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Chapitre XXXII
Gessler

Cependant, le bruit des divers événements accomplis dans cette journée s'était répandu dans les villages environnants et y avait éveillé une vive agitation. Guillaume était généralement aimé. La douceur de son caractère, ses vertus domestiques, son dévouement désintéressé pour toutes les infortunes en avaient fait un ami pour la chaumière et le château. Son adresse extraordinaire avait ajouté au sentiment une admiration naïve qui faisait qu'on le regardait comme un être à part. Les peuples primitifs sont ainsi faits : forcés de se nourrir par l'adresse, de se défendre par la force, ces deux qualités sont celles qui élèvent dans leur esprit l'homme à la qualité de demi-dieu. Hercule, Thésée, Castor et Pollux n'ont point eu d'autre marchepied pour monter au ciel.
Aussi, vers le milieu de la nuit, vint-on prévenir Gessler qu'il serait possible qu'une révolte eût lieu si on lui laissait le temps de s'organiser. Gessler pensa que le meilleur moyen de la prévenir était de transporter Guillaume hors du canton d'Uri, dans une citadelle appartenant aux ducs d'Autriche et située au pied du mont Righi, entre Küssnacht et Weggis. En conséquence, et pensant que le trajet était plus sûr par eau que par terre, il donna l'ordre de préparer une barque et, une heure avant le jour, il y fit conduire Guillaume. Gessler, six gardes, le prisonnier et trois bateliers formaient tout l'équipage du petit bâtiment.
Lorsque le gouverneur arriva à Flüelen, lieu de l'embarquement, il trouva ses ordres exécutés. Guillaume, les pieds et les mains liés, était couché au fond de la barque ; près de lui, et comme preuve de conviction, était l'arme terrible qui, en lui servant à donner une preuve éclatante de son adresse, avait éveillé tant de craintes dans le cœur de Gessler. Les archers, assis sur les bancs inférieurs, veillaient sur lui. Les deux matelots, à leur poste près du petit mât, se tenaient prêts à mettre à la voile, et le pilote attendait sur le rivage l'arrivée du bailli.
- Aurons-nous le vent favorable ? dit Gessler.
- Excellent, Monseigneur, du moins en ce moment.
- Et le ciel ?
- Annonce une magnifique journée.
- Partons donc sans perdre une minute.
- Nous sommes à vos ordres.
Gessler prit place au haut de la barque, le pilote s'assit au gouvernail, les bateliers déployèrent la voile, et le petit bâtiment, léger et gracieux comme un cygne, commença de glisser sur le miroir du lac. Cependant, malgré ce lac bleu, malgré ce ciel étoilé, malgré ces heureux présages, il y avait quelque chose de sinistre dans cette barque passant, silencieuse, comme un esprit des eaux. Le gouverneur était plongé dans ses pensées, les soldats respectaient sa rêverie et les bateliers, obéissant à contre-cœur, accomplissaient tristement leurs manœuvres sur les signes qu'ils recevaient du pilote. Tout à coup, une lueur météorique traversa l'espace, et, se détachant du ciel, parut se précipiter dans le lac. Les deux bateliers échangèrent un coup d'œil, le pilote fit le signe de la croix.
- Qu'y a-t-il, patron ? dit Gessler.
- Rien, rien encore jusqu'à présent, Monseigneur, répondit le vieux marinier. Cependant, il y en a qui disent qu'une étoile qui tombe du ciel est un avis que vous donne l'âme d'une personne qui vous est chère.
- Et cet avis est-il de bon ou de mauvais présage ?
- Hum ! murmura le pilote, le ciel se donne rarement la peine de nous envoyer des présages heureux. Le bonheur est toujours le bienvenu.
- Ainsi, cette étoile est un signe funeste ?
- Il y a de vieux bateliers qui croient que, lorsqu'une semblable chose arrive au moment où l'on s'embarque, il vaut mieux regagner la terre, s'il en est encore temps.
- Oui, mais lorsqu'il est urgent de continuer sa route ?
- Alors, il faut se reposer sur sa conscience, répondit le pilote, et remettre sa vie à la garde de Dieu.
