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Chapitre XLV
Histoire de l'Anglais qui avait pris un mot pour un autre

Lorsque la voiture fut relevée, le cocher prit les chevaux par la bride et les conduisit en main. L'Anglais, Francesco et moi marchâmes en avant, et, comme le chemin était plus commode pour deux jambes que pour quatre roues, nous arrivâmes à Steinbach un quart d'heure avant l'équipage. Nous employâmes ce quart d'heure à chercher un charron pour réparer le dommage arrivé à la calèche de notre gentleman ; mais le charron était un personnage inconnu, un mythe fantastique, un être de raison, à Steinbach, où, de mémoire d'homme, aucune voiture ne s'était avisée de paraître, et où celle dont nous précédions le retour avait occasionné, à son passage, un étonnement général. L'Anglais, qui paraissait fort timide, était tout abattu de sa déconvenue ; son visage devenait alternativement pâle et cramoisi, sa langue embarrassée continuait de balbutier ; enfin, tous les signes d'une gêne extrême étaient chez lui si visibles, que je commençais à craindre que ce ne fût ma présence qui la lui causât. Aussi m'empressai-je de lui dire que, s'il n'avait pas autrement besoin de nous, nous étions prêts à prendre congé. Il fit alors, pour nous retenir, quelques efforts si maladroits, que je fus d'autant plus confirmé dans mon opinion, et que, le saluant, je continuai ma route.
Je m'arrêtai à Winkel. J'avais fait a peu près sept ou huit lieues de France, et je n'étais pas fâché de me reposer un instant. J'envoyai Francesco à la recherche d'une carriole quelconque pour me brouetter jusqu'à Lucerne, qui était encore éloignée de deux ou trois milles d'Allemagne, qui équivalent à quatre ou cinq lieues de France. Pendant qu'il courait le village, je commençai mes perquisitions dans l'hôtel, et je découvris à grand'peine une gélinotte, que l'aubergiste comptait probablement garder pour une meilleure occasion, et qu'il ne me céda que parce que, pour couper court à la contestation, je me mis à la plumer moi-même. Ce rôti, joint à des œufs accommodés de deux manières différentes pour varier l'entremets, m'offrait encore la perspective d'un dîner assez confortable.
Au moment où on le dressait dans la salle à manger, mon Anglais arriva avec sa voiture à moitié démantibulée, et, entrant dans la première pièce, il demanda si on pouvait lui donner à dîner ; ce à quoi l'hôtelier répondit qu'il venait d'arriver un Français qui avait tout pris. Cette nouvelle parut porter à notre gentleman un coup si douloureux, que j'oubliai à l'instant la manière peu gracieuse dont il m'avait remercié de la peine que j'avais prise en remettant sur pied sa voiture, et que, allant à lui, je lui offris de partager mon festin. Après être devenu tour à tour cinq ou six fois pâle et cramoisi, après s'être essuyé la sueur qui, malgré un air assez frais, coulait de ses cheveux sur son front, mon original accepta, et se mit à table avec une gaucherie si grande, que je commençai à croire qu'il n'avait pas l'habitude de prendre ses repas de cette manière ; pendant que je cherchais dans mon esprit à deviner celle qu'il pouvait avoir adoptée, Francesco rentra, et me dit en italien qu'il n'avait point trouvé la moindre charrette.
- Ainsi, m'écriai-je, nous allons être obligés de continuer notre route à pied, hein ?
- Oh ! mon Dieu, oui, fit Francesco.
- Que le diable emporte ce pays ! on n'y trouve rien que ce qu'on y apporte ; et encore, continuai-je en montrant la voiture de l'Anglais, qu'on était en train de raccommoder, ce qu'on y apporte s'y casse !
- Mais, dit mon convive, si j'osais...
- Quoi, monsieur ?
- Vous offrir une place dans ma calèche.
- Osez, pardieu !
- Vous accepteriez ?
