ouargla, d'orient en occident, de la province de Tunis à la province d'Alger.
Au delà de l'oasis, commence le désert, c'est-à-dire le domaine des Touaregs, cette terreur des nègres, des marchands et des pèlerins.
Les Touaregs sont les forbans du Sahara. La piraterie qu'Alger, Tunis et Maroc exerçaient sur la mer, les Touaregs l'exercent dans le désert.
Une des branches de leur industrie est la chasse au nègres, ou plutôt, comme ils disent, la pêche aux nègres. Cette pêche leur est commode, campant comme ils campent entre le pays des nègres et nos oasis.
Pour prendre des nègres, ils sèment une certaine espèce de fèves dont ils savent les nègres très friands. Quoiqu'ils sachent le péril qu'ils courent, ceux-ci ne peuvent résister à l'appât. Ils vont au gagnage, comme font les faisans, et, comme les braconniers font des faisans, les Touaregs font des nègres, qu'ils surprennent en se cachant dans les plis du terrain.
La vente des nègres est à peu près défendue à Constantine, seulement l'échange est toléré. Une partie de la population nègre de Constantine provient d'esclaves qui fuient les tribus : leurs maîtres viennent les réclamer aux cadis. Si l'esclave qui s'est sauvé a trop de répugnance à rentrer chez son ancien maître, il en choisit un nouveau, c'est à lui de bien choisir. Le nouveau maître doit une indemnité à l'ancien.
Ce cadi des Arabes du dehors était justement Mohammed el-Chadely, qui m'avait fait des vers.
Ce qui rend la condition des nègres fort douce, c'est que, sur leur réclamation, leur maître ne peut pas se refuser à les mettre en vente. Le nègre est la famille domestique de l'Antiquité.
Revenons aux Touaregs. Outre cette industrie que nous avons signalée, ils exercent encore celle de pilleurs de caravanes.
Les caravanes que guettent les Touaregs se dirigent par deux grands mouvements annuels de l'est à l'ouest, c'est-à-dire du Maroc à Tunis, et du nord au sud, c'est-à-dire du Maroc ou de Tunis à Tombouctou. Elles exportent sur Tombouctou des grains, des étoffes, de la quincaillerie, des plats de cuivre. Elles en importent des plumes d'autruche, des esclaves et de la poudre d'or.
Il y a un livre merveilleux sur ces voyages. Ce livre est intitulé La Caravane, et est signé Daumas et Chancel. Ce sont ces caravanes que guettent les Touaregs.
Il y a, aux environs de Constantine, dans les tribus du cheick El-Arab, trois voleurs principaux, trois chefs de bandes qui jouissent d'une grande réputation. L'hiver, c'est-à-dire à partir du mois de novembre jusqu'au mois de mars, ils font leur métier. L'été, c'est-à-dire du mois d'avril au mois d'octobre, ce sont les meilleurs fils du monde. Dix spahis suffisent à leur faire payer l'impôt, 70 000 fr. En Algérie, l'impôt est proportionnel. L'été, les voyageurs sont les bienvenus chez eux. Ils sont vertueux par semestre.
Ces chefs de bandes se nomment Douden, Naham et Réfese.
Réfese est le Cartouche du désert, celui contre lequel on fait l'oraison quand on se met en route. Il a l'œil du loup qui voit dans la nuit, et le nez du chien qui suit une trace. Quelque part qu'il soit au désert, il sait où il est.
L'année même où nous étions à Constantine, Naham avait manqué d'être tué. Après avoir pillé une caravane de marabouts, et avoir eu l'imprudence de leur laisser la vie, ceux-ci allèrent instruire les habitants de Souf de l'endroit où se trouvait Naham.
Une grande battue fut organisée : Naham, enveloppé avec sa troupe, perdit quinze hommes. Quant à lui, une blessure lui permit de faire le mort jusqu'à la nuit. La nuit venue, il se releva et s'enfuit.
C'est, comme on le voit, une guerre éternelle entre les caravanes et les Touaregs. Chacun a ses espions, chameliers et voleurs. Lorsque la caravane est prévenue, elle attend, quelquefois quatre mois, quelquefois cinq, quelquefois six, l'arrivée d'une autre caravane qui lui donne une force suffisante à traverser les endroits périlleux. De leur côté, les voleurs font des marches et des contremarches aussi embrouillées que les réseaux d'un filet, le tout pour faire croire à leur départ. Si la caravane se laisse tromper et se met en route, et que la bande de pillards soit assez forte pour attaquer, elle attaque. Alors s'accomplit, au milieu de la mer de sable, une de ces luttes désespérées que la solitude rend aussi atroces que les combats sur l'Océan.