Un profond silence succéda à ces paroles et la barque continua de glisser sur l'eau comme si elle eût eu les ailes d'un oiseau de mer. Cependant, depuis l'apparition du météore, le pilote tournait avec inquiétude ses yeux du côté de l'orient, car c'était de là qu'allaient lui arriver les messagers de mauvaises nouvelles. Bientôt il n'y eut plus de doute sur le changement de l'atmosphère. à mesure que l'heure matinale s'avançait, les étoiles pâlissaient au ciel, non pas dans une lumière plus vive, comme elles ont l'habitude de le faire, mais comme si une main invisible eût tiré un voile de vapeurs entre la terre et le ciel. Un quart d'heure avant l'aurore, le vent tomba tout à coup ; le lac, d'azur qu'il était, devint couleur de cendre, et l'eau, sans être agitée par aucun vent, frissonna comme si elle eût été prête à bouillir.
- Abattez la voile ! cria le pilote.
Les deux mariniers se dressèrent contre le mât ; mais, avant qu'ils eussent accompli l'ordre qu'ils venaient de recevoir, de petites vagues couronnées d'écume s'avancèrent rapidement de Brunnen et semblèrent venir à l'encontre de la barque.
- Le vent ! le vent ! s'écria le pilote. Tout à bas !
Mais, soit maladresse de la part de ceux à qui ces ordres étaient adressés, soit que quelque nœud mal formé empêchât l'exécution de la manœuvre, le vent était sur le bâtiment avant que la voile fût abattue. La barque, surprise, trembla comme un cheval qui entend rugir un lion, puis sembla se cabrer comme lui. Enfin, elle se tourna d'elle-même, comme si elle eût voulu fuir les étreintes d'un si puissant lutteur, mais, dans ce mouvement, elle présenta ses flancs à son ennemi.
La voile, tout à l'heure incertaine, s'enfla comme si elle eût été près de s'ouvrir, la barque s'inclina à croire qu'elle allait chavirer. En ce moment, le pilote coupa avec son couteau le cordage qui retenait la voile. Elle flotta un instant, comme un pavillon, au bout du mât où elle était retenue encore ; enfin, les liens qui l'attachaient se brisèrent, elle s'enleva comme un oiseau par les dernières bouffées de vent, et la barque, n'offrant plus aucune prise à la bourrasque, se redressa lentement et reprit son équilibre. En ce moment, les premiers rayons du jour parurent. Le pilote se replaça à son gouvernail.
- Eh bien ! maître, dit Gessler, le présage ne mentait pas, et l'événement ne s'est pas fait attendre.
- Oui, oui, la bouche de Dieu est moins menteuse que celle des hommes... et l'on se trouve rarement bien de mépriser ses avertissements.
- Croyez-vous que nous en soyons quittes pour cette bourrasque, ou bien ce coup de vent n'est-il que le précurseur d'un orage plus violent ?
- Il arrive parfois que les esprits de l'air et des eaux profitent de l'absence du soleil pour donner de pareilles fêtes sans la permission du Seigneur, et alors, au premier rayon du jour, les vents se taisent et disparaissent, s'en allant où vont les ténèbres. Mais, le plus souvent, c'est la voix de Dieu qui a dit à la tempête de souffler. Alors elle doit accomplir sa mission tout entière, et malheur à ceux contre qui elle a été envoyée !
- Tu n'oublieras pas, je l'espère, qu'il s'agit de ta vie en même temps que de la mienne.
- Oui, oui, Monseigneur, je sais que nous sommes tous égaux devant la mort, mais Dieu est tout-puissant : il punit qui il veut punir, et sauve qui il veut sauver. Il a dit à l'apôtre de marcher sur les flots, et l'apôtre a marché comme sur la terre. Et, tout lié et garrotté qu'est votre prisonnier, il est plus sûr de son salut, s'il est dans la grâce du Seigneur, que tout homme libre qui serait dans sa malédiction. Un coup de rame, Frantz, un coup de rame, que nous présentions la proue au vent. Car nous n'en sommes pas encore quittes, et le voilà qui revient sur nous.
En effet, des vagues plus hautes et plus écumeuses que les premières accouraient, menaçantes, et, quoique la barque offrît le moins de prise possible, le vent qui les suivait fit glisser la barque en arrière avec la même rapidité que ces pierres plates que les enfants font bondir à la surface de l'eau.