- Comment, si j'accepterais ? mais avec reconnaissance.
- Je voulais vous en parler ce matin, continua l'Anglais, lorsque je vous ai rencontré ; mais j'étais si embarrassé...
- De quoi ?
- De ma position.
- Comment ! parce que vous aviez versé ? Eh bien, mais c'est un malheur qui peut arriver au plus honnête homme du monde, quand il est dans de mauvais chemins ; il n'y a pas de quoi être embarrassé pour cela.
- Ah ! je vous remercie de me mettre à mon aise ; cela me fait du bien.
- Comment ! je vous intimide ? Vous êtes bien bon, par exemple ! Voulez-vous ôter votre habit ?
- Je vous remercie, je n'ai pas trop chaud.
- Vous suez à grosses gouttes.
- C'est que mon potage était bouillant.
- Il fallait souffler dessus ou attendre.
- Vous aviez déjà mangé le vôtre, et je voulais vous rattraper.
- Oh ! nous avons le temps ! Que ne me disiez-vous que vous vouliez marcher d'ensemble ? je vous aurais attendu. Mais vous comprenez donc l'italien ?
- Parfaitement.
- S'il vous était égal de le parler avec moi, au lieu de votre anglais dont je comprends un mot sur quatre, hein ?
- Je n'oserais pas.
- Voyons, essayez : volete ancora un pezzo di questa pernice ? Eh bien, qu'avez-vous donc ?
- Rien, rien, dit l'Anglais devenant cramoisi et frappant du pied, rien.
- Mais si, vous vous étranglez. Attendez, attendez, je vais vous frapper dans le dos : là... là... buvez par là-dessus, buvez... bien ; ça va mieux, n'est-ce pas ?
- Oui
- Eh bien, qu'est-ce que vous avez eu ? Voyons.
- Votre question m'a surpris.
- Elle n'avait rien d'inconvenant, cependant ; je vous demandais si vous vouliez encore de la gélinotte.
- Oui ; mais vous demandiez cela en italien ; j'ai voulu vous répondre dans la même langue, et ça m'a fait avaler de travers.
- Dites donc, je vous conseille de vous défaire de cette timidité-là ; ça doit être gênant, à la longue.
- Je vous en réponds, monsieur, me dit l'Anglais d'un air profondément triste.
- Eh bien, mais il faut vous guérir.
- C'est impossible ; depuis que je me connais, je suis comme cela ; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour vaincre cette malheureuse organisation, et j'ai fini par renoncer même à l'espoir. C'est pour cela que je voyage ; j'ai fait tant de bévues en Angleterre, que j'ai été obligé de quitter Londres ; mais, comme vous voyez, ma malheureuse timidité me suit partout ; elle est cause que, ce matin, je vous ai fait une impolitesse ; qu'en commençant de dîner, j'ai avalé mon potage trop chaud, et que, tout à l'heure, j'ai manqué m'étrangler en voulant vous répondre en italien, ce qui était cependant bien facile. Ah ! je suis bien malheureux, allez !
- Vous êtes riche, ce me semble ?
- J'ai cent mille livres de rente.
- Pauvre garçon !
- Oui ; eh bien, j'en donnerais soixante-quinze mille, voyez-vous, quatre-vingt mille ; je donnerais tout pour être un homme comme un autre. Eh bien, avec ce que je sais, je me créerais une existence honorable, je me ferais une réputation peut-être ; tandis que, avec mes cent mille livres de rente et ma bêtise, je mourrai du spleen.
- Oh ! bah !...
- C'est comme je vous le dis. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est que d'être convaincu qu'on a une valeur égale au moins à celle des autres hommes, et de voir des gens sur lesquels on a la conscience de sa supériorité l'emporter sur vous en toutes choses, passer pour instruits, et vous pour ignorant ; pour spirituels, et vous pour imbécile ; vous écarter des maisons dans lesquelles ils s'impatronisent, et où quelquefois vous auriez eu grande envie de rester. Plus tard, allez, si j'ose vous conter mes chagrins, vous comprendrez ce que j'ai souffert, avec mes cent mille livres de rente, que le diable emporte ! puisqu'elles ne m'ont jamais rien apporté que des déboires et des humiliations.
