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Chapitre XXXVIII
Histoire de la femme

à dix heures, le vieillard me conduisit à la chambre qu'on avait préparée pour moi ; sur une table, près de mon lit, étaient un manuscrit, de l'encre et des plumes.
- Tenez, me dit Jacques, vous m'avez demandé des renseignements sur l'éboulement de Goldau, je n'ai point voulu parler à ma fille de cet accident qui lui aurait rappelé la mort de sa mère, surtout dans un moment où elle avait le cœur brisé ; mais voilà un récit très exact de cette catastrophe, écrit par son père, mon vieil ami Joseph Vigeld. Vous pouvez le copier, et vous verrez que c'est le bon Dieu qui a préservé ma pauvre Marianne afin qu'elle pût être un jour la consolation d'un vieillard qui n'a plus de fils.
Je remerciai mon hôte ; mais j'avais suffisamment de souvenirs pour ma soirée, et je remis au lendemain matin ce nouveau travail.
Je fus réveillé par un rayon de soleil qui vint danser si joyeusement sur mes yeux fermés, que, bon gré mal gré, il me les fallut ouvrir. Je crus d'abord que j'avais fait des rêves incohérents et étranges : Pierrot, Masséna, François, Fidèle, Jacques, Marianne et les aigles s'étaient tellement embrouillés dans mon sommeil, que j'eus toutes les peines du monde à trier dans ma mémoire tous ces souvenirs, et à faire luire la lumière dans ce chaos. Cette besogne faite, je me rappelai qu'il me restait une dernière catastrophe de famille, non moins terrible, à enregistrer, c'était celle de l'éboulement du Ruffiberg. Je donne à mes lecteurs le récit dans toute sa simplicité ; car je l'ai copié, ou plutôt traduit littéralement du manuscrit de mon hôte. Il ne sera peut-être pas sans intérêt au moment où, grâce au beau talent de M. Daguerre, on peut voir au Diorama une peinture si exacte et si dramatique de cet événement.
« L'été de 1806 avait été très orageux, des pluies continuelles avaient détrempé la montagne ; mais cependant nous étions arrivés au 2 septembre sans que rien pût faire présager le danger qui nous menaçait. Vers les deux heures de l'après-midi, je dis à Louisa, l'aînée de mes filles, d'aller puiser de l'eau à la source ; elle prit la cruche et partit ; mais, au bout d'un instant, elle revint, me disant que la source avait cessé de couler. Comme je n'avais que le jardin à traverser pour m'assurer de ce phénomène, j'y allai moi-même, et je vis qu'effectivement la source était tarie ; je voulus donner trois ou quatre coups de bêche dans la terre pour me rendre compte de cette disparition, lorsqu'il me sembla sentir le sol trembler sous mes pieds ; je lâchai ma bêche au moment où je venais de l'enfoncer dans la terre. Mais quel fut mon étonnement lorsque je la vis se mouvoir toute seule. Au même instant, une nuée d'oiseaux prit son vol en poussant des cris aigus ; je levai les yeux, et je vis des rochers se détacher et rouler le long de la montagne ; je crus que j'étais en proie à un vertige. Je me retournai pour revenir vers la maison. Derrière moi, un fossé s'était formé dont je ne pouvais mesurer la profondeur. Je sautai par-dessus comme j'aurais fait dans un rêve, et je courus vers la maison ; il me semblait que la montagne glissait sur sa base et me poursuivait. Arrivé devant ma porte, je vis mon père qui venait de bourrer sa pipe ; il avait souvent prédit ce désastre. Je lui dis que la montagne chancelait comme un homme ivre, et allait tomber sur nous ; il regarda de son côté.
» - Bah ! dit-il, elle me donnera bien le temps d'allumer ma pipe.
» Et il rentra dans la maison.
» Dans ce moment, quelque chose passa en l'air, qui fit une ombre ; je levai les yeux : c'était un rocher qui, lancé comme un boulet de canon, alla briser une maison située à quatre cents pas du village. Ma femme parut alors, tournant le coin de la rue, avec nos trois enfants ; je courus à elle ; j'en pris deux dans mes bras, et je lui criai de me suivre.