- Mais, s'écria Gessler, commençant à comprendre le danger, si le vent nous est contraire pour aller à Brunnen, il doit être favorable pour retourner à Altdorf ?
- Oui, oui, j'y ai bien pensé, continua le pilote, et voilà pourquoi, plus d'une fois, j'ai regardé de ce côté. Mais regardez au ciel, Monseigneur, et voyez les nuages qui passent entre le Doliberg et le Titlis : ils viennent du Saint-Gothard et suivent le cours de la Reuss. C'est un souffle contraire à celui qui soulève ces vagues qui les pousse, et, avant cinq minutes, ils se seront rencontrés.
- Et alors ?
- Alors, c'est le moment où il faudra que Dieu pense à nous, ou que nous pensions à Dieu.
La prophétie du pilote ne tarda point à s'accomplir. Les deux orages qui s'avançaient au-devant l'un de l'autre se rencontrèrent enfin. Un éclair flamboya et un coup de tonnerre terrible annonça que le combat venait de commencer. Le lac ne tarda point à partager cette révolte des éléments : ses vagues, tour à tour poussées et repoussées par des souffles contraires, s'enflèrent comme si un volcan sous-marin les faisait bouillonner, et la barque parut bientôt ne pas leur peser davantage qu'un de ces flocons d'écume qui blanchissent à leur cime.
- Il y a danger de mort, dit le pilote. Que ceux qui ne sont pas occupés à la manœuvre fassent leur prière.
- Que dis-tu, prophète de malheur ? s'écria Gessler, et pourquoi ne nous as-tu pas prévenus plus tôt ?
- Je l'ai fait au premier avertissement que Dieu m'a donné, Monseigneur, mais vous n'avez pas voulu le suivre.
- Il fallait gagner le bord malgré moi.
- J'ai cru qu'il était de mon devoir de vous obéir, comme il est du vôtre d'obéir à l'empereur, comme il est de celui de l'empereur d'obéir à Dieu.
En ce moment, une vague furieuse vint se briser contre les flancs de l'esquif, le couvrit, et jeta un pied d'eau dans la barque.
- à l'œuvre, Messieurs les hommes d'armes ! cria le pilote. Rendez au lac l'eau qu'il nous envoie, car nous sommes assez chargés ainsi. Vite, vite ! Une deuxième vague nous coulerait, et, quelle que soit l'imminence de la mort, il est toujours du devoir de l'homme de lutter contre elle.
- Ne vois-tu aucun moyen de nous sauver, et n'y a-t-il plus d'espoir ?
- Il y a toujours espoir, Monseigneur, quoique l'homme avoue que sa science est inutile, car la miséricorde du Seigneur est plus grande que les connaissances humaines.
- Comment as-tu pu prendre une pareille responsabilité, ne sachant pas mieux ton métier, drôle ? murmura Gessler.
- Quant à mon métier, Monseigneur, répondit le vieux marinier, il y a quarante ans que je l'exerce, et il n'y a peut-être dans toute l'Helvétie qu'un homme meilleur pilote que moi.
- Alors, que n'est-il ici pour prendre ta place ! s'écria Gessler.
- Il y est, Monseigneur, dit le pilote.
Gessler regarda le pilote d'un air étonné.
- Ordonnez qu'on détache les cordes du prisonnier, car si la main d'un homme peut nous sauver à cette heure, c'est la sienne.
Gessler fit signe qu'il y consentait. Un léger sourire de triomphe passa sur les lèvres de Guillaume.
- Tu as entendu ? lui dit le vieux marinier en coupant avec son couteau les cordes qui le garrottaient.
Guillaume fit signe que oui, étendit les bras comme un homme qui ressaisit sa liberté, et alla reprendre au gouvernail la place abandonnée, tandis que le vieillard, prêt à lui obéir, alla s'asseoir au pied du mât avec les deux autres bateliers.
- As-tu une seconde voile, Rudenz ? dit Guillaume.
- Oui, mais ce n'est pas l'heure de s'en servir.
- Prépare-la et tiens-toi prêt à la hisser.
Le vieillard le regarda avec étonnement.
- Quant à vous, continua Guillaume en s'adressant aux mariniers, à la rame, enfants, et nagez dès que je vous le dirai.