- Contez-moi la chose tout de suite, cela vous soulagera.
- Je n'ose pas encore.
- Allons donc ! vous vous maniérez.
- Regardez-moi, et voyez comme je deviens pourpre rien que d'y songer.
- Effectivement, vous avez l'air d'un coquelicot.
- Eh bien, voyez vous, quand je sens que je deviens comme cela, ce que j'ai de mieux à faire, c'est de me sauver.
- Ne vous sauvez pas, je courrais après vous.
- Pour quoi faire ?
- Pour savoir votre histoire : j'en fais collection.
En ce moment, l'hôte entra. Le dîner était fini, la calèche raccommodée ; je demandai la carte. L'Anglais tira une bourse pleine d'or de sa poche, et la tourna et la retourna entre ses mains.
- Qu'est-ce que vous faites là ? lui dis-je.
- Eh bien, mais il me semble...
- Il me semble que je vous ai invité à vous mettre à ma table, et que, puisque je suis l'amphitryon, c'est à moi de payer ; d'ailleurs, je vais pouvoir me vanter d'avoir donné à dîner à un homme ayant cent mille livres de rente.
- Très bien ; mais à la condition que vous souperez avec moi.
- Comment ! mais avec le plus grand plaisir ; seulement, vous me permettrez de me charger du punch.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que je veux le faire de manière à ce qu'il vous délie la langue. Vous êtes-vous jamais grisé ?
- Jamais
- Eh bien, essayez-en ; c'est un excellent remède contre le spleen.
- Vous croyez ?
- En vérité.
- Je n'oserai jamais.
- Vous êtes plus beau que nature, parole d'honneur ! Allons, allons, en calèche !
- Allons, en calèche, dit l'Anglais d'un air dégagé, et au grand galop jusqu'à Lucerne !
- Non, non ! au pas, si cela vous est égal ; je n'ai pas l'habitude de verser, moi, ça troublerait ma digestion.
- Eh bien, au pas, soit ; j'aime beaucoup aller au pas.
Nous nous établîmes le plus confortablement possible au fond de la calèche ; Francesco monta avec le cocher sur le siège, et nous nous mîmes en route.
En arrivant à Lucerne, nous étions liés, l'Anglais et moi, d'une amitié touchante ; il ne rougissait presque plus en me regardant, et il s'était même hasardé à me faire une ou deux questions.
Nous descendîmes au Cheval-Blanc ; la première chose que je fis fut pour m'informer, près du père Franz, de l'état de Jollivet. Il allait on ne peut mieux, le médecin répondait de lui. Aucune des deux balles n'avait pénétré dans la poitrine : l'une avait glissé sur une côte et était sortie près de la colonne vertébrale ; l'autre avait seulement effleuré les pectoraux. Je regardai autour de moi, et je ne vis pas Catherine ; je n'eus pas l'indiscrétion de demander où elle était, et je remontai à ma chambre, qui était restée libre. Quant à mon compagnon de voyage, il resta derrière moi pour commander le souper.
Il y a, dans toutes les auberges suisses, une chose excellente qu'on chercherait inutilement dans celles de la France : ce sont les bains, ce grand et délicieux remède à la fatigue ; et cela est d'autant plus hospitalier, que je ne me suis jamais aperçu que les indigènes eussent la moindre velléité de prendre leur part de cette jouissance, qu'ils réservent exclusivement pour les étrangers ; quant à moi, ma baignoire était habituellement mon cabinet de travail : j'écrivais mes notes quotidiennes pendant l'heure que j'y passais, et je ne répondrais pas que l'état de bien-être dans lequel je me trouvais, en me livrant à cette occupation, n'ait pas influé sur la teinte de bienveillance pour les hommes, d'admiration pour les choses, que je retrouve aujourd'hui encore depuis la première jusqu'à la dernière page de mon album.
