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Chapitre III
Napoléon

Dans la soirée du 17 février 1814, les habitants de Montereau avaient vu s'entasser dans leur ville, prendre position sur la hauteur qui la domine, et s'étendre dans les plaines qui l'environnent, des masses de Wurtembergeois si pressées, qu'ils n'en pouvaient calculer le nombre. Ces hommes regrettaient amèrement de n'être que l'arrière-garde de la triple armée qui poursuivait Napoléon vaincu et les quinze mille hommes qui l'entouraient encore, dernier débris qui lui servait plutôt d'escorte que de défense ; et chacun d'eux, fixant ses yeux avides sur le cours de la Seine qui fuit vers la capitale, répétait ce cri que nous avons entendu tout enfant, et que cependant nous croyons entendre encore, tant il avait une expression funeste dans les bouches étrangères :
- Paris ! Paris !
Toute la journée, cependant, de Mormant à Provins, le canon avait grondé ; mais l'ennemi, insoucieux, y avait à peine fait attention : c'était sans doute quelque général perdu qui, acculé comme un sanglier aux abois, tenait encore tête aux Russes. En effet, qu'avait-on à craindre ? Napoléon le vainqueur était en fuite à son tour ; Napoléon était à dix-huit lieues de Montereau, avec ses quinze mille hommes harassés qui ne devaient plus avoir de forces que pour regagner la capitale.
La nuit vint. Le lendemain, le canon se fait entendre, mais de plus près que la veille : d'instant en instant, chaque cri de cette grande voix des batailles tonne plus haut. Les Wurtembergeois se réveillent, ils écoutent : le canon n'est plus qu'à deux lieues de Montereau ; le cri « Aux armes ! » court partout avec son frémissement électrique ; les tambours battent, les clairons sonnent, les chevaux des aides de camp battent le pavé de leurs quatre pieds de fer ; l'ennemi est en bataille.
Tout à coup, par la route de Nogent, débouchent des masses en désordre ; elles sont poursuivies de si près, que le feu de notre canon les brûle, que le souffle de nos chevaux mouille leurs épaules : ce sont les Russes qui, la veille au matin, formaient l'avant-garde de l'armée d'invasion, et avaient déjà atteint Fontainebleau.
Dans la nuit du 16 au 17, Napoléon s'est retourné : des charrettes de poste transportent ses soldats ; des chevaux de poste traînent son artillerie ; la cavalerie d'Espagne arrive toute fraîche, et les suit au galop. Le 17, au matin, Napoléon et son armée sont en bataille devant Guignes ; ils y trouvent les avant-postes ennemis, les chassent devant eux, atteignent les colonnes russes, les renversent. L'ennemi se replie. De Guignes à Nangis, ce n'est encore qu'une retraite ; de Nangis à Nogent, c'est une déroute. Napoléon passe au galop devant le duc de Bellune, lui jette l'ordre de détacher trois mille hommes de son corps d'armée. Qu'a-t-il à faire de quinze mille soldats pour poursuivre vingt-cinq mille Russes ? Bellune ira l'attendre à Montereau ; en s'y rendant en ligne droite, il n'a que six lieues à faire ; Napoléon y sera le lendemain, lui ; et, par le cercle qu'il lui faut parcourir, il en aura fait dix-sept.
Bellune détache trois mille hommes, se met à leur tête, s'égare, met dix heures à faire six lieues, et, en arrivant à Montereau, trouve la ville occupée depuis deux heures par les Wurtembergois.
Cependant, Napoléon balaye l'ennemi comme l'ouragan la poussière, le dépasse, et, se retournant aussitôt, le refoule sur Montereau où Bellune et ses trois mille hommes doivent l'attendre. Cette cavalerie qui hennit, c'est la sienne ; ces canons qui tonnent, ce sont les siens ; cet homme qui, au milieu de la poudre, du bruit et du feu, apparaît aux premiers rangs des vainqueurs, chassant vingt-cinq mille Russes avec sa cravache, c'est lui, c'est Napoléon !