En même temps, il pressa le gouvernail. La barque, surprise de cette brusque manœuvre, hésita un instant, puis, comme un cheval qui reconnaît la supériorité de celui qui le monte, elle tourna enfin sur elle-même.
- Nagez ! cria Guillaume aux matelots qui, se courbant aussitôt sur leurs rames, firent, malgré l'opposition des vagues, marcher dans la direction voulue.
- Oui, oui, murmura le vieillard, il a reconnu son maître, et il obéit.
- Nous sommes donc sauvés ! s'écria Gessler.
- Hum ! fit le vieillard, fixant ses yeux sur ceux de Guillaume, pas encore, mais nous sommes en bon chemin, car je devine... Oui, sur mon âme, tu as raison, Guillaume, il doit y avoir entre les deux montagnes de la rive droite un courant d'air qui, si nous l'atteignons, nous mènera en dix minutes sur l'autre bord. Tu as deviné juste : ce serait la première fois qu'il y aurait pareille fête au lac sans que le vent d'ouest s'y mêlât. Et tenez, le voilà qui siffle comme s'il était le roi du lac.
Guillaume se tourna en effet vers l'ouverture déjà désignée par le vieux pilote. Une vallée séparait deux montagnes, et, par cette vallée, le vent d'ouest établissait un courant et soufflait avec une telle violence, qu'il formait une espèce de roue sur le lac. Guillaume s'engagea dans cette ornière liquide, et, tournant sa poupe au vent, il fit signe aux bateliers de rentrer les avirons et au pilote de hisser la voile. Il fut obéi aussitôt, et la barque commença de cingler avec rapidité vers la base de l'Axemberg.
En effet, dix minutes après, comme l'avait prédit le vieillard et avant que Gessler et les gardes fussent revenus de leur étonnement, la barque était près de la rive. Alors Guillaume donna l'ordre d'abattre la voile, et, feignant de se baisser pour amarrer un cordage, il posa la main gauche sur son arbalète, pressa de la main droite le gouvernail. La barque vira aussitôt, et, la poupe se présentant la première, Guillaume s'élança, léger comme un chamois, et retomba sur un rocher à fleur d'eau, tandis que la barque, cédant à l'impulsion que lui avait donnée son élan, retournait vers le large. D'un deuxième bond, Guillaume fut à terre, et, avant que Gessler et ses gardes songeassent même à pousser un cri, il avait disparu dans la forêt.
Aussitôt que la stupéfaction causée par cet accident fut dissipée, Gessler ordonna de gagner la terre afin de se mettre à la poursuite du fugitif. Ce fut chose facile, deux coups de rame suffirent pour conduire la barque vers la rive. Un des mariniers sauta à terre, tendit une chaîne, et, malgré les vagues, le débarquement se fit sans danger. Aussitôt un archer partit pour Altdorf avec ordre d'envoyer des écuyers et des chevaux à Brunnen, où allait les attendre le gouverneur.
à peine arrivé dans le village, Gessler fit annoncer à son de trompe que celui qui livrerait Guillaume recevait cinquante marcs d'argent et serait exempt d'impôts, lui et ses descendants, jusqu'à la troisième génération. Pareille récompense fut aussi promise pour Conrad de Baugarten.
Vers le milieu du jour, les chevaux et les écuyers arrivèrent. Gessler, tout entier à sa vengeance, refusa de s'arrêter plus longtemps et partit aussitôt pour le village d'Arth, où il avait aussi des mesures de rigueur à prendre contre les assassins du gouverneur de Schwanau. à trois heures, il sortait de ce village, et, côtoyant les bords du lac de Zug, il arriva à Immensee, qu'il traversa sans s'arrêter, et prit le chemin de Küssnacht.
C'était pendant une froide et sombre journée du mois de novembre (le 19) que s'étaient accomplis les derniers événements que nous venons de raconter. Elle tirait à sa fin et Gessler, désireux d'arriver avant la nuit à la forteresse, pressait de l'éperon son cheval engagé dans le chemin creux de Küssnacht. Arrivé à son extrémité, il ralentit le pas en faisant signe à son écuyer de le rejoindre. Celui-ci, que le respect avait retenu en arrière, s'avança ; les gardes et les archers suivaient à quelque distance. Ils cheminèrent ainsi pendant quelque temps sans parler. Enfin Gessler, tournant la tête de ce côté, le regarda comme s'il eût voulu lire jusqu'au fond de son âme. Puis, tout à coup.