à dix lieues de distance, le Touareg sent dans le déplacement de l'air l'approche d'une caravane. à des distances fabuleuses il reconnaît le nuage de sable qui la précède.
Nous avons parlé du cheick El-Arab, sous la domination duquel viennent, l'été, cherche un asile, Naham, Doudent Réfese. Onze grandes tribus marchent sous les ordres de ce cheick ; dix mille hommes à peu près, Arabes purs, Arabes de Syrie, Arabes nomades. Ils reçoivent de Constantine, et leur ordre de marche, et la désignation des points sur lesquels ils doivent s'arrêter. Au signal donné par le cheick, toutes les tentes s'abattent et sont chargées sur le chameau avec les autres ustensiles de la famille entière, la femme, les enfants, l'âne et le chien marchent à côté du chameau comme au temps de la fuite en égypte.
Quant aux chefs, leurs femmes, et ils en ont presque toujours de deux à quatre, leurs femmes, disons-nous, sont portées dans de grands paniers couverts d'un haïck rouge et blanc. Le chameau qui porte ces paniers est orné de glands de laine rouge et jaune. Si le chef est riche et a plusieurs chameaux, il n'y a qu'une femme par panier. Si le chef est pauvre et n'a qu'un chameau, il y a souvent deux femmes dans la même cage.
L'ordre du départ est donné aux femmes par la plus âgée des femmes du scheick, lesquelles femmes sont placées pendant tout le voyage sous sa direction. Les cavaliers marchent en tête et sur les flancs, foulant le pays. Une journée entière suffit à peine à les voir défiler. En arrivant au désert, les tribus se séparent, quelques-unes vont jusqu'à Tuggurth.
Au reste, les Arabes de Constantine diffèrent beaucoup, et sur bon nombre de points, des Arabes habitant les autres parties de l'Algérie : langage, mœurs, instruction, caractère, tout chez eux fait opposition avec ce qui s'observe ailleurs.
à l'ouest, par exemple, c'est-à-dire aux environs d'Alger et sur les côtes du Maroc, l'Arabe est ignorant, grossier, belliqueux, son parler est rude, son idiome altéré.
Au contraire, les populations de l'est ont conservé la pureté du langage, la tradition des mœurs antiques.
Un mot expliquera cette différence, ou plutôt un coup d'œil. En effet, un coup d'œil jeté sur la carte permettra de suivre la migration musulmane.
La migration musulmane a procédé d'orient en occident. Ainsi qu'il arrive toujours chez les peuples conquérants, les plus rudes, les plus braves, les plus hardis ont été plus loin. Ainsi l'avant-garde poussa jusqu'à l'Océan, et, s'arrêtant un instant là où lui manquait le monde, ubi defuit orbis, elle se décida à enjamber le détroit de Gibraltar, traversa les Pyrénées, et vint se briser sous la masse de Charles Martel.
C'est donc vers l'ouest d'abord que se sont avancés, comme nous l'avons dit, les plus braves et les plus aventureux. Une fois jetés ainsi en enfants perdus, ils trouvèrent autour d'eux l'élément de résistance plus grand qu'au centre, où s'agglomérait leur force, qu'à la source d'où ces forces venaient. L'élément de résistance était plus grand, ils eurent à soutenir des luttes plus longes et plus acharnées. Ce sont ces luttes qui les ont fait cruels, belliqueux, comme nous avons dit qu'ils étaient.
D'un côté, sentinelles avancées de la conquête, se tenant à distance de leurs compatriotes, séparés à chaque instant de l'Arabie, source où ils puisaient la lumière par des réactions nationales, comme celle des Berbères redescendant des montagnes du sud dans la plaine et se faisant Chaouias, la langue n'a pu se conserver parmi eux dans sa pureté primitive. De là l'altération dans le caractère et l'altération dans le langage.
D'un autre côté, que l'on se rappelle que la civilisation romaine, se substituant à la civilisation carthaginoise, s'était d'abord établie dans la partie orientale de l'Afrique du nord, et y avait jeté ces profondes racines qu'elle jetait partout.
