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Chapitre L
Arabes et Français

Depuis le jour de sa chute au mains des Français, Alger est bien changée. Toute la partie basse de la ville, à part la mosquée qui a tenu bon, est française ; les traces de la vieille ville seulement se retrouvent au fur et à mesure que l'on monte.
Il va sans dire que, dès la seconde soirée de notre séjour à Alger, nous fîmes cette excursion sur les terres du Prophète. C'était par une belle nuit de décembre – les nuits de décembre même sont belles à Alger. Nous avions avec nous un Arabe devenu Français et un Français devenu Arabe.
Un prédiction d'un saint musulman qui vivait au XVIe siècle dit : « Les Francs, ô Alger ! fouleront le pavé de tes rues, et les filles de tes fils leur ouvriront leurs portes. »
Jamais prophétie ne s'est plus complètement réalisée.
Nous entrâmes dans quelques-unes de ces maisons dont on nous ouvrait les portes avec une hospitalité fort étendue, mais aussi un peu intéressée. C'était une simple variante de ce que nous avions vu à Tunis et à Constantine.
Seulement, à Tunis, les portes n'étaient ouvertes que par des Juives. à Constantine et à Alger, elles étaient ouvertes par des Mauresques. La seule différence qu'il y eût était dans le costume et dans un degré plus avancé vers la civilisation. Les Mauresques d'Alger disaient quelques mots de français. Mais quels mots, bon Dieu ! Ce sont de terribles professeurs de langue française que les matelots et les soldats.
Le costume était charmant. Il se composait d'un mouchoir brodé d'or ou d'argent roulé autour de la tête ; d'une veste de velours brodée d'or ou d'argent ; de caleçons de satin brodés de la même manière ; et d'une chemise parfaitement transparente laissant voir la gorge et une partie du ventre. Au reste, toute pudeur est inconnue, toute vergogne absente.
Bien peu de ces malheureuses étaient nées lors de la prise d'Alger. Qui les a poussées à la prostitution ? la misère. Comment les familles mauresques, riches sous la domination turque, sont-elles tombées dans cette misère sous la domination française ? Personne, excepté moi peut-être, n'a songé à faire cette question. Je l'ai faite, et voici ce que l'on m'a répondu.
La conquête n'a rien pris aux familles mauresques. Sous la domination turque, les Maures étaient propriétaires des maisons, et ils touchaient les loyers ; propriétaires de bestiaux, et ils vendaint les vivres ; propriétaires des terres, et ils vendaient les récoltes.
à l'arrivée des Français, les Turcs quittèrent la ville ; puis les Kourouglis, fils de Turcs et de Mauresques, puis les Maures les suivirent. En quittant la ville d'où les chassait leur propre volonté, ils vendirent, non pas leurs terres et leurs maisons, personne n'eût voulu les acheter, mais leurs effets, mais leurs bijours ; et cela, à deux tiers au-dessous de leur valeur. Ce qu'ils ne vendirent pas à Alger fut emporté avec eux, fondu et vendu où ils se trouvaient.
Mais, après deux ou trois ans d'exil volontaire, les exilés s'aperçurent que leurs ressources portatives étaient épuisées. Ils s'informèrent et apprirent qu'aucun mal n'avait été fait à ceux qui étaient restés. Ils revinrent et retrouvèrent leurs terres et leurs maisons.
La confiance était un peu rétablie. Ils vendirent, mais à vil prix. En 1832, une maison coûtait 600 francs ; celui qui avait acheté cette maison 600 francs la revendait 1200 ; puis il en achetait une de 1200, qu'il revendait 2400 : de là les immenses fortunes qui se firent de 1830 à 1835.
Ceux qui revinrent pendant cette première période furent ceux qui n'avaient fui qu'à une petite distance. Plus tard vinrent ceux qui avaient fui à Tanger, à Tétouan, à Constantine et à Tunis. Ceux-là commencèrent à vendre un peu plus cher, puis on comprit la location et on loua. Moyennant un loyer, les baux étaient renouvelables de trois en trois ans. Mais les preneurs, habitués aux affaires d'Europe, avaient eu le soin de faire écrire que le renouvellement était à la volonté des locataires.
