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Chapitre XXIV
Rosenlaui

Le lendemain, à huit heures du matin, tout le monde était sur pied, infanterie et cavalerie rangées en bataille sur le plateau de Faulhorn. La cavalerie se composait d'une dame française, de l'Américain, sa femme et ses sept enfants, le fils aîné de cette jeune famille marchant à pied avec l'Anglais, les six guides et moi. Quant à l'Allemand, il était totalement perclus, et, quoiqu'il eût passé la nuit sur les dalles de la cuisine, qu'on avait fait chauffer comme un four, il ne pouvait faire un seul mouvement sans l'accompagner de cris surhumains. Nous le laissâmes donc au Faulhorn où, si la providence n'a pas jugé à propos de faire un miracle spécial en sa faveur, il doit être encore, vue la température peu favorable à la guérison des pleurésies.
Aussitôt les préparatifs indispensables accomplis, tels que les mulets resanglés et les gourdes remplies, la petite armée se mit en marche avec toute la gaieté qui suit, par réaction, toute situation précaire dont on s'est bien tiré. Notre intention était de visiter en passant le glacier de Rosenlaui et de nous en aller, de là, coucher à Meiringen. C'était une assez forte journée, mais nos dames étaient bien montées et nous avions, mes deux camarades et moi, des jambes avec lesquelles nous pouvions défier à la course les plus rudes montagnards de l'Oberland.
Je dis mes deux camarades, car nous n'avions pas fait cinq cents pas, que nous étions les meilleurs amis du monde. Rien ne lie aussi vite que le collège, la chasse ou les voyages. J'avais vu d'ailleurs l'Américain à Paris, chez Mme la princesse de Salm. Quant à l'Anglais, contre la nature de ses compatriotes, il était d'un caractère très gai et d'une constitution très remuante, ce qui tranchait singulièrement avec son visage grave qui restait impassible au milieu de toutes les gambades qu'il faisait à chaque instant : c'était un contraste dont Deburau seul, avec sa figure froide et ses gestes animés, offre le pendant dans mes souvenirs. On devine donc qu'avec nos dispositions à la gaieté, il nous mit très vite à l'aise, sinon avec sa physionomie, du moins avec ses manières.
Je n'ai rien vu, au reste, de plus agile, de plus imprudent et de adroit dans ces imprudences que ce corps de fantoccini et cette tête de clown. Le tout faisait l'admiration de nos guides, qui le regardaient faire avec un air de doute et d'étonnement qui voulait visiblement dire : « Va toujours, va, et un beau matin, tu te casseras le cou ! » Quant à lui, il ne faisait aucun compte de cet avis et continuait tranquillement à enjamber les précipices, à passer à cloche-pied sur les arbres qui servent de pont aux torrents, et à faire un gros bouquet de fleurs dont la plus facile à recueillir aurait pu rester pendant l'éternité à la place où elle était sans me donner, si belle qu'elle fût, l'envie de l'y aller chercher.
Cette témérité était d'autant plus méritoire, que nous suivions sur du schiste argileux un chemin détestable, tracé depuis deux ans seulement de Faulhorn à Rosenlaui et rendu plus dangereux encore par la pluie tombée la veille une partie de la nuit. à tout moment, le pied des hommes et des mulets glissait sur un fond ardoisé dont chaque pas enlevait un peu de la terre végétale qui le recouvrait. Nos dames poussaient incessamment des cris affreux, bien justifiés par l'aspect du sentier où les conduisaient leurs montures. Un moment, nous nous trouvâmes, bêtes et gens, côtoyant un précipice de quinze cents pieds de profondeur, sur une espèce de gouttière si étroite que les guides, malgré le danger, ne pouvaient tenir la bride des chevaux. Au milieu de ce défilé, le mulet de la fille aînée de l'Américain buta et la jeune personne, enlevée de sa selle par la secousse, se trouva sur le cou de sa monture, oscillant comme le balancier d'une pendule et ne sachant, pendant une seconde, si elle tomberait soit à gauche soit à droite, c'est-à-dire sur le talus ou dans le précipice. Heureusement, l'un des guides la poussa de son bâton et elle tomba avec un cri affreux du côté où elle ne courait d'autre danger que de se faire une contusion ou une égratignure.