» - Et Marianne, s'écria-t-elle en s'élançant vers la maison, Marianne, qui est restée chez nous avec Francisque !
» Je la retins par le bras, car, au moment même, la maison tournait sur elle-même comme un dévidoir. Mon père, qui mettait le pied sur le seuil, fut poussé de l'autre côté de la rue. Je tirai ma femme à moi, et je la forçai de me suivre. Tout à coup, un bruit affreux se fait entendre, un nuage de poussière couvre la vallée. Ma femme m'est arrachée violemment ; je me retourne, elle était disparue avec son enfant ; c'était quelque chose d'incompréhensible, d'infernal. La terre s'était ouverte et refermée sous ses pieds ; je n'aurais pas su où elle était passée, si une de ses mains n'était restée hors du sol. Je me jetai sur cette main que la terre serrait comme un étau ; je ne voulais pas quitter la place ; cependant, mes enfants criaient et m'appelaient à leur secours ; je me relevai comme un fou, j'en pris un sous chaque bras, et je me mis à courir. Trois fois, je sentis la terre se mouvoir sous mes pieds et je tombai avec mes enfants, trois fois je me relevai ; enfin, il ne me fut plus possible de demeurer debout. Je voulais me retenir aux arbres, et les arbres tombaient ; je voulais m'appuyer à un rocher, et le rocher fuyait comme s'il eût été animé. Je posai mes enfants contre la terre, je me couchai sur eux ; un instant après, le dernier jour de la création sembla venu, la montagne tout entière tombait.
» Je restai ainsi avec mes pauvres enfants tout le jour et une partie de la nuit ; nous croyions être les derniers êtres vivants du monde, lorsque nous entendîmes des cris à quelques pas de nous ; c'était un jeune homme de Busingen qui s'était marié le jour même ; il revenait d'Art avec la noce. Au moment d'entrer à Goldau, il était resté en arrière pour cueillir dans un jardin un bouquet de roses à sa fiancée. Village, noce, fiancée, tout avait disparu tout à coup, et il courait comme une ombre parmi les débris, son bouquet de roses à la main en criant : « Catherine ! » Je l'appelai, il vint à nous, nous regarda, et, voyant que celle qu'il cherchait n'était pour avec nous, il repartit comme un insensé.
» Nous nous relevâmes, mes enfants et moi. En regardant autour de nous, nous aperçûmes, à la lueur de la lune, un grand crucifix qui était resté debout ; nous allâmes vers lui ; un vieillard était couché auprès de la croix ; je reconnus mon père, je le crus mort et me précipitai sur lui. Il se réveilla ; la vieillesse est insoucieuse.
» Alors je lui demandai s'il savait quelque chose de ce qui s'était passé dans la maison, où il était rentré au moment de la catastrophe ; mais il n'avait rien vu, si ce n'est que Francisque, notre cuisinière, avait pris la main de la petite Marianne en criant :
» - C'est le jour du jugement, sauvons-nous, sauvons-nous !
» Mais, en ce moment, tout avait été bouleversé, et lui-même repoussé dans la rue. Il ne savait plus rien, sa tête ayant frappé contre une pierre et la violence du coup l'ayant étourdi. Quand il avait repris connaissance, il avait pensé à la croix, était venu à elle, avait fait sa prière, et s'était endormi. Alors je lui confiai mes deux enfants, et je me mis à errer parmi tous ces décombres, essayant de deviner où était la place de notre chalet.
