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Chapitre XII
Marie Coutet

- En 1820, le colonel anglais Anderson et le docteur Hamel (ce dernier envoyé par l'empereur de Russie pour faire des expériences météorologiques sur les montagnes les plus élevées du globe) arrivèrent à Chamouny. à peine arrivés, ils manifestèrent leur intention de gravir le mont Blanc et ordonnèrent tous les préparatifs nécessaires à cette expédition. Déjà neuf ascensions pareilles à celle qu'ils allaient faire avaient eu lieu sans accident .
« Au jour fixé, les dix guides se trouvèrent prêts. C'était mon tour d'être guide-chef ; je pris donc le commandement de la petite caravane ; ceux qui marchaient sous mes ordres étaient : Julien Devoissou, David Folliguet, les deux frères Pierre et Mathieu Balmat, Pierre Carriez, Auguste Terre, David Coutet, Joseph Folliguet, Jacques Coutet et Pierre Favret ; treize en tout, y compris les deux voyageurs.
» Nous partîmes à huit heures du matin avec apparence de beau temps. Arrivés aux Grands-Mulets à trois heures de l'après-midi, nous nous y arrêtâmes, car nous savions qu'il ne nous restait pas assez de jour pour arriver au sommet du mont Blanc, et que, plus haut, nous ne trouverions aucun endroit favorable à une halte de nuit. Nous nous assîmes, en conséquence, sur une espèce de plateau où nous retrouvâmes encore les débris de la cabane qu'y avait fait bâtir M. de Saussure, et nous procédâmes au dîner, en invitant les voyageurs à faire en un seul repas leurs provisions de vivres pour vingt-quatre heures, attendu qu'au fur et à mesure qu'ils monteraient, ils perdraient non seulement tout appétit, mais encore toute possibilité de manger. Après le dîner, on parla des ascensions précédentes, des difficultés heureusement surmontées. Ces antécédents nous donnaient de l'espoir et de la gaieté. Le temps s'écoula vite au milieu des récits de ceux de nous qui avaient déjà fait le voyage. Le soir vint sans qu'il y eût eu un instant de doute, de crainte ou d'ennui ; alors on se pressa les uns contre les autres, on étendit des couvertures sur de la paille, on dressa une tente avec des draps, et chacun passa une nuit tant bonne que mauvaise.
» Le lendemain, je me réveillai le premier, et, me levant aussitôt, je fis quelques pas hors de notre abri ; un coup d'œil me suffit pour voir que le temps était perdu pour tout le jour ; je rentrai aussitôt en secouant la tête.
» - Qu'y a-t-il, Coutet ? me dit Devoissou.
» - Il y a, répondis-je, que le vent a changé et qu'il vient du midi.
» En effet, le vent venait de ce côté, chassant devant lui la neige comme une poussière. à cette vue, nous nous regardâmes, et, d'un commun accord, nous résolûmes de ne pas aller plus loin. Cette résolution fut maintenue malgré les instances du docteur Hamel, qui voulait essayer de continuer le voyage ; tout ce qu'il put obtenir de nous fût que nous attendrions au lendemain pour redescendre au village. La journée se passa tristement. La neige, qui ne tombait d'abord que sur la sommité du mont Blanc, descendit petit à petit vers l'endroit où nous étions, comme une amie qui croit devoir venir jusqu'à notre porte pour nous avertir du danger.
» La nuit arriva. Les mêmes précautions furent prises, et nous la passâmes comme nous avions fait de la première. Le jour vint, il nous montra le temps aussi menaçant que la veille. Nous nous réunîmes en conseil, et, au bout de dix minutes de délibération, nous résolûmes de retourner à Chamouny ; nous fîmes part de notre décision au docteur Hamel, qui s'y opposa formellement. Nous étions à ses ordres ; notre temps et notre vie étaient à lui, puisqu'il les payait ; nous n'insistâmes donc point ; seulement, nous tirâmes au sort pour savoir lesquels d'entre nous retourneraient à Chamouny pour y chercher des vivres : le sort désigna Joseph Folliguet, Jacques Coutet et Pierre Favret, qui partirent immédiatement.