Puis arrivèrent ceux qui avaient fui à Smyrne, au Caire, à Constantinople. Ceux-là firent comme les autres, ils louèrent, quelques-uns même à perpétuité. Pour un pot-de-vin payé comptant, les Turcs faisaient toutes sortes de concessions. Cela tenait à leur conviction que, d'un moment à l'autre, le Prophète leur rendrait ses bonnes grâces et chasserait les Français de l'Algérie.
Mais le Prophète ne se pressait pas. Le pot-de-vin était mangé. Impossible d'attendre l'époque des rentes ; on escomptait, on donnait trois ans pour un, six pour deux, douze pour trois. Qu'importait, puisqu'un jour ou l'autre les Français devaient quitter l'Algérie.
Les Français ne quittèrent pas l'Algérie, et les Maures furent ruinés. Ils commencèrent par vendre leurs étoffes précieuses, ce qu'ils en avaient gardé du moins, puis leur argenterie ; puis, quand ils n'eurent plus ni étoffes précieuses, ni argenterie, ils vendirent leurs filles. Ainsi les paroles du saint marabout furent accomplies. Et les filles des fils des croyants ouvrirent leurs portes aux chrétiens.
Il est vrai que les filles mauresques se prostituent aux Français ; mais, qu'on ne s'y trompe point, elles ne se donnent pas.
La haine existe de peuple à peuple, elle est entretenue par les oppositions.
Entre l'Arabe et nous, tout est contraste. Veut-on voir quelques-uns de ces contrastes ? Ils sont curieux.
Mahomet promet aux musulmans un paradis tout sensuel. Jésus-Christ promet un paradis tout immatériel.
Le Français ne peut épouser qu'une femme, et a toutes sortes de lois contre l'adultère. Le musulman peut épouser quatre femmes et réunir autant de concubines que sa fortune lui permet d'en prendre.
Les femmes françaises marchent la figure découverte, et sont sans cesse dans les rues. Les femmes arabes sont prisonnières dans leurs maisons, et, si elles sortent, ne peuvent sortir que voilées. L'Arabe, si la paix est troublée dans son ménage, y ramène la paix à coups de bâton. Le Français qui frappe une femme est déshonoré.
Plus l'Arabe a de femmes, plus il est riche. Une seule femme suffit souvent à ruiner un Français.
L'Arabe se marie le plus tôt qu'il peut. Le Français se marie le plus tard possible.
La première question d'un Français, quand il rencontre un ami, est de lui demander des nouvelles de sa femme. Demander à un Arabe des nouvelles de sa femme est une des plus graves insultes qu'on puisse lui faire.
Nous buvons du vin. Le vin est interdit aux Arabes.
Nous portons les habits serrés. Ils les portent larges.
Nous disons qu'il faut avoir les pieds chauds et la tête froide. Ils disent qu'il faut avoir la tête chaude et les pieds froids.
Nous saluons en ôtant notre chapeau. Ils saluent en enfonçant leur turban sur leur tête.
Nous sommes rieurs. Ils sont graves.
Nous fermons la porte de la maison. Ils lèvent la toile de leur tente.
Nous mangeons avec une fourchette. Ils mangent avec leurs doigts.
Nous buvons plusieurs fois en mangeant. Ils ne boivent qu'une fois après avoir mangé.
Notre jeûne est doux. Le leur est rude. Depuis la pointe du jour, c'est-à-dire depuis le moment où l'on peut distinguer un fil blanc d'un fil noir, jusqu'au soir, l'Arabe ne peut ni boire ni manger, ni fumer ni priser, ni embrasser sa femme.
Nous enfermons les fous. L'Arabe les regarde comme sacrés.
Nous tutoyons nos parents, et avons en général pour eux plus d'amour que de respect. L'Arabe ne peut ni s'asseoir, ni fumer, ni parier devant son père ; ni même un frère cadet devant son frère aîné.
Nous aimons les voyages de fantaisie. L'Arabe l'ignore toujours.