Cet accident mit la confusion dans la caravane. Les dames, de peur de tomber, sautèrent, et, en sautant, tombèrent. Des cris plus aigus les uns que les autres partaient de tous côtés ; tout le monde, se croyant en danger de mort, appelait du secours qu'on ne pouvait porter à personne et dont, à tout prendre, personne n'avait besoin. Les chiens hurlaient, les guides juraient, les mulets profitaient de cet instant de répit pour brouter l'herbe qui poussait au bord du précipice. Et l'Anglais, perché à vingt-cinq pieds au-dessus de nos têtes, dans une position à donner des vertiges à un chamois, sifflait tranquillement le God save the king.
Au bout d'un instant, cependant, le calme se rétablit. On tira nos dames d'entre les jambes de leurs quadrupèdes. Elles traversèrent une à une, et conduites par les guides, le reste du mauvais chemin, et, dix minutes après, toute la caravane se retrouvait saine et sauve sur une pelouse unie comme celle du Tapis vert du jardin de Versailles. Nous profitâmes de la circonstance pour déjeuner, et nos dames, tout à fait remises de leur frayeur qui, pour toutes, une exceptée, n'avait été qu'une panique, nous tinrent courageusement compagnie. Puis nous nous remîmes en route.
Bientôt nous entrâmes dans l'Oberhasli et nous traversâmes la place des Lutteurs. La veille même, des exercices avaient eu lieu entre les montagnards, et nous regrettâmes beaucoup que le hasard ne nous eût pas conduits là au moment du spectacle.
Nous étions descendus dans une atmosphère plus tempérée, et, de place en place, nous commencions à voir reparaître les sapins, qui s'arrêtent à une région convenue comme si la baguette d'un enchanteur avait tracé un cercle magique qu'ils ne peuvent franchir. Ces troncs isolés offrirent une variété à nos exercices ; ils devinrent le but de nos bâtons de montagne qui, lancés comme des javelots, allaient, à la distance de trente à quarante pas, s'y enfoncer de toute la longueur de leur fer. L'Américain surtout excellait dans cet exercice auquel l'Anglais était le moins habile de nous trois. Cette supériorité amena entre eux une discussion assez vive au milieu de laquelle je les laissai pour suivre, non pas avec mon bâton, mais avec mon fusil, un coq de bruyère qui se leva trop loin de moi pour que je pusse le tirer et que j'espérais rejoindre à sa remise. Ma pointe fut inutile, et, dix minutes après, je redescendis de l'autre côté du petit bois où j'avais laissé mes compagnons de voyage.
Je les aperçus de loin, arrêtés au bord d'un torrent, et je m'approchai d'eux sans pouvoir bien comprendre à quel exercice se livrait l'Anglais, tant cet exercice me paraissait bizarre : il consistait à prendre de l'eau dans sa bouche et à faire sortir cette eau par le milieu de sa joue. Je crus d'abord que cette éjaculation se faisait par l'oreille et j'admirais ce nouveau genre de jonglerie lorsque, ayant fait quelques pas encore, je m'aperçus que l'eau prenait, en sortant, une teinte rouge qu'elle devait à son mélange avec le sang.
Voici ce qui était arrivé. L'Anglais, furieux de son infériorité, avait parié qu'il se planterait à soixante pas de l'Américain et que celui-ci ne l'atteindrait pas avec son bâton. L'Américain avait accepté le pari. Les parties intéressées s'étaient placées à la distance convenue, et l'Anglais, esclave de sa parole, avait attendu flegmatiquement le coup de javelot d'une nouvelle espèce, dont le fer lui avait percé la joue et cassé une dent.
Cet accident ramena un peu de calme à l'arrière-garde de notre caravane, dont la tête entra bientôt sous la grande porte de l'auberge de Rosenlaui. Nous ne nous arrêtâmes que le temps d'y prendre un bain qu'on n'eut pas même la peine de faire chauffer, l'eau thermale nous arrivant toute tiède d'une source voisine. Après quoi nous nous acheminâmes vers le glacier, l'un des plus renommés de l'Oberland.
Cette fois, nous avions sur la tête le frère cadet de l'orage que, la veille, nous avions eu sous nos pieds. Cette différence dans sa position en faisait une très grave dans la nôtre. Nous n'en continuâmes pas moins notre route, malgré l'avertissement de prudence que nous donnait le tonnerre, et nous arrivâmes sans accident au pied de la mer de glace située à un quart de lieue à peu près de l'auberge.