» Enfin, en m'orientant d'après la croix et la cime du Rossberg, je crus me reconnaître. Je montai sur une petite colline formée par la terre qui couvrait les débris d'une maison, je m'inclinai comme lorsqu'on parle à des ouvriers qui sont dans une mine, et j'appelai de toutes mes forces. Aussitôt, j'entendis une voix d'enfant qui répondait par des plaintes ; je reconnus celle de Marianne. Je n'avais ni pioche ni bêche ; je me mis à creuser avec mes mains. Comme la terre était mouvante, j'eus bientôt fait un trou de quatre ou cinq pieds de profondeur ; je sentis le toit brisé ; j'arrachai les tuiles qui le couvraient. Lorsqu'il y eut un passage pour mon corps, je me laissai glisser le long d'une poutre, et, comme le plafond était défoncé, je me trouvai dans l'intérieur de la maison, pleine de pierres et de débris de charpente. J'appelai une seconde fois, et j'entendis des plaintes du côté du lit : c'était l'enfant qui avait été jetée sous la couchette ; je sentis sa tête et une partie de son corps ; je voulus la tirer à moi, mais elle était serrée entre le bois de lit et la terre : le toit, en s'affaissant, avait brisé la couchette ; la couchette lui avait cassé la jambe.
» Je soulevai le bois du lit par un effort presque surnaturel ; l'enfant rampa en s'aidant de ses mains. Je la pris dans mes bras, mais elle me dit qu'elle n'était pas seule, que Francisque devait être quelque part. J'appelai Francisque ; la pauvre fille ne put me répondre que par des gémissements. Je posai l'enfant à terre, et je me mis à chercher. Séparée violemment de Marianne, qu'elle avait saisie par la main au moment de l'accident, elle était restée suspendue entre les débris, la tête en bas, le corps pressé de toutes parts, le visage meurtri. Après bien des efforts, elle était parvenue à dégager une de ses mains et à essuyer ses yeux pleins de sang. C'est dans cette affreuse position qu'elle avait entendu les gémissements de la petite Marianne. Elle appela, l'enfant répondit ; elle lui demanda où elle était, et Marianne dit qu'elle se trouvait couchée sur le dos, prise sous la couchette, mais qu'elle avait les mains libres et qu'à travers une crevasse, elle apercevait le jour et même des arbres. Alors l'enfant demanda à Francisque s'ils resteraient longtemps ainsi, et si l'on ne viendrait pas les secourir ; mais Francisque en était revenue à son idée première, que le jour du jugement était arrivé, qu'elles survivaient seules à la création, et que bientôt elles allaient mourir et être heureuses dans le ciel ; alors l'enfant et la jeune fille se mirent à prier ensemble. Pendant qu'elles priaient, une cloche sonna l'Angelus, et une horloge sept heures ; Francisque reconnut la cloche et l'horloge pour être celles de Sternerberg. Il existait donc encore des vivants et des maisons debout : elles pouvaient attendre des secours. Elle essaya, sans conséquence, de consoler l'enfant ; mais Marianne commençait à avoir faim, et demandait sa soupe en pleurant ; bientôt ses gémissements s'affaiblirent, et Francisque ne l'entendit plus. Elle crut que la pauvre enfant était morte, et elle pria l'ange qui venait de quitter la terre de se souvenir d'elle au ciel. Bien des heures se passèrent ainsi. Francisque éprouvait un froid insupportable ; son sang, qui ne pouvait circuler à cause de la pression de ses membres, se portait à sa poitrine et l'étouffait : elle se sentait mourir à son tour.
» Ce fut alors que Marianne, qui n'était qu'endormie, se réveilla et recommença ses plaintes ; cette voix humaine, toute faible et toute impuissante qu'elle était, ranima la pauvre Francisque ; elle fit des efforts inouïs, dégagea une de ses jambes, et se trouva soulagée. Alors l'assoupissement la prit à son tour, et elle venait d'y céder lorsque ma petite Marianne entendit ma voix et me répondit. Je trouvai enfin Francisque, et, avec une peine incroyable, je parvins à la dégager. Elle croyait avoir les bras et les jambes cassées ; elle demandait de l'eau, car ce qui la faisait le plus souffrir, disait-elle, c'était la soif. Je la portai près de Marianne, au-dessous du trou que j'avais pratiqué et à travers lequel on voyait le ciel. Je lui demandai si elle apercevait les étoiles, mais elle me répondit qu'elle croyait être aveugle. Alors je lui dis de rester à l'endroit où elle était, et que j'allais revenir à son secours. Mais elle me saisit par le bras et me supplia de ne pas la quitter. Je lui répondis qu'elle n'avait rien à craindre, que tout était tranquille maintenant, que j'allais commencer par faire sortir Marianne, et qu'aussitôt je retournerais à elle et lui rapporterais de l'eau ; elle y consentit.