» à huit heures du matin, le docteur Hamel, fatigué de l'opiniâtreté du temps, non seulement ne se contenta plus de rester où nous étions, mais encore voulut continuer le voyage. Si l'un de nous avait eu cette idée, nous l'aurions pris pour un fou et nous lui eussions lié la jambe afin qu'il ne pût faire un pas ; mais le docteur était étranger, il ignorait les dangereux caprices de la montagne ; nous nous contentâmes donc de lui répondre que faire seulement deux lieues, malgré les avertissements que le ciel donnait à la terre, c'était défier la Providence et tenter Dieu. Le docteur Hamel frappa du pied, se retourna vers le colonel Anderson, et murmura le mot lâches.
» Dès lors, il n'y avait plus à hésiter ; chacun de nous fit silencieusement ses préparatifs de départ, et, au bout de cinq minutes, je demandai au docteur s'il était prêt à nous suivre. Il fit signe de la tête que oui, car il nous gardait rancune. Nous partîmes donc sans attendre nos camarades qui étaient descendus au village.
» Contre toute probabilité, le commencement de notre route se fit sans accident ; nous arrivâmes ainsi au petit plateau, et, après avoir gravi le dôme du Goûter, nous redescendîmes vers le grand plateau. Arrivés là, nous avions à notre gauche la grande crevasse, qui a au moins soixante pieds de large et cent vingt pieds de long ; à notre droite, la côte du mont Blanc, s'élevant en talus rapide à la hauteur de mille pieds encore au-dessus de nos têtes ; sous nos pas, douze ou quinze pouces de neige nouvelle et fraîche, tombée pendant la nuit, et dans laquelle nous enfoncions jusqu'aux genoux. Nous venions d'entrer dans le vent, qui menaçait d'être toujours plus violent au fur et à mesure que nous monterions. Notre marche, sur une seule ligne, s'opérait ainsi : Auguste Terre marchait le premier, Pierre Carriez le second et Pierre Balmat le troisième ; puis venaient, après eux, Mathieu Balmat, Julien Devoissou et moi ; à six pas de distance, à peu près, nous étions suivis par David Coutet et par David Folliguet ; puis, après eux, s'avançaient, les derniers, afin qu'ils profitassent du chemin que nous leur tracions, le colonel Anderson et le docteur Hamel .
» La précaution prise pour nous sauver fut probablement celle qui nous perdit ; en marchant sur une seule ligne, nous tranchions, comme avec une charrue, cette neige molle et nouvelle qui n'avait point encore d'appui ; dès lors, le talus étant trop rapide pour la retenir en équilibre, elle dut glisser.
» En effet, nous entendîmes tout à coup comme le bruissement sourd d'un torrent caché ; au même instant, depuis le haut de la côte jusqu'à l'endroit où nos pas avaient creusé une ornière de dix ou douze pouces de profondeur, la neige fit un mouvement ; aussitôt je vis quatre des cinq hommes qui me précédaient renversés les pieds en l'air ; l'un d'eux seul me parut rester debout ; puis je sentis que les jambes me manquaient à moi-même, et je tombai en criant de toute ma force :
» - L'avalanche ! l'avalanche ! nous sommes tous perdus !...
» Je me sentis entraîné avec une telle rapidité que, roulant comme un boulet, je dois avoir parcouru l'espace de quatre cents pieds dans l'intervalle d'une minute. « Je sentis que le terrain manquait sous moi et que ma chute devenait perpendiculaire. Je me rappelle que je dis encore : “Mon Dieu, ayez pitié de moi !â€? et que je me trouvai au même instant au fond de la crevasse, couché sur un lit de neige où, sans le reconnaître, j'entendis presque aussitôt se précipiter un autre de nos compagnons.
» Je restai un instant étourdi de la chute ; puis j'entendis, au-dessus de ma tête, une voix qui se lamentait, celle de David Coutet.
» - ô mon frère, mon pauvre frère ! disait-il ; mon frère est perdu !
» - Non, lui criai-je, non, me voilà, David, et un autre avec moi ; Mathieu Balmat est-il mort ?
» - Non, mon brave, non, me répondit Balmat, je suis vivant, et me voilà pour t'aider à sortir.
» Au même instant, il se laissa glisser le long des parois de la crevasse et tomba près de moi.
» - Combien de perdus ? lui dis-je.
» - Trois, puisqu'il y en a un avec toi.
» - Lesquels ?
» - Pierre Carriez, Auguste Terre et Pierre Balmat.
» - Et ces messieurs ont-ils du mal ?
» - Non, Dieu merci !
» - Eh bien, essayons de tirer d'ici celui que j'y ai vu tomber avec moi et qui ne doit pas être loin.