Il n'en avait point été de même dans l'ouest, où l'on retrouve à peine les traces de cette civilisation, tandis qu'à chaque pas, dans l'est, on rencontre quelque vestige de la grandeur romaine : témoin l'amphithéâtre de Djem ; témoin l'arc de triomphe de Djemila ; témoin les citernes de Bône ; témoin les colonnes de porphyre que les vagues roulent encore comme des roseaux sur les plages de la Carthage romaine.
Tout barbares qu'étaient les Arabes au moment de la conquête, ces restes d'une civilisation antérieure durent les frapper et, en les frappant, influer sur leur imagination. Et cela est si vrai, que c'est la civilisation grecque et latine qui, en s'infiltrant chez eux, leur donna la logique, la médecine, la géométrie. Sciences qui, sous Araoun-el-Raschild et Mahmoud son fils, furent poussées à un degré qui aujourd'hui encore fait l'admiration de nos savants.
Aussi l'instruction est-elle plus généralement répandue dans la province de Constantine que partout ailleurs. On trouva peut-être à Constantine, seulement après la prise de la ville, plus de manuscrits qu'il n'en existait dans la reste de l'Algérie. Beaucoup de ces manuscrits ont péri par l'ignorance de ceux entre les mains de qui ils tombèrent, beaucoup furent cachés par les indigènes qui n'avaient pas abandonné leurs maisons, quelques centaines furent sauvés et déposés à la bibliothèque d'Alger. Presque tous étaient un don fait par Salah-bey, qui administrait la province vers la fin du XVIIIe siècle, à des établissements religieux .
Cette éducation donne aux Arabes de l'est un aspect plus chevaleresque qu'aux Arabes de l'ouest. Chez eux, il reste quelque chose des traditions courtoises de Grenade et de Cordoue. à leurs yeux, la femme a la valeur d'une femme et non pas simplement l'utilité d'une femelle.
En novembre 1843, les Sahari, après avoir passé l'été dans le Tell, retournaient au désert. Seulement, pour ne pas rentrer chez eux les mains nettes, comme dit Racine, ils avaient volé une troupe de chameaux à la tribu des Smoull.
Le général Baraguay d'Hilliers apprit ce vol et donna ordre à deux escadrons du 3e chasseurs et à deux escadrons de spahis de les poursuivre. Sortis à six heures du matin, le 2 novembre, les escadrons étaient le lendemain à la même heure à Batna, à 27 lieues de Constantine. Le même jour ils attaquaient les Saharis, leur enlevaient 4 000 chameaux et rapportaient leur prise à 12 lieues en arrière. Ils avaient en 36 heures parcouru 40 lieues, combattu pendant 4 heures, et cela sans qu'un seul cheval restât en route.
Pendant le combat, un capitaine de spahis avait enlevé à un chef sahari une tresse de cheveux donnée à ce dernier par sa maîtresse. à son retour dans le Tell, le Sahari fit offrir au capitaine, en échange de cette tresse, un chameau chargé de dattes. Le capitaine renvoya la tresse et refusa le chameau.
Il existe dans le Ferdj'Ouah un cheick nommé Bou-Akas Ben-Achour. C'est un des plus anciens noms du pays, aussi le retrouve-t-on dans l'histoire des dynasties arabes et berbères de Ibn Khaldoun. Bou-Akas, l'homme à la masse, que l'on appelle aussi Bou-d' Jnoui, l'homme au couteau, est un type merveilleux de l'Arabe de l'est. Ses ancêtres ont conquis le Ferdj Ouah, beau pays, et lui a hérité de cette conquête qu'il a consolidée, et règne sur cette belle contrée.
Le cheick El-Islam Mohammed-ben-Fagoune, qui avait été investi du pouvoir par le maréchal Valée, décida Bou-Akas à reconnaître la puissance de la France. En conséquence, il fit sa soumission en envoyant un cheval de Gada, mais il refusa constamment de venir à Constantine. à toutes les instances qui lui ont été faites, il a objecté constamment un serment. La véritable cause est qu'il craint d'être retenu prisonnier.
Bou-Akas paye une redevance de 80 000 francs. Tous les ans, après la moisson, au même jour, à la même heure, on voit entrer par la même porte les chameaux chargés de la même somme, à laquelle il n'a jamais manqué un denier.