Nous attachons notre honneur à ne pas reculer d'un pas dans la bataille ou dans le duel. L'Arabe fuit sans déshonneur.
Nous mangeons la viande des animaux assommés. Ils ne mangent que la viande des animaux saignés.
La peinture d'histoire est chez nous un art. La peinture des images est chez eux un péché.
Nous nous inquiétons de tout. L'Arabe ne s'inquiète de rien.
Nous sommes providentiels. Il est fataliste. S'il lui arrive quelque grand malheur, « hakoun-Erbi, » dit-il, « ordre de Dieu. »
Un Arabe me disait : « Mettez un Franc et un Arabe dans la même marmite, faites-les bouillir pendant trois jours, et vous aurez deux bouillons séparés. »
Une chose qui ne contribuera point à rapprocher les Français des Arabes, c'est notre façon de rendre la justice. Exemple : Deux propriétés se touchent ; elles ont des limites notoirement connues, connues de tout le monde. C'est bien. En vertu de cette notoriété, l'Arabe croit n'avoir rien à craindre. Au lieu de bâtir sur son champ, l'Européen bâtit sur le champ de son voisin.
L'Arabe, qui a bonne envie de se faire justice lui-même, ne l'essaie même pas, car la chose lui est formellement défendue. Il va trouver le chef du bureau arabe de la ville ou de la contrée. Il lui expose son cas. Le chef du bureau s'assure par ses yeux du bon droit de l'Arabe. Mais, comme il faut mettre des procédés dans les relations, il écrit au Français que c'est par erreur sans doute qu'il a bâti sur un terrain qui ne lui appartient pas.
L'empiéteur reçoit la lettre. Mais, comme lui n'est pas forcé d'être poli, il ne se donne pas même la peine d'y répondre. L'Arabe qui voit la démarche sans résultat, et que son voisin met tous les jours de nouvelles pierres sur les anciennes, l'Arabe revient au chef du bureau et renouvelle sa plainte. Le chef du bureau lui répond qu'il a fait tout ce qu'il a pu faire, et le renvoie au juge de paix.
Le juge de paix cite les deux parties en conciliation. Le Français fait défaut. Le magistrat s'assure que l'Arabe est dans son droit, et donne à l'Européen l'ordre de quitter le terrain.
L'Arabe rentre chez lui satisfait, et raconte à la veillée qu'il y a de la justice dans le gouvernement des Français et que le cadi a donné l'ordre à l'envahisseur de déguerpir.
En conséquence, comme l'Arabe ne sait pas ce que c'est que le pétitoire et le possessoire, que d'ailleurs il ne comprend pas qu'on désobéisse à un ordre du cadi, il attend tranquillement que l'Européen déguerpisse, ce qui, à son avis, ne peut pas manquer.
Huit jours se passent. Dans sa simplicité, l'Arabe croit qu'une punition va tomber sur celui qui n'obéit ni au gouvernement militaire, ni à la justice civile. Mais, comme le temps s'écoule, que la maison monte toujours, que le voisin n'est pas puni, le plaignant retourne au bureau arabe et raconte, comme une chose inouïe, que le Français, malgré l'avertissement du chef du bureau, malgré le jugement du cadi, non seulement n'a pas quitté les lieux, mais encore continue de bâtir.
L'Arabe demande un conseil. Le chef du bureau conseille à l'Arabe de s'adresser au tribunal de première instance. L'Arabe s'adresse au tribunal de première instance, et là, il apprend qu'avant toutes choses il doit se munir d'un avocat. L'Arabe se met en quête de cet objet inconnu, le trouve, et s'informe à lui de quelle façon il doit procéder pour rentrer dans son bien. L'avocat lui répond que c'est rien n'est plus facile, que la cause est excellente, mais qu'il doit d'abord donner vingt-cinq francs.
