Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre V
Chasse et pêche

Cependant, la pêche était organisée, et l'on commençait à tirer la seine.
La pêche à la seine est de toutes la plus émouvante : le nombre de personnes qu'elle emploie à tirer le filet, le cercle qu'elle embrasse, l'inattendu de son résultat, en font une passion que je comprends mieux que celle de la pêche à la ligne, quoique celle-ci mette en face l'adresse de l'homme et l'instinct des animaux, et soit, pour ainsi dire, la lutte de la civilisation et de la nature.
Pendant que nos hommes, dans l'eau jusqu'au cou, tiraient à qui mieux mieux en s'encourageant par leurs cris, l'heure du marché s'avançait, et le rivage, désert à notre arrivée, se peuplait peu à peu d'Arabes venant des goums voisins et se rendant à la ville. Cette longue procession, suivant le rivage de la mer et marchant à distance, mais suivant invariablement la même trace, était curieuse à voir ; elle se composait de vendeurs se rendant à Tanger.
Mais quels vendeurs, Madame ! et la singulière idée qu'ils vous eussent donnée du commerce africain ! L'un était commerçant en charbon, et portait dans ses deux mains trois ou quatre morceaux de bois noirci ; l'autre était commerçant en briques, et portait dix ou douze briques ; l'autre était commerçant en volailles, et portait deux pigeons couchés sur son bras, une poule pendue sur son dos, et une gaule à l'aide de laquelle il faisait marcher un dindon devant lui. Quelques-uns chassaient un âne de la plus petite taille, portant une charge de bois ou de légumes. Ceux-là, c'étaient les représentants du haut commerce marocain. Celui qui devait faire la plus forte recette ne comptait certainement pas sur vingt sous de rentrée, et quelques-uns ne portaient pas pour plus de deux ou trois sous de marchandises. Et tout cela venait de trois, de quatre, de six, de dix lieues, avec toute la famille, femmes, enfants, vieillards.
Femmes coiffées d'un grand chapeau de nattes, fait comme un paillasson coupé en rond, et dont on eût fixé le centre au sommet de la tête. Enfants traînés par leurs mères, ou portés sur leur dos ; lesquelles, outre leur progéniture, portaient encore les poules ou les briques. Vieillards à belle barbe blanche, marchant à l'aide d'un bâton ou montés sur des ânes, et ayant l'air de vieux patriarches se rendant à quelque Jérusalem moderne.
Quant au visage des femmes, il n'y avait pas moyen de le voir ; heureusement, il était à peu près certain qu'à part la curiosité non satisfaite, nous n'y perdions pas grand'chose.
Toute cette race déguenillée, en lambeaux, drapant sa nudité avec une couverture à jours, était superbe à voir. Jamais empereur couvert de la pourpre, entrant à Rome sur son char de triomphe, et foulant la voie Sacrée pour monter au Capitole, n'a relevé la tête avec plus de dignité.
C'est que, chez eux, la dignité est dans l'homme, cette image de Dieu, et non dans le rang qu'il occupe, et non dans l'habit que le couvre. L'Arabe est sultan chez lui comme l'empereur dans son royaume ; et quand il a deux fois par semaine été vendre au marché de Tanger, de Fez ou de Tétuan, son charbon, sa brique ou sa volaille ; quand il a tiré de cette vente de quoi vivre, lui et sa famille, jusqu'au plus prochain marché, il ne demande plus rien, ne désire plus rien, n'ambitionne plus rien.
Ce n'est pas la misère du corps, c'est la dégradation du cœur, qui efface au front de l'homme qu'elle courbe vers la terre le sceau divin que Dieu lui-même a imprimé sur son front.
La plupart de ces hommes passaient sans s'arrêter, sans nous regarder, on eût presque dit sans nous voir. Quelques-uns s'arrêtaient aux questions de notre janissaire ; et Giraud et Boulanger profitaient du moment pour les faire passer sur leur album. Deux ou trois, en s'apercevant qu'on leur volait leur ressemblance, se fâchèrent et s'en allèrent en grommelant. D'autres, et c'était en général des jeunes gens, s'arrêtaient, prenaient intérêt au dessin, et riaient aux éclats en se voyant reproduits sur le papier.