Le glacier de Rosenlaui mérite sa réputation, et, s'il n'est pas le plus grand, c'est, à mon avis, le plus beau de l'Oberland. Resplendissant partout d'une teinte azurée dont j'ignore la cause et qui n'appartient qu'à lui, il offre toutes les nuances de cette couleur, depuis le bleu mat et pâle de la turquoise jusqu'au bleu étincelant et foncé du saphir. L'ouverture située à sa base, et par laquelle sort en bouillonnant le Reichenbach, semble le portique d'un palais de fée ; et de merveilleuses colonnes, qu'on croirait l'œuvre des génies tant elles sont légères et transparentes, soutiennent une voûte dentelée par les festons les plus variés, les plus élégants et les plus bizarres. Lorsqu'on se penche pour regarder dans ses profondeurs où tourbillonne le torrent, on est si émerveillé de cette architecture fantastique, qu'on porte envie à la déesse qui habite une pareille demeure et qu'on éprouve le besoin jaloux de s'y précipiter pour la partager avec elle. Ce dut être à l'entrée d'une pareille grotte que Goethe fit son Ondine.
Le bruit produit par le bouillonnement de l'eau qui se brise sur les rochers et rejaillit en écume nous empêchait, depuis un quart d'heure, d'entendre le tonnerre, qui cependant redoublait de force. Nous avions complètement oublié l'orage lorsque quelques gouttes larges et tièdes vinrent nous le rappeler. Nous levâmes la tête, le ciel semblait s'être abaissé sur le vaste entonnoir de montagne au fond duquel nous nous trouvions, et, de moment en moment, il s'affaissait encore sur leur pente, se rapprochant toujours de nous, comme s'il devait finir par peser sur nos têtes. La respiration nous manquait, comme si nous eussions été enfermés sous une vaste machine pneumatique. Il nous semblait qu'il ne faudrait qu'un éclair pour enflammer l'atmosphère ardente qui nous environnait. Enfin un violent coup de tonnerre déchira ce dais de vapeur, et l'ouragan, fouettant l'air, secoua sur nous ses vastes ailes toutes ruisselantes de pluie.
Nous étions trop loin de l'auberge pour y aller chercher un abri ; nous nous réfugiâmes donc sous un arbre, et, à l'aide de nos blouses et de nos bâtons, nous construisîmes une petite tente pour mettre nos dames à couvert. Cette espèce de hangar remplit d'abord le but que nous nous étions proposé ; mais, au bout d'un quart d'heure, la toile s'étant mouillée, l'eau cessa de glisser dessus, passa au travers, et trois ou quatre fontaines commencèrent à jouer sur nos têtes, en manière de douches. Il fallait donc, bravant la pluie et le tonnerre, se remettre en campagne et tenter de regagner l'auberge. C'est ce que nous fîmes, ayant partout de la boue par-dessus la cheville et dans certains endroits de l'eau par-dessus le genou. Nous y arrivâmes ruisselants comme des gouttières.
Nous appelâmes Willer, chargé de la garde de nos paquets. Mais, lorsque nous lui demandâmes celui où était le linge, il nous répondit que, sachant notre désir d'arriver le soir même à Meiringen, il avait profité d'une occasion qui se présentait pour y faire parvenir nos bagages. Nous n'avions pas, à Rosenlaui, un mouchoir de poche de rechange. Quant à partir le même jour pour Meiringen, c'était chose impossible : l'orage avait rendu la route impraticable, et les chemins étaient devenus des lits de torrents.
Il n'y avait qu'un parti à prendre, et nous le prîmes : c'était de faire bassiner nos lits et de nous coucher, tandis que nos vêtements sécheraient. Nous dînâmes couchés comme les empereurs romains, puis nous nous endormîmes.
Je ne sais depuis combien de temps nous dormions. Mais ce que je sais, c'est que nous étions dans le plus beau et le plus profond de notre sommeil lorsque la fille de l'auberge entra dans notre chambre, un flambeau à la main.
- Qu'est-ce ? dis-je avec la mauvaise humeur d'un homme interrompu dans une des fonctions qui lui sont les plus chères.
