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Chapitre XLV
Le camp de Smindoux

Le 22 décembre, à deux heures de l'après-midi, nous quittâmes Constantine. C'était toujours notre même voiture et notre même conducteur. Seulement, comme il était sans doute plus pressé en revenant qu'en allant, il ne nous prévint pas des endroits où la voiture avait l'habitude de verser.
Il est vrai que, comme nous connaissions la voiture, nous n'avions plus besoin d'être prévenus, nous sentions à ses oscillations le penchant qu'elle aurait eu à nous coucher de temps en temps sur la route. Néanmoins, elle résista à ses sympathies, et nous arrivâmes, vers les six heures du soir, au camp fortifié de Smindoux, où nous devions passer la nuit.
Une auberge bâtie en charpente et une petite maison construite en pierre étaient les deux seuls abris réels que renfermât le camp. La petite maison était habitée par le payeur du régiment.
Nous entrâmes dans l'auberge, où nous commandâmes à souper et où, en attendant le souper, nous essayâmes de nous réchauffer autour d'un poêle. Ce n'était pas chose facile ; nous étions profondément atteints par l'humidité.
Giraud et Desbarolles s'étaient mis en quête d'une chambre à coucher, et avaient trouvé une espèce de galetas où le vent pénétrait de tous les côtés. Ils étaient en train de nous rapporter cette triste nouvelle, lorsque mon hôte vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas monsieur Alexandre Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de l'officier payeur et m'annonça qu'il était chargé par lui de m'offrir le rez-de-chaussée de cette petite maison en pierre sur laquelle plus d'une fois depuis notre arrivée nous avions tourné des regards d'envie.
Je demandai si le rez-de-chaussée pouvait nous contenir tous, et s'il y avait des lits pour tout le monde. Le rez-de-chaussée était une espèce de cellule et ne renfermait qu'un lit.
Je priai notre hôte de présenter tous mes remerciements à l'obligeant officier, mais je refusai.
Ce dévouement ne fut pas accepté par ces messieurs, qui me démontrèrent qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais plus mal, et qui insistèrent en chœur pour que j'acceptasse l'offre qui m'était faite.
La logique de ce raisonnement me toucha ; mais restaient mes scrupules vis-à-vis de l'officier : je le privais de son lit. L'hôte me répondit qu'il avait déjà fait dresser un lit de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, je lui ferais le plus grand plaisir en acceptant. J'acceptai donc, mais au moins demandai-je à lui présenter mes remerciements.
L'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré très fatigué, et s'était immédiatement couché en priant qu'on me transmît son offre. Je ne pouvais donc le remercier qu'en le réveillant, ce qui faisait de ma politesse quelque chose qui eût fort ressemblé à une indiscrétion. Je n'insistai pas davantage et me laissai conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.
C'était une jolie petite chambre parquetée en sapin, où l'on avait poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite chambre, toute simple qu'elle était, était d'une propreté aristocratique.
Il y avait du feu dans la cheminée ; je m'en approchai. Sur la cheminée, il y avait un livre, je l'ouvris. Ce livre était l'Imitation de Jésus-Christ. Sur la première page de ce livre était écrit : Donné par mon excellente amie la marquise... Le nom était raturé de manière à le rendre illisible.
Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en Afrique, doutant que je fusse au camp de Smindoux, et mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.
Il représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux d'une prison.
La chose devenait plus étrange à chaque instant : cette femme ne m'était pas inconnue. Seulement, cette ressemblance, que je reconnaissais pour ne m'être pas étrangère, flottait à l'état de vapeur dans les vagues horizons du passé.
Quelle était cette femme prisonnière ? De quelle façon et à quelle époque s'était-elle mêlée à ma vie ? Quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante ? Voilà ce qu'il m'était impossible de préciser. Et cependant, plus je regardais cette femme, plus je m'affermissais dans la conviction qu'elle ne m'était pas inconnue.
Je passai plus d'une heure la tête appuyé dans ma main. Pendant cette heure, tous les fantômes de mon enfance évoqués par ma volonté reparurent devant moi, les uns rayonnants comme si je les avais vus la veille, les autres dans la demi-teinte, les autres pareils à des ombres voilées.
Ce fut inutile. Je sentais bien que la femme du portrait était au milieu de ces dernières, mais je ne pouvais lever le voile qui la cachait.
Je me couchai et je m'endormis, espérant que mon rêve serait plus lumineux que ma veille. Je me trompais.
On me réveilla à cinq heures en frappant à ma porte. J'allumai une bougie et m'habillai, puis j'appelai notre hôtelier, dont j'avais reconnu la voix à travers la porte. Il accourut. Je le priai de demander pour moi au propriétaire de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait la permission de lui présenter mes remerciements ; en le voyant, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole, et, au risque d'être indiscret, j'étais résolu d'interroger.
Mais on me répondit que l'officier payeur était parti dès quatre heures du matin, exprimant tous ses regrets de partir si tôt, ce qui le privait du plaisir de me voir. Cette fois, il était évident qu'il me fuyait. J'en pris mon parti et tâchai d'oublier. Mais n'oublie pas qui veut. Nous déjeunâmes et nous partîmes.
Au bout d'une lieue à peu près, nous descendîmes de notre diligence pour gravir une côte. Le conducteur s'approcha de moi. « Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a prêté sa chambre ? -Non, pardieu ! répondis-je, et depuis hier je désire le savoir. -Il se nomme monsieur Collard. -Collard ! m'écriai-je, et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom plus tôt ? -Il m'a fait promettre de ne vous le dire que lorsque vous seriez à une lieue de Smindoux. -Collard ! » répétai-je comme un homme à qui on ôte un bandeau de dessus les yeux.
En effet, ce nom m'expliquait tout. Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux d'une prison, cette femme dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était Marie Capelle, c'était madame Lafarge.
Sans doute la croyait-il innocente, ce pauvre exilé de Smindoux qui se rappelait, en m'offrant sa chambre, ces jours de notre jeunesse où nous courions insoucieux dans les allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Et cependant, par une mauvaise honte, il n'avait pas voulu me voir, moi, l'ami, le compagnon de ses premières années. Il s'était privé, le malheureux, de ce sympathique serrement de main qui nous eût rajeuni tous deux de trente années. Et tout cela de peur que mon orgueil lui fît un reproche d'être le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami, presque le parent.
Oh ! que tu connaissais mal mon cœur, pauvre cœur saignant, et combien je t'en ai voulu de ce doute désespéré !
J'ai éprouvé dans ma vie peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce moment, m'inonda le cœur de tristesse.
« Qu'avez-vous ? » me demandèrent mes amis.
Et les larmes aux yeux, je leur racontai ce qui venait de m'arriver.

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