» Je dénouai alors le tablier qu'elle avait autour du corps, je me l'attachai au cou ; je mis Marianne dans le tablier, j'en pris les deux extrémités opposées entre mes dents, et, grâce à cet expédient qui me laissait les mains libres, je parvins à remonter le long de la poutre à l'aide de laquelle j'étais descendu. Je courus au pied de la croix ; sur la route, je vis passer près de moi, comme une ombre, le malheureux jeune homme qui cherchait sa fiancée : il tenait toujours son bouquet de roses à la main.
» - Avez-vous vu Catherine ? me dit-il.
» - Venez avec moi, du côté de la croix, lui répondis-je.
» - Non, continua-t-il, il faut que je la retrouve.
» Et il disparut au milieu des décombres, appelant toujours sa fiancée.
» Je retrouvai au pied du crucifix, non seulement mon père et les deux enfants, mais encore trois ou quatre personnes qui avaient échappé au désastre et qui, instinctivement, étaient venues chercher un refuge au pied de la croix. Je déposai Marianne près d'elles, la recommandant à son frère et à sa sœur, plus âgés qu'elle ; je racontai à ceux qui étaient là que Francisque était restée dans les décombres, et que je ne savais comment l'en tirer. Ils me dirent alors qu'une seule maison, placée à l'écart, était restée debout, et que j'y pourrais trouver une échelle ou des cordages. J'y courus ; elle était ouverte et abandonnée, les propriétaires en avaient fui. Cependant, j'entendis du bruit au-dessus de ma tête, j'appelai :
» - Est-ce toi, Catherine ? dit une voix que je reconnus pour celle du fiancé.
» Il me brisait le cœur ; j'entrai dans la cour pour ne pas revoir ce malheureux jeune homme ; j'y trouvai une échelle que je mis sur mon épaule, une bourde que je remplis d'eau, et je retournai au secours de Francisque.
» La fraîcheur de l'air lui avait rendu un peu de forces ; elle était debout et m'attendait. J'introduisis l'échelle ; elle était assez longue pour toucher la terre. Je descendis près de Francisque et lui donnai la gourde, qu'elle vida avec avidité, puis je l'aidai à monter à l'échelle, la guidant, car elle n'y voyait pas, et je parvins à la conduire hors de l'espèce de tombeau où elle était restée quatorze heures. Pendant cinq jours, elle fut aveugle, et tout le reste de sa vie elle resta sujette à des mouvements convulsifs et à des accès de terreur.
» Le jour parut. Rien ne peut donner une idée du spectacle qu'il éclaira. Trois villages avaient disparu ; deux églises et cent maisons étaient enterrées ; quatre cents personnes ensevelies vivantes ; un fragment de la montagne avait roulé dans le lac de Lowertz, et, le comblant en partie, avait soulevé une vague de cent pieds de hauteur et d'une lieue d'étendue qui avait passé sur l'île de Shwanau et avait enlevé les maisons et les habitants.
» La chapelle d'Olten, bâtie en bois, fut trouvée flottant sur le lac comme par miracle ; la cloche de Goldau, emportée à travers les airs, alla tomber à un quart de lieue de l'église.
» Dix-sept personnes seulement survécurent à cette catastrophe.
» écrit à Art, en l'honneur de la très sainte Trinité, le 10 janvier 1807, et donné à ma fille Marianne pour qu'elle n'oublie jamais, quand je ne serai plus là pour le lui rappeler, que, si le Seigneur nous a châtiés d'une main, il nous a soutenus de l'autre.
» Joseph VIGELD. »
Mon hôte entra dans ma chambre comme je copiais les dernières lignes du manuscrit de son beau-père ; il venait m'annoncer que le déjeuner était prêt.
C'était le souper de la veille, auquel personne de nous n'avait pensé à toucher.

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