Il a quarante-neuf ans, il est vêtu comme les Kabyles, c'est-à-dire d'une gandoura de laine serrée par une ceinture de cuir, avec une corde fine sur la tête. Il porte une paire de pistolets en bandoulière, à sa gauche la flissa kabyle, et à son cou un petit couteau noir. Devant lui, marche un nègre portant son fusil, à ses côtés, bondit un grand lévrier.
Quand une tribu voisine des douze tribus auxquelles il commande lui a fait un dommage quelconque, il ne daigne point marcher contre elle, mais il se contente d'envoyer son nègre dans le principal village. Le nègre montre le fusil de Bou-Akas, et le dommage est réparé.
Il y a deux ou trois cents Tolbas à ses gages qui lisent le Coran au peuple. Tout individu allant en pèlerinage à la Mecque et passant chez lui reçoit trois francs, et, pendant le temps qu'il lui plaît reste à sa charge dans le Ferdj'Ouah. Seulement, s'il apprend qu'il a eu affaire à un faux pèlerin, il envoie des émissaires qui le rejoignent partout où il est, et qui, où il est, le couchent sur le ventre et lui donnent cinquante coups de bâton sous la plante des pieds. Il a quelquefois trois cents personnes à dîner, mais, au lieu de partager leur repas, il se promène au milieu de ses convives un bâton à la main, faisant faire le service par ses domestiques, puis, s'il reste quelque chose, il mange, mais le dernier.
Il commande depuis Milah jusqu'au Raboue, et depuis la pointe sud de la Bahour jusqu'à deux lieues de Gigelli.
Lorsque le gouverneur de Constantine, le seul homme dont il reconnaisse le pouvoir, lui envoie un voyageur, selon que le voyageur est considérable ou la recommandation pressante, il lui donne son fusil, son chien ou son couteau.
S'il donne son fusil, le voyageur prend le fusil sur son épaule ; s'il donne son chien, le voyageur prend le chien en laisse ; s'il donne son couteau, le voyageur pend le couteau à son cou, et avec l'un ou l'autre de ces talismans, dont chacun porte avec lui le degré d'honneur qu'on doit rendre, il traverse les douze tribus sans courir le moindre danger, et partout il est nourri et logé gratis, car il est l'hôte de Bou-Akas.
Lorsqu'il quitte le Ferdj'Ouah, il se contente de remettre le couteau, le chien ou le fusil au premier Arabe qu'il rencontre. L'Arabe, s'il chasse, quitte sa chasse, s'il laboure, quitte sa charrue, s'il est au milieu de sa famille, quitte sa famille, et, prenant le couteau, le chien ou le fusil, il va le rendre à Bou-Akas.
C'est que ce petit couteau au manche noir est très connu, si connu qu'il a donné son nom à Bou-Akas, Bou-d'Jenoui, l'homme au couteau. C'est avec lui que Bou-Akas coupe les têtes lorsque quelquefois, pour plus prompte justice, il juge à propos de couper les têtes lui-même.
Lorsqu'il prit le pays, il y avait un grand nombre de voleurs dans le pays. Bou-Akas trouva le moyen de les extirper. Il s'habillait en simple marchand, puis laissait tomber un douro, ayant soin de ne pas perdre de vue le douro tombé. Un douro tombé ne reste pas longtemps à terre. Si celui qui ramassait le douro le mettait dans sa poche, Bou-Akas faisait signe à son chaousse, déguisé comme lui, lequel mettait la main sur le coupable, et, connaissant les intentions du cheick à son endroit, le décapitait à l'instant même.
Aussi les Arabes disent-ils qu'un enfant de douze ans peut traverser les douze tribus de Bou-Akas avec une couronne sur sa tête sans qu'une seule main s'allonge pour la lui prendre.
Ce petit couteau a une si grande réputation, que les gardiens de troupeaux dans les montagnes kabyles soumises au cheick Bou-Akas, quand ils ont à se plaindre d'une chèvre trop vagabonde, ne manquent jamais de lui crier : « La guela ou Djinoui Bou-Akasli oulli fi gabta. » Ce qui signifie : « Que la mort te frappe et que ce soit le couteau de Bou-Akas qui se renferme dans son manche. »
Bou-Akas respecte fort les femmes, aussi a-t-il établi cette coutume dans le Ferdj'Ouah que, lorsque les femmes vont remplir leurs peaux de bouc à la fontaine, les hommes doivent se détourner de leur chemin pour ne pas passer devant elles.