Russes et Wurtembergeois se sont reconnus : les fuyards s'adossent à un corps d'armée de troupes fraîches. Où Napoléon croit trouver trois mille Français, et prendre les Russes entre deux feux, il rencontre dix mille ennemis, et heurte un mur de baïonnettes ; de la hauteur de Surville, où devait flotter le drapeau tricolore, dix-huit pièces de canon s'apprêtent à le foudroyer.
La garde reçoit l'ordre d'enlever le plateau de Surville, elle s'élance au pas de course ; après la troisième décharge, les artilleurs Wurtembergeois sont tués sur leurs pièces ; le plateau est à nous.
Cependant, les canons, que l'ennemi a eu le temps d'enclouer, ne peuvent pas servir. On traîne à bras l'artillerie de la garde ; Napoléon la dirige, la place, la pointe ; la montagne s'allume comme un volcan ; la mitraille enlève des rangs entiers de Wurtembergeois et de Russes ; les boulets ennemis répondent, sifflent et ricochent sur le plateau ; Napoléon est au milieu d'un ouragan de fer. On veut le forcer de se retirer.
- Laissez, laissez, mes amis, dit-il en se cramponnant à un affût ; le boulet qui doit me tuer n'est pas encore fondu.
En sentant la poudre de si près, l'empereur a disparu ; le lieutenant d'artillerie s'est remis à l'œuvre. Allons, Bonaparte, sauve Napoléon !
Protégés par le feu de cette redoutable artillerie, dont l'œil de Napoléon semble conduire chaque boulet, diriger chaque mitraille, les gardes nationales bretonnes s'emparent à la baïonnette du faubourg de Melun, tandis que, du côté de Fossard, le général Pajol pénètre avec sa cavalerie jusqu'à l'entrée du pont ; là, ils trouvent Russes et Wurtembergeois tellement entassés, que ce ne sont plus les baïonnettes ennemies, mais les corps mêmes des hommes qui les empêchent d'avancer : il faut se faire avec le sabre un chemin dans cette foule, comme avec la hache dans une forêt trop pressée. Alors Napoléon ramène tout le feu de son artillerie sur un seul point ; ses boulets enfilent la longue ligne du pont ; chacun d'eux enlève des rangs entiers d'hommes dans cette masse qu'ils labourent comme la charrue un champ ; et cependant l'ennemi se trouve encore trop pressé ; il étouffe entre les parapets ; le pont déborde ; en un instant, la Seine et l'Yonne sont couvertes d'hommes et rouges de sang. Cette boucherie dura quatre heures.
- Et maintenant, dit Napoléon lassé, en s'asseyant sur l'affût d'un canon, je suis plus près de Vienne qu'ils ne le sont de Paris.
Puis il laissa tomber sa tête entre ses mains, resta dix minutes absorbé dans la pensée de ses anciennes victoires et dans l'espérance de ses victoires nouvelles.
Quand il releva le front, il avait devant lui un aide de camp qui venait lui annoncer que Soissons, cette poterne de Paris, s'était ouverte, et que l'ennemi n'était plus qu'à dix lieues de la capitale.
Il écouta ces nouvelles comme choses que, depuis deux ans, l'impéritie ou la trahison de ses généraux l'avait habitué à entendre : pas un muscle de son visage ne bougea, et nul de ceux qui l'entouraient ne put dire qu'il avait surpris une trace d'émotion sur la figure de ce joueur sublime qui venait de perdre le monde.
Il fit signe qu'on lui amenât son cheval ; puis, indiquant du doigt la route de Fontainebleau, il ne dit que ces seules paroles :
- Allons, messieurs, en route !
Et cet homme de fer partit, impassible, comme si toute fatigue devait s'émousser sur son corps, et toute douleur sur son âme.
On montre, suspendue à la voûte de l'église de Montereau, l'épée de Jean de Bourgogne.
Sur toutes les maisons qui font face au plateau de Surville, on reconnaît la trace des boulets de Napoléon.

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