- Rien, Monsieur. Seulement, il faudrait vous lever.
- Pourquoi cela ?
- C'est que, voyez-vous, l'orage a tellement grossi les deux petites cascades qui sont au-dessus de l'auberge, que le ruisseau qui passe devant la porte vient d'enlever le pont, et qu'il est probable que la maison va être emportée...
- Comment, emportée ! La maison où nous sommes !
- Oh ! oui, Monsieur, ça lui est déjà arrivé une fois, pas à celle-ci, mais à une autre.
- Et mes habits ?
- Vous n'avez que le temps de les mettre.
- Allez me les chercher, alors !
Jamais toilette, j'en réponds, ne fut faite avec plus de promptitude. Je n'avais pas encore passé les manches de ma blouse, que, sans écouter les cris de la fille, j'avais pris la rampe de l'escalier au bas duquel, trouvant la porte de la cuisine, je sautai dedans.
- Eh ! fis-je aussitôt.
J'étais dans l'eau jusqu'à mi-jambes.
- Mais, Monsieur ! me criait la bonne.
Je ne l'écoutais pas, et, apercevant une porte, j'allais ouvrir.
- Monsieur, vous allez vous trouver dans le ruisseau !
Je lâchai le loquet, et, sautant sur les fourneaux, je voulus passer par la fenêtre.
- Monsieur, vous allez sauter dans la cascade !
- Ah çà ! décidément, je suis donc cerné ! Par où voulez-vous que je m'en aille ? Alors, il fallait donc me laisser dans mon lit. Au moins, je serais parti en bateau.
- Mais, Monsieur, on peut sortir par la fenêtre du premier étage !
- Que le diable vous brûle ! Pourquoi ne me dites-vous pas cela tout de suite, donc ?
- Il y a une heure qu'on vous le répète, mais vous ne m'écoutez pas, vous courez comme un égaré.
- C'est vrai, j'ai tort. Conduisez-moi.
Nous remontâmes au premier, et elle m'indiqua une planche dont un bout s'appuyait sur la fenêtre et l'autre sur la montagne. Cela ressemblait trop au pont de Mahomet pour qu'un bon chrétien pût s'y hasarder sans faire quelques observations.
- La fille ! dis-je en clignant de l'œil et en me grattant l'oreille, est-ce qu'il n'y a pas un autre chemin ?
- Est-ce que celui-là vous inquiète ? Bah ! Votre ami l'Anglais, vous savez bien, qui a une fluxion, il y a passé, et il n'a fait qu'un saut.
- Ah ! il y a passé ? C'est très bien de sa part. Et ces dames, y ont-elles passé, elles ?
- Non, les guide les ont emportées.
- Où sont-ils, les guides ?
- Dans la montagne, à abattre des sapins pour couper la cascade.
Il n'y avait pas moyen de reculer. Je pris mon parti en brave ; seulement, au lieu de faire le chemin à pied, je le fis à cheval. Quelqu'un qui m'aurait vu d'en bas pendant ce voyage m'aurait certainement pris pour une sorcière se rendant au sabbat sur un manche à balai.
Lorsque je fus arrivé à ma destination et que le contact de la terre ferme m'eut rendu la liberté d'esprit que m'avait momentanément enlevée ce mode de transport, je me dirigeai vers un endroit où je voyais briller des torches, et je n'oublierai jamais l'étrange et magnifique spectacle qui se déploya sous mes yeux.
La cascade, dont en arrivant nous avions admiré la grâce et la légèreté, était devenue un torrent épouvantable ; ses eaux, que nous avions vues tout argentées d'écume, se précipitaient, noires et boueuses, entraînant avec elles des rochers qu'elles faisaient bondir comme des cailloux, des arbres séculaires qu'elles brisaient comme des baguettes de saule. Nos guides, pendant ce temps, nus jusqu'à la ceinture et armés de haches, abattaient avec toute l'ardeur de leur nature montagnarde les sapins qui poussaient sur la rive et dont ils dirigeaient la chute de manière à former une digue. Quatre ou cinq d'entre eux seulement, prêts à relayer les autres, tenaient à main des torches dont la lueur tremblante éclairait ce tableau. Mais bientôt, le concours de tous les bras devint urgent : les éclaireurs saisirent à leur tour des haches et cherchèrent où poser leurs torches. Voyant leur embarras et l'urgence de la position, je pris un flambeau des mains de l'un d'eux, et, courant à un sapin isolé qui dominait le terrain où nous nous trouvions, j'approchai la flamme de ses branches résineuses. Dix minutes après, il était en feu depuis le tronc jusqu'à la cime et la scène fut éclairée, dès lors, par un candélabre en harmonie avec elle.