- Niklaus, m'es-tu dévoué ? lu dit-il.
L'écuyer tressaillit.
- Eh bien ? continua Gessler.
- Pardon, Monseigneur, mais je m'attendais si peu à cette question...
- Que tu n'es point préparé à y répondre, n'est-ce pas ? Eh bien ! prends ton temps, car c'est une réponse réfléchie que je te demande.
- Et elle ne se fera pas attendre, Monseigneur. Sauf mes devoirs envers Dieu et envers l'empereur, je suis à vos ordres.
- Es-tu prêt à les accomplir ?
- Je suis prêt.
- Tu partiras ce soir pour Altdorf, tu y prendra quatre hommes, tu te rendras cette nuit avec eux à Burglen, et là seulement, tu leur diras ce qu'ils auront à faire.
- Et qu'auront-ils à faire, Monseigneur.
- Ils auront à s'emparer de la femme de Guillaume et de ses quatre enfants. Aussitôt en ton pouvoir, tu les feras conduire dans la forteresse de Küssnacht où je les attendrai, et, une fois là...
- Oui, je vous comprends, Monseigneur.
- Il faudra bien qu'il se livre lui-même, car chaque semaine de retard coûtera la vie à un de ses enfants, et la dernière à sa femme.
Gessler n'avait pas achevé ce mot, qu'il poussa un cri, lâcha les rênes, étendit les bras et tomba de son cheval. L'écuyer se précipita à terre pour lui porter secours, mais il n'était déjà plus temps : une flèche lui avait traversé le cœur. C'était celle que Guillaume Tell avait cachée sous son pourpoint lorsque Gessler le força d'enlever une pomme de la tête de son fils, sur la place publique d'Altdorf.
La nuit du dimanche au lundi suivant, les conjurés se réunirent au Rütli. La mort de Gessler avait provoqué cette réunion extraordinaire. Plusieurs étaient d'avis d'avancer le jour de la liberté, et de ce nombre étaient Conrad de Baumgarten et Mechtal. Mais Walter Furst et Werner Stauffacher s'y oposèrent, disant qu'ils trouveraient certainement le chevalier de Landenberg sur ses gardes, ce qui rendrait l'expédition mille fois plus hasardeuse ; tandis qu'au contraire, si le pays restait tranquille malgré la mort de Gessler, il attribuerait cette mort à une vengeance particulière et ne s'en inquiéterait que pour rechercher le meurtrier.
- Mais, en attendant, s'écria Conrad, que deviendra Guillaume ? Que deviendra sa famille ? Guillaume m'a sauvé la vie, et il ne sera pas dit que je l'abandonnerai.
- Guillaume et sa famille sont en sûreté, dit une voix dans la foule.
- Je n'ai plus rien à dire, répondit Conrad.
- Maintenant, dit Walter Furst, arrêtons le plan de l'insurrection.
- Si les anciens me permettent de parler, dit en s'avançant un jeune homme du Haut-Unterwald nommé Zagheli, je propose une chose.
- Laquelle ? dirent les anciens.
- C'est de me charger de la prise du château de Rossberg.
- Et combien demandes-tu d'hommes pour cela ?
- Quarante.
- Fais attention que le château de Rossberg est un des mieux fortifiés de toute la juridiction.
- J'ai des moyens d'y pénétrer.
- Quels sont-ils ?
- Je ne puis les dire, répondit Zagheli.
- Es-tu sûr de trouver les quarante hommes qu'il te faut ?
- J'en suis sûr.
- C'est bien, ton offre est acceptée.
Zagheli rentra dans la foule.
- Moi, dit Stauffacher, si l'on veut m'abandonner cette entreprise, je me charge du château de Schwanau.
- Et moi, ajouta Walter Furst, je prendrai la forteresse d'Uri.