J'étais passé de mon bain à mon lit, et j'y dormais le plus profondément du monde, lorsqu'on vint me réveiller pour me dire que le souper était prêt. Je fus quelque temps à me remettre ; j'avais complètement oublié l'Anglais, sa voiture et son souper, et j'avoue que, pour le moment, j'aurais tout autant aimé qu'on ne m'en fît pas souvenir.
Cependant, je me levai et je descendis. En traversant la cuisine, je vis tous les marmitons en l'air, toutes les broches en route et toutes les casseroles en révolution. Je demandai s'il y avait une noce dans l'hôtel et si, dans ce cas-là, on pourrait y aller valser ; mais on me répondit que tous ces préparatifs étaient à notre intention. J'eus un instant l'idée que mon nouvel ami, pour me faire honneur, avait invité le conseil municipal de Lucerne ; mais je fus détrompé en entrant dans la salle à manger : il n'y avait que deux couverts.
On nous servit un dîner de quinze personnes ; et comme, malgré notre bonne volonté, nous ne pûmes guère en manger que le tiers, notre desserte dut, pendant deux ou trois jours, défrayer l'hôtel du Cheval-Blanc.
L'Anglais supporta assez courageusement l'assaut ; il était évident qu'il commençait à se faire à moi : il avait bien rougi encore en me revoyant, mais peu à peu cette rougeur, qui ne lui était pas naturelle, avait disparu de ses joues. à la fin du dîner, lorsqu'on apporta le punch, il était donc tout à fait revenu à son état naturel, et, grâce à quelques verres de vin de Champagne que je l'avais décidé à boire, il commençait à parler à peu près comme tout le monde parle. Je vis que le moment était venu d'aborder les choses sérieuses.
- Eh bien, lui dis-je en lui versant un verre de punch, et ce spleen, qu'en avons-nous fait ? Il me semble qu'il est resté au fond de notre seconde bouteille de vin de Champagne ?...
- Oui, me répondit mon hôte avec l'accent profondément mélancolique d'un homme qui commence à se griser ; oui, si vous étiez toujours là, je crois qu'il finirait par battre en retraite et que je pourrais peut-être en être débarrassé à l'avenir ; mais le passé, le passé existerait toujours.
- Il est donc bien terrible, le passé ?
- Ah ! fit l'Anglais en poussant un soupir.
- Allons, allons, confessons-nous !
- Versez-moi encore un verre de punch.
- Voilà ! et parlez doucement, s'il vous plaît, que je ne perde pas un mot de la chose.
- Si j'osais... dit l'Anglais hésitant.
- Quoi encore ?
- J'essayerais de vous raconter cela en français,.
- Comment, en français ! vous savez donc le français ?
- Je l'ai appris, du moins, me répondit-il, changeant d'idiome et me donnant la preuve en même temps que l'assurance.
- Ah çà ! mon cher ami, vous êtes polyglotte au premier degré, et vous me laissez éreinter à vous bredouiller l'italien que je parle à peine, et l'anglais que je ne parle pas du tout, quand vous savez le français comme un Tourangeau ! Dites donc, il me semble que vous me faites aller, avec toutes vos histoires de timidité, de misanthropie et de spleen ! Je vous préviens que, de ce moment, je rentre dans ma langue maternelle, et que je n'en sorts plus ; d'ailleurs, c'est à vous de parler, et je vous écoute. Tout ce que je peux faire pour vous, c'est de vous verser un verre de punch. Là ! maintenant, vous n'en aurez plus qu'à la fin de vos chapitres. à votre santé ! et que Dieu vous délie la langue comme au jeune Cyrus! Savez-vous le persan ?