Je ne saurais exprimer quel caractère primitif et grandiose présentait le spectacle de ces hommes luttant en liberté contre les éléments ; ces arbres qui, dans tout autre pays, eussent été marqués au coin du roi, tombant les uns sur les autres, abattus par la hache montagnarde, certaine qu'elle était de n'en devoir compte à personne, offraient une image de l'une des premières scènes du déluge. Pour moi, c'était, je l'avoue, avec une certaine ébriosité que je m'acquittais de ma tâche. Et, lorsque je vis tomber le sapin monstrueux que j'avais attaqué, je poussai un véritable cri de victoire : c'est peut-être le seul moment de fatuité que j'aie eue dans toute ma vie. J'éprouvais une conviction extraordinaire de ma force ; j'aurais abattu, je crois, toute la forêt sans me reposer.
Cependant, le cri Assez ! retentit. Toutes les haches restèrent levées, les regards se tournèrent vers le torrent : il était vaincu et enchaîné. La destruction cessa aussitôt qu'elle fut devenue inutile.
Nous rentrâmes à l'auberge, à peu près certains de ne plus en être délogés ; néanmoins, deux hommes veillèrent auprès du torrent pour donner l'alarme en cas de danger. J'ignore s'ils firent une garde bien fidèle ; mais ce que je sais, c'est que nous dormîmes tout d'une haleine jusqu'à huit heures du matin.
Nous avions dormi avec une tranquillité d'autant plus grande que nous savions que notre course du lendemain, quoique l'une des plus longues que nous eussions faites, était l'une des moins fatigantes, quatre des dix lieues dont se composait notre étape devant se faire sur le lac de Brientz, et Meiringen, par lequel nous passions, ne nous offrant rien d'assez curieux pour entraver notre marche autrement que par le déjeuner que nous comptions y prendre.
Le chemin conservait des traces affreuses de l'orage de la veille. De quart de lieue en quart de lieue, la route était coupée par des torrents improvisés qui avaient laissé à la place de leur passage un large sillon au fond duquel coulaient encore des ruisseaux assez rapides pour rendre la marche très difficile et surtout très fatigante. De temps en temps aussi, des arbres déracinés s'étaient cramponnés, à l'aide de leurs branches, aux pierres du chemin et formaient des barricades que les mulets de nos dames aimaient beaucoup à brouter, mais très peu à franchir. Aussi étaient-ce à tout moment des cris et des frayeurs qui, quelquefois, ne manquaient réellement pas de cause.
Au bout de deux heures à peu près de travail plutôt que de marche, nous nous trouvâmes au sommet de la petite montagne qui sépare la vallée de Rosenlaui de celle de Meiringen. Un plateau couvert de gazon offre de loin au voyageur son riche tapis pour y faire une halte, et lorsque, séduit par cette nappe verte, il s'en approche pour s'y reposer, il s'étonne, au fur et à mesure qu'il s'avance, de la coquetterie de la montagne qui, au pied du plateau dans lequel il n'avait vu d'abord qu'un lieu de repos, étale toutes les richesses inattendues de la plus belle vallée de la Suisse peut-être.
C'est une chose remarquable, au reste, que le soin que prend la nature de se montrer toujours dans son aspect le plus avantageux, soit qu'elle se présente dans sa grâce ou dans sa force, dans sa richesse ou dans son âpreté. Au milieu de tant de pics et de rochers dont les chamois et les aigles seuls peuvent atteindre la cime, il y a toujours quelque sommet accessible au pied de l'homme, et c'est de celui-là surtout que la vue embrasse le plus favorablement les lignes du paysage qui s'étend sous les pieds. Il semble que la nature, coquette comme une femme, indifférente qu'elle est aux suffrages des animaux, a besoin, pour son orgueil, des hommages de l'homme et que, pareille à ces reines qui sentent en elles la faiblesse de leur sexe, elle ne puisse rester sur le trône sans y faire asseoir un roi.