Parmi tous ces hommes, quatre ou cinq au plus étaient armés de mauvais fusils. Je ne leur vis pas d'autre arme. Du côté opposé de la baie, des caravanes de chameaux et de mules, réduites pour nous aux proportions de tribus de grosses fourmis marchant en ligne, continuaient d'entrer à Tanger.
La seine avait été tirée deux fois sur le rivage ; la pêche, sans être tout à fait mauvaise, ne promettait pas d'être miraculeuse. Nous laissâmes nos matelots jeter la seine une troisième fois, Boulanger et Giraud croquer à satiété, et nous nous en allâmes, Maquet, Vial et moi, chercher fortune à la chasse. Paul nous suivait pour nous servir d'interprète.
Depuis le matin, je m'étais aperçu avec joie que Chevet, sous ce rapport-là du moins, ne m'avait pas trompé en me le recommandant, et que c'était un véritable Arabe ; à part un petit accent qui indiquait une séparation entre les deux idiomes, il s'entendait admirablement avec tous ceux à qui il avait parlé.
Après une heure de chasse, après trois ou quatre pluviers et cinq ou six bécassines tués, nous vîmes s'élever au grand mât du Véloce le pavillon de rappel. Il avait été convenu avec le capitaine que ce pavillon, hissé de dix à onze heures, annoncerait que l'on commençait à servir le déjeuner. Nous nous ralliâmes aussitôt à l'équipage. Il y avait quatre grands seaux remplis de poisson frais, de la mine la plus appétissante qui se puisse voir.
Il fallait se rembarquer, ce qui n'était pas chose facile. Les vagues, en montant, étaient beaucoup plus fortes, et surtout beaucoup plus bruyantes qu'en descendant ; nos matelots, qui depuis trois heures étaient à l'eau jusqu'au cou, s'inquiétaient peu de cet accident ; mais il n'en était pas de même pour nous.
On proposa plusieurs moyens d'embarquement. Le premier était de faire le voyage sur les épaules des matelots ; le second, d'essayer de gagner la barque en enlevant les pantalons seulement ; le troisième, de jeter bas tout vêtement, et de faire le trajet à la nage.
Le premier mode de transport fut adopté ; Vial, pour nous donner l'exemple, ouvrit la marche. à dix pas du bateau, une vague renversa toute la pyramide humaine, matelots et lieutenant disparurent, pour reparaître aussitôt, Vial, tirant sa coupe du côté de la barque, les matelots revenant se mettre à notre disposition.
L'exemple était peu entraînant ; cependant Giraud affronta la seconde épreuve. Quelque nymphe de la mer s'était sans doute éprise de Giraud, car il arriva sain et sauf à l'embarcation. Desbarolles le suivit, et en fut quitte pour quelques éclaboussures. Mais Boulanger, Maquet et moi ne voulûmes entendre à rien.
Boulanger profita habilement de ce qu'en termes de marine on appelle une embellie. Si vous ne savez pas ce que c'est qu'une embellie, madame, voyez le Dictionnaire maritime de l'amiral Willaumez, qui, depuis quelques jours, est devenu notre bréviaire. Boulanger, profitant donc d'une embellie, confia ses pantalons à un matelot, et, relevant sa redingote, s'avança vers la barque avec la tournure circonspecte d'une jeune pensionnaire qui risque son premier en avant deux à un bal de famille. Le vieil Océan vit dans cette allure modeste un hommage rendu à sa puissance, et fut doux à Boulanger. Maquet et moi abordâmes à la nage. Nous étions au grand complet, on rama vers le Véloce.
Un excellent déjeuner nous attendait. Il fut renforcé d'une friture à laquelle firent honneur messieurs Florat et Couturier, convives adjoints, que nous retrouvâmes à bord, où ils étaient venus au-devant de nous.
Nous déjeunâmes en toute hâte. Un motif de curiosité nous poussait : c'était jour de marché à Tanger, comme nous avons dit, et le marché finissait à une heure.
Il n'existe pas de maison, si bonne qu'elle soit, où le service se fasse comme sur un bâtiment de l'état. Sur un bâtiment de l'état, Louis XIV n'eût pas même failli attendre, et l'un des mots les plus caractéristiques de l'ancienne monarchie serait encore à faire, ce qui veut dire que probablement il ne serait jamais fait.
La baleinière se balançait au bas de l'escalier. En un instant, nous y fûmes installés. Les rames s'abaissèrent, et nous voguâmes vers Tanger.

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