- J'allais l'apprendre, me répondit sérieusement mon Anglais, lorsque j'ai eu le malheur d'hériter de mon oncle ces malheureuses cent mille livres de rente qui sont cause de tous mes chagrins...
- Commençons par le commencement... Il y avait une fois... Maintenant, à votre tour.
- D'abord, il faut que vous sachiez mon nom.
- Cela me fera plaisir.
- Je m'appelle Williams Blundel. Mon père était un petit fermier des environs de Londres qui, n'ayant pas reçu grande éducation, avait regretté toute sa vie d'être resté dans son ignorance native. Aussi, au lieu de faire de son fils un bon garçon de charrue, comme cela était raisonnable et naturel, il lui vint la fatale idée d'en faire un savant ; en conséquence, il m'envoya à l'université avec l'intention de me faire entrer dans les ordres. Mon arrivée fit sensation ; j'ai toujours été long et mince, j'ai toujours eu les cheveux couleur de filasse ; enfin, quoique habituellement pâle, à la moindre émotion, ma figure s'est toujours épanouie comme une pivoine : je fus accueilli par les rires et les chuchotements de mes camarades, et de ce jour commencèrent mes infortunes. La certitude que j'étais un objet de dérision pour mes condisciples, la conscience de ma gaucherie et de ma timidité, enfin ce besoin de solitude, qui en était la conséquence, furent cause que, sur dix années que je restai à l'université, je ne partageai aucun des jeux qui sont la récompense du travail des enfants : loin de là, je passais mes récréations en études, de sorte que mes camarades, qui ne pouvaient pas comprendre la cause qui me retenait dans la classe tandis qu'ils jouaient dans le préau, croyant que je n'agissais ainsi que pour capter la bienveillance de mes maîtres, m'accusaient d'hypocrisie, tandis que, bien souvent, je pleurais toutes les larmes de mon corps en écoutant avidement leurs cris de plaisir, et me faisaient payer en plaisanteries cruelles les triomphes que j'obtenais sur eux.
« Je supportai d'abord toutes ces tribulations avec constance et résignation. Mais enfin, au bout de dix-huit mois ou deux ans, cette existence devint intolérable, et je serais mort, je crois, si le hasard ne m'avait envoyé une consolation.
» Les fenêtres de notre classe, élevées de six pieds au-dessus du sol, afin qu'aucun objet extérieur n'apportât de distractions aux études des écoliers, donnaient sur un jardin consacré, comme le nôtre, aux récréations d'une institution, mais celle-là était une institution de demoiselles. Pendant que j'entendais des cris bruyants d'un côté, j'entendais parfois de doux chants de l'autre. Cependant, comme je l'ai dit, dix-huit mois s'écoulèrent sans que j'eusse l'idée de regarder par cette fenêtre et de distraire mes pénitences volontaires par le spectacle de la récréation de mes jeunes voisines ; et, quand cette idée me fut venue, quelque temps encore son exécution n'amena pour moi d'autre plaisir qu'une distraction machinale qui engourdissait momentanément le souvenir de mes douleurs. Cependant, peu à peu cette distraction me devint nécessaire ; à peine le professeur, prenant lui-même son congé d'une heure, avait-il fermé la porte de la classe, où je demeurais alors toujours seul, que je posais les bancs sur la table, les chaises sur les bancs, et que, grimpant au sommet de cet échafaudage, je plongeais mes regards distraits sur cet essaim de jeunes filles qui sortait de sa ruche et venait bourdonner jusque sous les murs de ma prison. Alors je sentais que la nature s'était trompée en faisant de moi un homme ; que, si j'eusse été d'un sexe différent, tous mes défauts étaient des vertus : ma faiblesse physique devenait de la grâce, ma gaucherie de la pudeur ; il n'y avait que mes cheveux jaunes et ma figure tantôt pâle et tantôt cramoisie, qui n'allaient à rien ; mais, au moins encore, ces jeunes filles avaient-elles des voiles sous lesquels elles cachaient la leur.