C'est sur ce plateau de Meiringen, plus que partout ailleurs, que doivent naître dans la pensée ces réflexions étranges. Après deux heures de marche dans un pays assez médiocrement beau, où l'on n'a eu pour distraire ses yeux de l'aspect fatigant d'un double mur de montagnes qu'une chute d'eau assez élevée, mais si exiguë qu'on l'appelle la cascade de la Corde (Seilibach), voilà que, tout à coup, sans préparation aucune, et comme si un vaste rideau se levait, on découvre l'un des paysages les plus variés et les plus merveilleux qui aient jamais récompensé le voyageur de sa fatigue, je devrais dire qui la lui eussent jamais fait oublier.
Après être restés une demi-heure absorbés dans la contemplation de ce spectacle que la plume ne saurait reproduire sur le papier, ni le pinceau sur la toile, nous nous acheminâmes vers la cascade de Reichenbach, dont nous ne pouvions voir encore la chute, mais dont la place était indiquée par une poussière d'eau pareille à la vapeur qui sort de la bouche d'un volcan.
Il nous fallut gravir, pour y arriver, une pente gazonneuse si rapide, qu'on a pratiqué des escaliers pour arriver à son sommet. C'est du plateau qu'il forme que l'on plonge dans l'abîme où l'eau précipite sa chute. Cette eau, brisée à quatre-vingts pieds au-dessous de celui qui la contemple, remonte en poussière humide, assez épaisse pour qu'on cherche, dans une maison bâtie dans ce seul but, un abri contre cette pluie venue de la terre au lieu du ciel.
Là, comme dans beaucoup d'autres endroits de la Suisse, on vend un foule de babioles de bois sculptées avec le couteau qui feraient honte, pour la grâce des formes et le fini de l'exécution, à beaucoup d'objets d'une matière plus précieuse sortant de nos manufactures. Ce sont des sucriers autour desquels courent des branches de lierre ou de chêne surmontées d'un chamois à l'aide duquel on lève le couvercle ; des fourchettes et des cuillers sculptées comme celles du Moyen âge ; enfin, des coupes qui rappellent celles que les bergers de Virgile se disputaient par leurs chants. Ces objets montent quelquefois à des prix assez élevés : je vis vendre cent francs une paire de ces vases.
Nous descendîmes de la petite maison où se tient l'entrepôt général vers un deuxième plateau, situé à cent pieds à peu près au-dessous d'elle. C'est de ce second plateau qu'on découvre la chute inférieure du Reichenbach, plus tourmentée encore que la première, par la disposition des rochers sur lesquels elle rebondit. Je n'ai pas vu le Pénée dont parle Ovide, je ne sais si le tableau qu'il en fait est ressemblant :

... Spumosis volvitur undis
Dejectuque gravi tenues agitantia fumos
Nubila conducit, summasque aspergine silvas
Implicit, et sonitu plus quam vicina fatigat,

mais ce que je sais, c'est que cette description s'applique si bien au Reichenbach, que je la vole au premier livre de ses Métamorphoses pour me dispenser d'en faire une qui serait probablement moins exacte.
De ce dernier plateau à Meiringen, il y a à peine pour dix minutes de chemin, et, de Meiringen à Brienz, pour deux heures. Arrivés à ce dernier village, nous louâmes une barque et nous nous dirigeâmes vers le Giessbach, qui a le privilège de partager avec le Reichenbach la royauté des cascades de l'Oberland. Quant à moi, je n'émettrai pas d'opinion sur cette importante question : on se lasse de tout, même des cascades, et, depuis cinq ou six jours, j'en avais tant vu, que je commençais à prendre en grippe tous les noms qui finissaient en bach. Cependant, comme on aurait évidemment crié à l'hérésie si j'étais passé devant le Giessbach sans m'y arrêter, je mis bravement pied à terre, et je commençai de gravir la montagne du haut de laquelle il se précipite par les onze chutes successives dont nous entendions le bruissement depuis Brienz, c'est-à-dire à la distance d'une lieue.