Un assentiment unanime accueillit ces deux dernières propositions. Chaque conjuré prit l'engagement, pendant les cinq semaines qui restaient encore à passer, de recruter des soldats parmi ses amis les plus braves, et l'on adopta, avant de se séparer, les trois bannières sous lesquelles on marcherait. Uri choisit pour la sienne une tête de taureau avec un anneau brisé, en mémoire du joug qu'ils allaient rompre ; Schwyz, une croix, en souvenir de la Passion de Notre-Seigneur ; et Unterwald, deux clés, en l'honneur de l'apôtre saint Pierre, qui était en grande vénération à Sarnen.
Ainsi que l'avaient prévu les vieillards, le meurtre de Gessler fut considéré comme l'expression d'une vengeance particulière. Les poursuites initiales dirigées contre Guillaume se ralentirent faute de résultat, et tout redevint calme et tranquille dans les trois juridictions jusqu'au jour où devait éclater la conjuration.
Le soir du 31 décembre, le gouverneur du château de Rossberg, fit, comme d'habitude, la visite des postes, plaça des sentinelles, donna le mot d'ordre, et fit sonner le couvre-feu. Alors le château lui-même parut s'endormir comme les hôtes qu'il renfermait. Les lumières disparurent les unes après les autres, le bruit s'éteignit peu à peu, et les seules sentinelles placées au sommet des tours interrompirent ce silence par le bruit régulier de leurs pas et les cris de veille répétés de quart d'heure en quart d'heure.
Cependant, malgré cette apparence de sommeil, une petite fenêtre donnant sur les fossés du château s'ouvrit avec précaution ; une jeune fille de dix-nuit ou dix-neuf ans passa sa tête craintive, et, malgré l'obscurité de la nuit, elle essaya de plonger ses regards dans le fossé du château. Au bout de quelques minutes d'une investigation que les ténèbres rendaient inutile, elle laissa tomber le nom de Zagheli. Ce nom avait été dit si bas, qu'on eût pu le prendre pour un soupir de la brise ou pour un murmure du ruisseau. Cependant, il fut entendu, et une voix plus forte et plus hardie, quoique prudente encore, y répondit par le nom d'Anneli.
La jeune fille resta un moment immobile, la main sur sa poitrine, comme pour en étouffer les battements. Le nom d'Anneli se fit entendre une seconde fois.
- Oui, oui, murmura-t-elle en se penchant vers l'endroit d'où semblait lui parler l'esprit de la nuit. Oui, mon bien-aimé... mais pardonne-moi, j'ai si grand-peur !
- Que peux-tu craindre ? dit la voix. Tout est endormi au château, les sentinelles seules veillent au haut des tours. Je ne puis te voir, et à peine si je t'entends. Comment veux-tu qu'elles nous entendent et qu'elles nous voient ?
La jeune fille ne répondit pas, mais elle laissa tomber quelque chose. C'était le bout d'une corde, à laquelle Zagheli attacha l'extrémité d'une échelle qu'Anneli tira à elle et fixa à la barre de sa fenêtre. Un instant après, le jeune homme entra dans sa chambre. Anneli voulut retirer l'échelle de corde.
- Attends, ma bien-aimée, lui dit Zagheli, car j'ai encore besoin de cette échelle, et ne t'effraie pas surtout de ce qui va se passer ; car le moindre mot, le moindre cri de ta part seraient ma mort.
- Mais qu'y a-t-il ? Au nom du ciel ! dit Anneli. Ah ! nous sommes perdus ! Regarde ! regarde !
Et elle lui montrait un homme qui apparaissait à la fenêtre.
- Non, non, Anneli, nous ne sommes pas perdus. Ce sont des amis.
- Mais moi, moi, je suis déshonorée ! s'écria la jeune fille en cachant sa tête entre ses deux mains.
- Au contraire, Anneli, ce sont des témoins qui viennent assister au serment que je fais de te prendre pour femme aussitôt que la patrie sera délivrée.
La jeune fille se jeta dans les bras de son amant. Les vingt jeunes gens montèrent les uns après les autres, puis Zagheli retira l'échelle et ferma la fenêtre. Les vingt jeunes gens se répandirent dans l'intérieur. La garnison, surprise endormie, ne fit aucune résistance. Les conjurés enfermèrent les Allemands dans la prison du château, revêtirent leurs uniformes, et le drapeau d'Albert continua de flotter sur la forteresse, qui ouvrit le lendemain ses portes à l'heure accoutumée.