» Leur récréation commençait et finissait un quart d'heure avant la nôtre, et c'était pour moi une règle : aussitôt qu'elles rentraient les unes après les autres, que j'avais vu la robe bleu de ciel de la dernière disparaître derrière la porte, je descendais de mon piédestal, je remettais chaque chose à sa place, et, lorsque mes camarades et les maîtres rentraient, ils me retrouvaient courbé sur mes livres, et ne faisaient aucun doute que je n'eusse point interrompu mon travail.
» Il y avait déjà deux ou trois mois que je me procurais chaque jour cette distraction ; je connaissais de vue toutes ces jeunes filles, j'étais au fait de leurs habitudes, et je dirais presque de leurs caractères : c'était pour moi comme des fleurs vivantes sur un riche tapis. Mais, cependant, toutes encore m'étaient aussi indifférentes les unes que les autres, et mon affection se répandait sur elles comme sur des sœurs.
» Un jour, je vis, parmi tous ces jeunes visages que je connaissais, un visage nouveau et inconnu : c'était celui d'une jolie enfant blonde et rose à la tête de chérubin. Ce charmant petit visage était tout baigné de larmes ; la pauvre enfant venait de quitter sa famille et croyait ne jamais pouvoir s'en consoler. Le premier jour, ses jeunes compagnes voulurent vainement la distraire : la blessure était encore trop fraîche, elle saigna tout ce sang du cœur qu'on appelle des larmes. Je fus profondément ému de cet épisode dans mon roman ; je voyais un point de ressemblance entre cette pauvre petite et moi ; je pensais que, comme moi, elle allait mener une vie triste et isolée, et, sachant ce que j'avais souffert, je la plaignais de ce qu'elle allait souffrir.
» Le lendemain, je grimpai au haut de ma pyramide avec plus d'empressement que je n'avais l'habitude de le faire. Mon regard embrassa dans un seul instant tout le jardin : les jeunes filles jouaient comme d'habitude, et la nouvelle arrivée était assise au pied d'un arbre entre deux autres petites filles qui, pour la consoler, avaient apporté devant elle leurs plus jolis ménages et leurs plus riches poupées. La pauvre recluse ne jouait pas encore, mais elle ne pleurait déjà plus. Toute sa récréation se passa à écouter les consolations de ses deux amies, auxquelles elle donna la main pour s'en aller.
» Le lendemain, son joli visage ne conservait plus que de faibles traces de tristesse, et elle commença de partager les jeux de ses compagnes ; enfin, huit jours ne s'étaient pas écoulés, qu'elle avait oublié, avec la légèreté de l'enfance, ce nid maternel hors duquel, faible oiseau, elle avait cru qu'elle ne pourrait pas vivre.
» Il n'y avait donc que moi dont la malheureuse organisation ne savait trouver que des chagrins où les autres découvraient des plaisirs. Ma tristesse et ma timidité s'augmentèrent encore de cette certitude, et je continuai de mener l'existence douloureuse que j'avais commencée, et dont je n'avais pas la force de sortir.
» Cependant, un rayon doré et joyeux venait d'éclairer un coin de cette existence. Dans mes vingt-quatre heures sombres, j'avais une heure de soleil : c'était l'heure pendant laquelle les jeunes filles venaient jouer sous mes fenêtres. La dernière arrivée, que j'entendais appeler Jenny, était maintenant aussi folle et aussi rieuse que ses compagnes, et, quoique je lui eusse su mauvais gré d'abord de ne pas conserver cette tristesse qui l'unissait plus intimement à moi, j'avais fini par lui pardonner son bonheur. Chaque jour, j'attendais cette heure de la récréation avec impatience. à peine était-elle arrivée, que je reprenais mon poste accoutumé. J'aurais pu dire que je ne vivais que pendant cette heure, et que tout le reste du temps, j'attendais la vie.