» En effet, en nous retournant, nous aperçûmes un bras qui passait seul hors de la neige ; c'était celui de notre pauvre camarade. Nous le tirâmes afin de dégager la tête, qui se trouvait couverte ; il n'avait point encore perdu connaissance ; seulement, il ne pouvait plus parler et avait la figure bleue comme un asphyxié ; cependant, au bout de quelques secondes, il se remit sur ses jambes. Mon frère nous jeta une petite hache avec laquelle nous nous taillâmes des escaliers dans la glace ; puis, arrivés à une certaine hauteur, nos camarades nous tendirent leurs bâtons et nous tirèrent à eux.
» à peine fûmes-nous hors de la crevasse, que nous aperçûmes le docteur Hamel et le colonel Anderson, qui nous prirent les mains en nous disant :
» - Allons, courage, en voilà toujours deux de sauvés ; nous sauverons les autres de même.
» - Les autres sont perdus, répondit Mathieu Balmat, car c'est ici que je les ai vus disparaître.
» Il nous conduisit alors vers le milieu de la crevasse, et nous vîmes bien qu'il n'y avait aucun espoir de les sauver : nos pauvres amis devaient avoir plus de deux cents pieds de neige par-dessus la tête. Pendant que nous fouillions avec nos bâtons, chacun raconta ce qu'il avait éprouvé. Dans la chute commune, Mathieu Balmat seul était resté debout ; c'était un gros garçon d'une force prodigieuse, de sorte qu'au moment où il sentit la neige nouvelle se glisser sous lui, il enfonça son bâton dans la vieille neige, et, s'enlevant à la force des poignets, il vit passer sous ses pieds, en moins de deux minutes, cette avalanche d'une demi-lieue qui entraînait avec le bruit du tonnerre son frère et ses amis. Un instant, il se crut seul sauvé ; car, de dix que nous étions, lui seul demeura debout.
» Ceux qui se relevèrent les premiers étaient les deux voyageurs. Balmat leur cria :
» - Et les autres ?
» Au même moment, David Coutet se remit sur ses pieds.
» - Les autres, dit-il, je les ai vus rouler dans la crevasse.
» En courant vers elle, il heurta du pied David Folliguet, qui était encore tout étourdi de sa chute.
» - En voilà encore un, me dit-il ; ainsi cinq seulement sont perdus, et parmi eux est mon frère, mon pauvre frère !
» C'est à ce moment que, l'ayant entendu, je lui répondis du fond de ma crevasse :
» - Me voilà, me voilà !
» Cependant, toutes nos recherches étaient inutiles, nous le sentions bien ; et cependant nous ne pouvions nous déterminer à abandonner nos pauvres camarades, quoiqu'il y eût déjà deux heures que nous les cherchions. à mesure que la journée s'avançait, le vent devenait plus glacial ; nos bâtons, qui nous avaient servi à sonder, étaient couverts de glace, et nos souliers aussi durs que du bois.
» Alors Balmat, désespéré de voir que tous nos efforts n'aboutissaient à rien, se tourna vers le docteur Hamel :
» - Eh bien, monsieur, lui dit-il, voyons, maintenant, sommes-nous des lâches, et voulez-vous aller plus loin ? Nous sommes prêts.
» Le docteur répondit en donnant l'ordre de retourner à Chamouny. Quant au colonel Anderson, il se tordait les bras et pleurait comme un enfant.
» - J'ai fait la guerre, disait-il, j'étais à Waterloo, j'ai vu les boulets enlever des rangs entiers d'hommes ; mais ces hommes étaient là pour mourir... tandis qu'ici !...
» Les larmes lui coupaient la parole.
» - Non, ajoutait ce brave militaire, non, je ne m'en irai pas avant qu'on ait du moins retrouvé leurs cadavres.
» Nous l'entraînâmes de force, car la nuit s'approchait, et il était temps de descendre.
» En arrivant aux Grands-Mulets, nous rencontrâmes les autres guides qui apportaient les provisions ; ils amenaient avec eux deux voyageurs qui comptaient se réunir au docteur Hamel et au colonel Anderson ; nous leur racontâmes l'accident qui nous était arrivé ; puis nous nous remîmes tristement en chemin pour redescendre vers le village. Nous y arrivâmes à onze heures du soir.
» Les trois hommes qui avaient péri n'était heureusement pas mariés ; mais Carriez soutenait toute une famille par son travail.
» Quant à Pierre Balmat, il avait une mère ; mais la pauvre femme ne fut pas longtemps séparée de son fils ; trois mois après sa mort, elle mourut. »

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