Aussi un jour voulut-il savoir ce que les femmes pensaient de lui, et ayant rencontré une belle Arabe qui cheminait sur les bords de l'Oued Ferdj'Ouah, il s'approcha d'elle, et lui tint quelques propos légers.
Cette femme le regarda d'un air étonné et lui dit : « éloigne-toi, beau cavalier, car sans doute tu ne connais pas les dangers que tu cours. » Puis, comme Bou-Akas continuait à la fatiguer de ses fadaises : « Imprudent, lui dit-elle, viens-tu de si loin, que tu ignores que tu te trouves dans le pays de l'homme au couteau, où les femmes sont respectées ? »
Bou-Akas est très religieux, il fait d'une manière régulière ses prières et ses ablutions. Il a quatre femmes, comme le permet le Coran, deux sous sa tente au Ferdj'Ouah, deux autres à son chalias, et il mesure également ses nuits entre elles.
Le cheick Bou-Akas est comme monsieur Pierre Leroux : il met au même rang le vol et l'adultère. Un jour, un habitant du Ferdj'Ouah surprit sa femme avec un amant et amena les deux coupables devant Bou-Akas. Bou-Akas commença par égorger l'homme, puis, comme il allait punir la complice de la même façon, le mari trouva sa femme si belle dans les larmes et dans les prières, qu'il demanda grâce pour elle.
« égorge ta femme toi-même, dit alors Bou-Akas en passant son couteau au mari trompé, et je t'en donne une autre, ou bien, si tu veux qu'elle vive, elle vivra, mais, comme tout crime doit être puni, tu mourras à sa place. »
Le mari hésita un instant, mais enfin il prit le couteau et égorgea sa femme. Bou-Akas fit signe de la tête qu'il était content, et selon sa promesse remaria le veuf.
Un jour, Bou-Akas, ce père de la massue et ce père du couteau, qui d'après ce que nous venons de raconter pourrait bien être appelé le père de la justice, un jour, Bou-Akas entendit raconter que le cadi d'une de ses douze tribus rendait des jugements dignes du roi Salomon, et, comme un autre Araoun-al-Raschild, il voulut juger par lui-même de la réalité des récits qui lui étaient faits.
En conséquence, comme un simple cavalier, sans aucune des armes qui le distinguent ordinairement, sans aucun attribut, il partit sans suite, et, monté sur un cheval de race, mais que cependant rien ne décelait comme appartenant à un aussi grand chef.
Il se trouva justement que le jour où il arrivait à cette bienheureuse ville où le cadi rendait justice était un jour de foire, et par conséquent jour de jugement. Il se trouva encore – en toute chose Mahomet protège son serviteur ! –, il se trouva, dis-je, qu'à la porte de la ville, Bou-Akas rencontra un cul-de-jatte qui lui demanda l'aumône, se pendant à son burnous comme le pauvre au manteau de saint Martin.
Bou-Akas fit l'aumône comme doit faire un brave musulman. Mais le cul-de-jatte n'en restait pas moins pendu au burnous.
-Que veux-tu ? demanda Bou-Akas, tu as sollicité mon aumône, je te l'ai faite.
-Oui, répondit le cul-de-jatte, mais la loi ne dit pas seulement “Tu feras l'aumône à ton frère,â€? mais encore, “Tu feras pour ton frère tout ce que tu pourras faire.â€?
-Eh bien ! que puis-je faire pour toi ? demanda Bou-Akas.
-Tu peux m'empêcher, moi, pauvre reptile, d'être foulé aux pieds des hommes, des mulets et des chameaux, ce qui ne manquera pas de m'arriver si je me hasarde dans la ville.
-Et comment puis-je empêcher cela ?
-En me prenant sur la croupe de ton cheval, et en me conduisant à la place du Marché, où j'ai affaire.
-Soit, dit Bou-Akas.
Et, soulevant le cul-de-jatte, il l'aida à monter en coupe derrière lui.
L'opération s'accomplit avec quelque difficulté, mais enfin elle s'accomplit.
Les deux cavaliers traversèrent la ville, non sans exciter la curiosité générale. On arriva à la place.
-Est-ce ici où tu voulais venir ? demanda Bou-Akas au cul-de-jatte.
-Oui.
-Alors, descends.