Le plaignant répond qu'il repassera, et se rend au bureau arabe pour savoir si réellement il doit donner les vingt-cinq francs demandés. Le chef du bureau lui répond qu'en effet c'est l'habitude. Le plaignant demande comment il se fait qu'il soit obligé de donner vingt-cinq francs à un homme qu'il ne connaît pas et auquel il ne doit rien parce qu'un autre homme qu'il ne connaît guère davantage est venu lui prendre son champ. Le chef du bureau arabe cherche une bonne raison, n'en trouve pas et répond : « C'est l'habitude. »
Du moment où celui en qui il a toute confiance lui dit que c'est l'habitude, l'Arabe lève la pierre sous laquelle est caché son argent, en tire cinq douros et va les porter à l'avocat, auquel il les compte un à un, en accompagnant chacun d'eux d'un soupir. L'avocat attaque alors l'Européen en première instance. Nous supposons que l'interprète est bon, que le juge sait de quel endroit on lui parle, et qu'il rende en première instance un jugement qui ordonne au défendeur de vider les lieux.
L'Arabe a gagné son procès. Le jugement lui a coûté cinq douros, c'est vrai, mais enfin l'aga lui a rendu justice, le cadi lui a rendu justice, les medjèles lui ont rendu justice, il a eu trois fois raison. Première fois devant le chef du bureau arabe, deuxième fois devant le juge de paix, troisième fois devant le juge de première instance. Il est donc matériellement impossible qu'il ne rentre pas en possession de son champ. Il raconte cela à la veillée, disant que c'est une vérité que le sultan des Français n'a que des enfants en Algérie, les uns Musulmans, les autres Français.
Pendant quinze jours, il attend que l'Européen se retire, l'Européen reste ; que la maison s'arrête, la maison continue de monter. Le seizième jour, il est assigné en appel. Il apporte au bureau arabe le papier écrit de gauche à droite au lieu d'être écrit de droite à gauche, écrit en petites lettres au lieu d'être écrit en grosses lettres, et il demande ce que cela veut dire. Le chef du bureau arabe lui répond que son voisin trouve qu'on l'a mal jugé, et l'assigne devant un nouveau tribunal.
L'Arabe s'informe de ce qu'il a à faire. Il faut qu'il aille à Alger. Mais, pour lui faciliter les démarches à faire, le chef du bureau arabe lui donne une lettre pour un avocat d'appel. Celui-là est dans la métropole, il demande 80 francs, seize douros au lieu de cinq.
L'Arabe est stupéfait de cette nouvelle prétention. Cependant, il se décide, tire les seize douros de sa poche, les donne à l'avocat et lui recommande son procès.
Les procès est imperdable, aussi l'avocat le gagne. L'empiéteur est condamné à la restitution du champ et aux frais du procès ; l'Arabe va rentrer dans sa terre et dans ses déboursés.
Il revient chez lui et attend. La maison monte toujours : on en est au faîtage. Quant aux déboursés, au lieu de rentrer dedans, l'Arabe reçoit un nouveau papier timbré. C'est un appel en cassation.
Le procès dure depuis un an, l'Arabe occupé de son procès n'a pas ensemencé son champ et par conséquent a perdu sa récolte. Il a 150 francs à donner à l'avocat en cassation, au lieu des 80 qu'il a donnés à l'avocat d'appel. Il faut en outre qu'il fasse le voyage de Paris s'il veut suivre son procès. Il abandonne champ et maison, et s'enfuit, disant que chrétiens, gouvernement et particulier se liguent pour le dépouiller.
Au bout de trois ans, l'Européen fait valider sa possession et se trouve maître légitime de la maison et du terrain.
Si la justice avait été rendue par les Turcs, voici ce qui se serait passé : L'Arabe aurait choisi un jour de marché, et serait venu se plaindre au caïd. Le caïd aurait envoyé les parties devant le cadi. Le cadi, séance tenante, aurait fait venir les anciens du pays pour savoir d'eux de quel côté était le bon droit. Les anciens du pays auraient porté témoignage. Le voleur eût reçu cinquante coups de bâton sous la plante des pieds, et tout eût été dit.
Nouvelle preuve que ce marchand de bonnets de coton de Tunis avait eu tort de préférer la justice française à la justice turque.

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