à midi, la sentinelle placée au haut de la tour aperçut plusieurs cavaliers qui se dirigeaient à toute bride vers la forteresse. Deux conjurés se placèrent à la porte, les autres se rangèrent dans la cour. Dix minutes après, le chevalier de Landenberg franchissait la herse, qui se baissait derrière lui. Le chevalier était prisonnier, comme la garnison. Le plan de Zagheli avait complètement réussi.
Nous avons vu que vingt des quarante hommes nécessaires à son entreprise avaient escaladé avec lui le château et s'en étaient rendus maîtres ; les vingt autres avaient pris le chemin de Sarnen. Au moment où Landenberg sortait du château royal de Sarnen pour se rendre à la messe, ces vingt hommes se présentèrent à lui, apportant, comme présents d'usage, des agneaux, des chèvres, des poules ; le gouverneur leur dit d'entrer au château et continua sa route. Arrivés sous la porte, ils tirèrent de dessous leurs habits des fers aiguisés, qu'ils mirent au bout de leurs bâtons, et s'emparèrent du château. Alors l'un d'entre eux monta sur la plate-forme et fit entendre trois fois le son prolongé de la trompe montagnarde. C'était le signal convenu : de grands cris de révolte se firent entendre de rue en rue. On courut vers l'église pour s'emparer de Landenberg, mais, prévenu à temps, il s'élança sur son cheval et prit la fuite vers le château de Rossberg. C'est ce qu'avait prévu Zagheli.
Les plus grands soins et les plus grands égards furent prodigués au bailli impérial pendant le reste de la journée. Le soir, il demanda à prendre l'air sur la plate-forme de la forteresse. Zagheli l'accompagna. De là, il pouvait découvrir tout le pays soumis encore la veille à sa juridiction, et, détournant ses yeux de la bannière où les clés d'Unterwald avaient remplacé l'aigle d'Autriche, il les fixa dans la direction de Sarnen, et demeura immobile et pensif. à l'autre angle du parapet, était Zagheli, immobile et pensif aussi, les yeux fixés sur un autre point. Ces deux hommes attendaient, l'un un secours pour la tyrannie, l'autre un renfort pour la liberté.
Au bout d'un instant, une flamme brilla au sommet de l'Axemberg. Zagheli jeta un cri de joie.
- Qu'est-ce que cette flamme ? dit Landenberg.
- Un signal.
- Et que veut dire ce signal ?
- Que Walter Furst et Guillaume Tell ont pris le château d'Urijoch.
Au même instant, des cris de joie qui retentirent par toute la forteresse confirmèrent ce que venait de dire Zagheli.
- Toutes les Alpes sont-elles donc changées en volcan ? s'écria Landenberg. Voilà le Righi qui s'enflamme.
- Oui, oui, répondit Zagheli en bondissant de joie, lui aussi arbore la bannière de la liberté.
- Comment ! murmura Landenberg, est-ce donc aussi un signal ?
- Oui, et ce signal annonce que Werner Stauffacher et Mechtal ont pris le château de Schwanau. Maintenant, tournez-vous de ce côté, Monseigneur.
Landenberg jeta un cri de surprise en voyant le Pilate se couronner à son tour d'un diadème de feu.
- Et voilà, continua Zagheli, voilà qui annonce à tous ceux d'Uri et de Schwyz que leurs frères d'Unterwald ne sont pas en arrière et qu'ils ont pris le château de Rossberg et fait prisonnier le bailli impérial.
De nouveaux cris de joie retentirent par toute la forteresse.
- Et que comptez-vous faire de moi ? dit Landenberg en laissant tomber sa tête sur sa poitrine.
- Nous comptons vous faire jurer, Monseigneur, que jamais vous n'entrerez dans les trois juridictions de Schwyz, d'Uri et d'Unterwald ; que jamais vous ne porterez les armes contre les Confédérés ; que jamais vous n'exciterez l'empereur à nous faire la guerre, et, lorsque vous aurez fait ce serment, vous serez libre de vous retirer où vous voudrez.
- Et me sera-t-il permis de rendre compte de ma mission à mon souverain ?
- Sans doute, répondit Zagheli.
- C'est bien, dit Landenberg. Maintenant je désire descendre dans mon appartement. Un pareil serment demande à être médité, surtout lorsqu'on veut le tenir.

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