-Descends toi-même.
-Pour t'aider, soit.
-Non, pour me laisser ton cheval.
-Pourquoi cela, pour te laisser mon cheval ?
-Parce que ton cheval est à moi.
-Ah ! par exemple ! c'est ce que nous allons voir.
-écoute et réfléchis, dit le cul-de-jatte.
-J'écoute, et je réfléchirai après.
-Nous sommes dans la ville du cadi juste.
-Je le sais.
-Tu vas me faire un procès et me conduire devant lui.
-C'est probable.
-Crois-tu qu'en nous voyant tous deux, toi avec de bonnes jambes que Dieu a destinées à la fatigue et à la marche, moi avec mes jambes brisées, crois-tu qu'il ne dira pas que le cheval appartient à celui des deux voyageurs qui en a le plus besoin pour voyager ?
-S'il dit cela, ce ne sera plus le cadi juste, répondit Bou-Akas, car il sera trompé dans son jugement.
-On l'appelle le cadi juste, répondit en riant le cul-de-jatte. Mais on ne l'appelle pas le cadi infaillible.
-Ma foi ! dit Bou-Akas en lui-même, voilà une belle occasion de juger moi-même le juge. Allons devant le cadi !
Et Bou-Akas, fendant la foule, conduisant par la bride son cheval, sur la croupe duquel le cul-de-jatte était cramponné comme un singe, arriva devant le tribunal où le juge, selon l'habitude d'Orient, rendait publiquement la justice.
Deux affaires étaient en litige et devaient naturellement passer avant la sienne. Bou-Akas prit place parmi les assistants et écouta. La première de ces affaires avait lieu entre un taleb et un paysan, entre un savant et un laboureur.
Il s'agissait de la femme du savant, que le paysan avait enlevée et qu'il soutenait être la sienne au savant qui la réclamait. La femme ne reconnaissait ni l'un ni l'autre pour son mari, ou plutôt les reconnaissait tous les deux, ce qui rendait la chose on ne peut plus embarrassante.
Le juge écoute les deux parties, réfléchit un instant, puis : « Laissez-moi la femme, dit-il, et revenez demain. »
Le savant et le laboureur saluèrent chacun de son côté et se retirèrent.
C'était le tour de la seconde affaire.
Celle-ci avait lieu entre un boucher et un marchand d'huile.
Le marchand d'huile était couvert d'huile. Le boucher était tout taché de sang. Voici ce que le boucher disait : « J'ai été acheter de l'huile chez cet homme. Pour payer l'huile dont il avait rempli ma bouteille, j'ai tiré de ma bourse ma main pleine de monnaie. Alors cette monnaie l'a tenté. Il m'a saisi le poignet. J'ai crié au voleur ; mais il ne m'a point voulu lâcher, et nous sommes venus ensemble devant toi, moi serrant mon argent dans la main, lui serrant mon poignet dans la sienne. Or, je le jure sur Mahomet que cet homme est un menteur lorsqu'il dit que je lui ai volé son argent : car cet argent est bien à moi. »
Voici ce que disait le marchand d'huile : « Cet homme est venu acheter une bouteille d'huile chez moi. Quand sa bouteille a été pleine, il me dit : “As-tu de la monnaie d'une pièce d'or ?â€? Je fouillai alors dans ma poche et en tirai ma main pleine de monnaie, et je posai cette monnaie sur le seuil de ma boutique. Lui, alors, s'empara de ma monnaie, et il allait s'en aller avec mon huile et mon argent, quand je lui ai saisi le poignet en criant au voleur. Malgré mes cris, il ne voulut pas me rendre mon argent, et je l'ai amené ici pour que tu nous juges. Or, je jure par Mahomet que cet homme est un menteur lorsqu'il dit que je lui ai volé son argent, car cet argent est bien à moi. »
Le juge fit répéter une seconde fois la plainte à chacun des plaignants ; ni l'un ni l'autre ne varia.
Alors le juge réfléchit un instant, puis : « Laissez-moi l'argent, dit-il, et revenez demain. »
Le boucher déposa dans un pan du manteau du juge l'argent qu'il n'avait point lâché. Après quoi les deux plaignants saluèrent, et chacun tira de son côté.
C'était le tour de Bou-Akas et du cul-de-jatte.