à la moitié de ma montée, à peu près, nous trouvâmes le régent Kœrli et ses deux filles qui nous attendaient pour nous offrir l'hospitalité dans un joli chalet dont la principale chambre était ornée d'un piano devant lequel il s'assit ; ses filles se mirent aussitôt à chanter plusieurs airs suisses et deux ou trois tyroliennes. Quoique cette hospitalité et cette musique ne fussent pas tout à fait désintéressées, elles étaient offertes avec tant de bonhomie, qu'il n'y avait pas moyen de se croire quitte avec ce brave homme en le payant ; nous le remerciâmes donc de toutes les manières. Aussi enchanté de nous que nous paraissions l'être de lui, il nous fit don, en nous quittant, de son portrait et de celui de ses enfants. Il est lithographié accompagnant sur son piano se deux filles qui chantent debout derrière lui.
Une singularité qui paye à elle seule la peine que l'on a prise pour gravir le sentier assez difficile qui conduit aux chutes supérieures de Giessbach, est une grotte pratiquée dans le rocher, derrière l'une de ces chutes. Elle en couvre entièrement l'orifice, de sorte qu'après être parvenu dans cette grotte sans recevoir une goutte d'eau, grâce à la courbe que décrit cette cascade par la rapidité de son élan, on voit tout le paysage, c'est-à-dire le lac, le village de Brienz et le Rothhorn auquel ils s'adossent. On jouit de cette vue à travers une gaze d'eau qui, mouvante elle-même, donne une apparence de vie aux objets sur lesquels elle est tendue ; ceux-ci, à leur tour, se meuvent derrière elle, silhouettes sans couleur, comme de gigantesques ombres chinoises.
Après avoir consacré une heure environ au régent Kœrli et à sa cascade, nous nous embarquâmes. Une trinkgeld double, que nous promîmes à nos bateliers si nous arrivions avant cinq heures à Interlaken, donna des ailes à notre barque. Nous passâmes, comme des oiseaux de mer attardés, près d'une jolie petite île appartenant à un général italien longtemps au service de la France, et qui, exilé, je crois, de son pays, s'est retiré là. Un peu plus loin, nos guides nous indiquèrent le Tanzplaz, rocher coupé à pic dont le sommet offre un magnifique plateau couvert de gazon ; c'est à cette place que les paysans des villages environnants se réunissaient autrefois pour se livrer à la danse. Un jour, un jeune homme et une jeune fille, que leurs parents refusaient d'unir l'un à l'autre, s'y donnèrent rendez-vous. Une grande valse se forma, à laquelle ils prirent part comme les autres. Seulement, on remarqua qu'à chaque tour ils se rapprochaient du précipice. Enfin, à une dernière passe, ils se serrèrent plus étroitement dans les bras l'un de l'autre ; on vit leurs lèvres se toucher, puis, comme si l'ardeur de la danse les eût entraînés, ils s'approchèrent de l'abîme et s'y précipitèrent. On les retrouva le lendemain dans le lac, morts et se tenant embrassés. Depuis ce temps, la place de la danse a été transportée à un autre endroit de la vallée.
à cinq heures moins un quart, nous abordions à dix minutes de chemin d'Interlaken. Notre course sur le lac nous avait rafraîchis au lieu de nous fatiguer ; nous pûmes donc, après dîner, aller faire un tour à Hohbuhl, jolie promenade située derrière Interlaken.
Hohbuhl est un jardin anglais qui s'étend depuis la base jusqu'à la cime d'un petit tertre de terrain de trois ou quatre cents pieds de hauteur. Des échappées de vue, ménagées entre les arbres, laissent voir, au fur et à mesure qu'on monte, des parties isolées du panorama dont, une fois arrivé au sommet, on embrasse tout l'ensemble. à part la vue merveilleuse dont on y jouit, il n'offre, comme chose remarquable, qu'un banc sur lequel Henri de France, Caroline de Berry et François de Châteaubriand ont gravé leurs noms en passant à Interlaken.
En rentrant dans l'auberge, je retrouvai Willer qui me demanda par où je comptais sortir le lendemain de l'Oberland pour me rendre dans les petits cantons. J'avais le choix entre trois passages de montagnes : le Bünig, le Grimsel et le Gemmi ; je me décidai pour le Gemmi, que je connaissais de réputation. Le surlendemain, j'eus l'avantage de le reconnaître de vue, ce qui veut dire que, si jamais je retourne à Interlaken, j'en sortirai cette fois par le Grimsel ou le Brünig.

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