« Seigneur cadi, dit Bou-Akas, je venais d'une ville éloignée dans l'intention d'acheter des marchandises à ce marché. à la porte de la ville, j'ai rencontré ce cul-de-jatte, qui, d'abord, m'a demandé l'aumône, et qui, ensuite, m'a prié de le laisser monter en croupe derrière moi, me disant que s'il se hasardait dans les rues, lui, pauvre reptile, il craignait d'être écrasé sous les pieds des hommes, des mulets et des chameaux. Alors je lui ai fait l'aumône et l'ai pris en croupe. Mais, arrivé sur la place, il n'a pas voulu descendre, disant que mon cheval était à lui, et quand je l'ai menacé de la justice : “Bah ! a-t-il répondu, le cadi est un homme trop sensé pour ne pas comprendre que le cheval est à celui des deux qui ne peut pas marcher sans cheval.â€? Voilà l'affaire dans toute sa sincérité, Seigneur cadi. J'en jure par Mahomet !
-Seigneur cadi, répondit le cul-de-jatte, je venais pour mes affaires au marché de cette ville sur ce cheval qui m'appartient, lorsque sur le bord de la route je vis cet homme assis et qui paraissait près d'expirer. Je m'approchai de lui et m'informai si quelque accident lui était arrivé : “Aucun accident ne m'est arrivé, répondit-il ; seulement, je suis écrasé de fatigue, et si tu étais charitable, tu me conduirais jusqu'à la ville, où j'ai affaire. Puis, arrivé sur la place du Marché, je descendrais en priant Mahomet de donner à celui qui m'a porté secours tout ce qu'il pourrait désirer.â€?Je fis ainsi que désirait cet homme ; mais mon étonnement fut grand, lorsqu'arrivé sur la place, il m'invita à descendre en me disant que le cheval était à lui. à cette étrange menace, je l'ai amené devant toi afin que tu juges entre nous deux. Voilà la chose dans toute sa sincérité : j'en jure par Mahomet. »
Le cadi fit répéter à chacun sa déposition. Puis, ayant réfléchi un instant : « Laissez-moi le cheval, dit-il, et revenez demain. »
Le cheval fut remis au cadi, et Bou-Akas de son côté et le cul-de-jatte du sien se retirèrent en saluant.
Le lendemain, non seulement les intéressés, mais encore grand nombre de curieux se trouvèrent au tribunal. L'importance et la difficulté des affaires avaient amené cette affluence de spectateurs.
Le cadi suivit le même ordre que la veille. On appelle le taleb et le paysan. « Tiens, dit le cadi au taleb, voici ta femme, emmène-la ; elle est bien à toi. » Puis, se tournant vers ses chaousses : « Donnez cinquante coups de bâton sous la plante des pieds de cet homme, » dit-il en montrant le paysan.
Le taleb emmena sa femme, et les chaousses donnèrent cinquante coup de bâton sous la plante des pieds du paysan.
Alors on appela la seconde affaire. Le marchand d'huile et le boucher s'approchèrent. « Tiens, dit le cadi au boucher, voilà ton argent ; tu l'avais bien tiré de ta poche, et il n'a jamais appartenu à cet homme. »
Puis, se tournant vers ses chaousses : « Donnez cinquante coups de bâton sous la plante des pieds de cet homme, » dit-il en montrant le marchand d'huile.
Le boucher emporta son argent, et les chaousses donnèrent cinquante coups de bâton sous la plante des pieds du marchand d'huile.
Alors on appela la troisième cause. Bou-Akas et le cul-de-jatte s'approchèrent.
-Ah ! c'est vous, dit le cadi.
-Oui, Seigneur juge, répondirent à la fois les deux plaignants.
-Reconnaîtrais-tu ton cheval au milieu de vingt autres chevaux ? demanda le juge à Bou-Akas.
-Certainement, dit Bou-Akas.
-Et toi ?
-Sans doute, dit le cul-de-jatte.
-Viens donc avec moi, dit le juge à Bou-Akas.
Et ils allèrent ensemble.
Bou-Akas reconnut le cheval entre vingt chevaux.
« C'est bien, dit le juge. Va m'attendre au tribunal et envoie-moi ton adversaire. »
Bou-Akas revint au tribunal, et, ayant fait la commission dont le juge l'avait chargé auprès de la partie adverse, attendit le cadi.
Le cul-de-jatte se rendit à l'écurie aussi promptement que le lui permettaient ses mauvaises jambes. Mais comme ses yeux étaient bons, il alla droit au cheval et le désigna du doigt.
« C'est bien, dit le juge ; viens me rejoindre au tribunal. »
Le cadi reprit sa place sur sa natte, et chacun attendait avec impatience le cul-de-jatte, qui, vu son infirmité, n'avait pu le suivre.
Au bout de cinq minutes, le cul-de-jatte arriva tout essoufflé.
« Le cheval est à toi, dit le cadi à Bou-Akas ; va le prendre dans l'écurie. »
Puis, s'adressant à ses chaousses :
« Donnez cinquante coups de bâton sur le derrière de cet homme, » dit-il en désignant le cul-de-jatte.
La conformation du coupable lui avait, comme c'était un homme juste, fait changer le lieu de l'application de la peine.
Bou-akas alla chercher son cheval, et les chaousses donnèrent cinquante coups de bâton au cul-de-jatte.
En rentrant chez lui, le cadi trouva Bou-Akas qui l'attendait.
-Es-tu mécontent ? lui demanda le juge.
-Non, bien au contraire, répondit le cheik ; mais je voulais te voir pour te demander par quelle inspiration tu rends la justice ; car je ne doute pas que les deux autres jugements ne soient aussi équitables que le mien. Je ne suis pas marchand, je suis Bou-Akas, cheick du Ferdj'Ouah, qui ayant entendu parler de toi, ai voulu te connaître par moi-même.
Le cadi voulut baiser la main de Bou-Akas ; mais celui-ci l'arrêta.
-Voyons, dit-il, j'ai hâte de connaître comment tu as su que la femme était bien la femme du savant, que l'argent était bien celui du boucher, et que mon cheval était bien mon cheval.
-C'est tout simple, Seigneur, dit le juge. Tu as vu que j'ai gardé pendant une nuit la femme, l'argent et le cheval.
-Oui, j'ai vu cela.
-Eh bien ! à minuit, j'ai fait éveiller la femme, je l'ai fait venir près de moi, et je lui ai dit : “Renouvelle-moi mon encrier.â€? Alors, en femme qui a fait cette besogne cent fois de sa vie, elle a pris mon encrier, en a tiré le coton, l'a proprement lavé, l'a remis dans son étui, et a versé de l'encre nouvelle dessus. Aussitôt je me suis dit : Si tu étais la femme du paysan, tu ne saurais pas nettoyer un encrier. Donc, tu es la femme du taleb.
-Soit, dit Bou-Akas en inclinant la tête en signe d'assentiment. Voilà pour la femme. Mais l'argent ?
-L'argent c'est autre chose, répondit le juge. As-tu remarqué combien le marchand était couvert d'huile, et combien surtout il avait les mains grasses ?
-Oui, sans doute.
-Eh bien ! j'ai pris l'argent et l'ai mis dans un vase plein d'eau. Ce matin, j'ai regardé l'eau. Aucune parcelle d'huile n'avait monté à sa surface. Je me suis dit en conséquence : cet argent est celui du boucher, et non celui du marchand d'huile. Si c'était l'argent du marchand, il serait gras et l'huile monterait à la surface de l'eau.
Bou-Akas inclina encore la tête.
-Bon, dit-il, voilà pour l'argent, mais mon cheval ?
-Ah ! c'est autre chose, et jusqu'à ce matin, j'ai été fort embarrassé.
-Le cul-de-jatte n'a donc pas reconnu sa monture ? demanda Bou-Akas.
-Si fait, il l'a reconnue, et aussi hardiment, aussi positivement que toi.
-Alors ?
-Je ne voulais pas savoir, en vous amenant tour à tour dans l'écurie, si vous reconnaîtriez le cheval, mais si le cheval vous reconnaîtrait. Or, quand tu t'es approché du cheval, le cheval a henni ; quand le cul-de-jatte s'est approché du cheval, le cheval a rué. Je me suis dit alors : Le cheval est à celui qui a de bonnes jambes, et non au cul-de-jatte, et je t'ai rendu ton cheval. »
Bou-Akas réfléchit un instant, puis :
-Le Seigneur est avec toi, dit-il. C'est toi qui devrais être à ma place et moi à la tienne. Encore suis-je sûr que tu es digne d'être cheik, mais ne suis-je pas sûr que je sois capable d'être cadi.

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