» Le mois des vacances arriva : je le vis venir presque avec effroi : c'étaient six semaines pendant lesquelles je ne verrais pas Jenny. L'idée de rentrer dans ma famille qui m'aimait tant, de revoir mon père qui, depuis la mort de ma pauvre mère, avait concentré toutes ses affections sur moi, n'était qu'un faible soulagement à ce chagrin. Seul, au milieu de la joie qu'amenait parmi les écoliers cette importante époque, je restai triste et pensif. Cependant, j'étais loin de me douter du surcroît de chagrin qui m'attendait. J'avais toujours présumé que l'époque des vacances des deux pensionnats était la même, et je calculais le nombre de jours que j'avais encore à voir Jenny, lorsqu'un matin, en montant sur mon échafaudage, je trouvai le jardin vide.
» Je n'y compris rien d'abord : je crus que l'heure avait été avancée pour moi et reculée pour elles ; j'attendis, croyant à chaque instant que cette porte, qui donnait ordinairement passage à toute cette volée de colombes, allait s'ouvrir comme d'habitude. Elle resta fermée, le jardin demeura désert. Je compris la vérité, mon cœur se serra, des larmes silencieuses coulèrent de mes yeux. Ne pouvant plus calculer l'heure par la rentrée des pensionnaires, je restai là à pleurer. De sorte que, quand la porte s'ouvrit pour la seconde classe, je fus surpris, baigné dans mes larmes, au haut de mon échafaudage. En voulant descendre rapidement, le pied me manqua, je tombai la tête sur l'angle d'un banc. On me releva évanoui, et l'on me transporta à l'infirmerie, la tête ouverte par cette blessure dont vous me voyez encore la cicatrice.
» Mes maîtres m'aimaient en raison inverse de la haine que me portaient mes camarades ; j'étais pour eux un enfant doux, patient et travailleur ; jamais je n'avais encouru une punition pour paresse, espièglerie ou désobéissance. La facilité que j'avais à apprendre et à retenir leur faisait espérer que je serais un jour une des lumières de l'église. Quant à cette malheureuse timidité qui menaçait mon avenir de sa funeste influence, n'allant pas eux-mêmes dans le monde, ils ne pouvaient prévoir combien elle me serait fatale lorsque je serais forcé d'y aller, de sorte qu'ils ne faisaient rien pour m'en corriger. Mon accident causa donc une douleur générale dans le professorat, les soins les plus empressés me furent prodigués, et, grâce à ce concours de bienveillance générale, je pus prendre mes vacances en même temps que les autres écoliers.
» J'arrivai chez mon père. Le pauvre homme, qui n'avait que moi au monde, voyait en moi l'idéalité de la perfection ; d'ailleurs, les notes de mes professeurs étaient si bienveillantes, qu'il lui était permis de se laisser entraîner à pareille erreur ; il me trouva grandi et embelli, pauvre père ! Ma réputation de savant m'avait précédé dans la ferme. Tous les garçons, les valets et les domestiques ne m'appelaient que le docteur, et mon père, pour me rendre digne de ce titre par l'apparence comme je l'étais déjà par le fait, me fit confectionner un habit noir, un gilet noir et une culotte noire, couleur qui semblait faite exprès pour exagérer encore la longueur de ma taille et l'exiguïté de ma personne.
» Cependant, je continuais d'être triste et pensif au milieu des paysans et des domestiques. Je cessais bien d'éprouver, au même degré qu'avec mes égaux ou mes supérieurs, cet embarras et cette honte qui était le caractère distinctif de mon organisation ; mais je ne pouvais oublier la petite tête blonde de Jenny, qui, tous les jours, à la même heure, venait m'apparaître. Cette heure, je la passais ordinairement seul, soit dans ma chambre, soit au pied de quelque arbre, soit au bord de quelque ruisseau. On devine qu'elle était tout entière consacrée au souvenir du jardin. Je le revoyais avec ses gazons, ses arbres, ses fleurs et toute cette joyeuse enfance qui le peuplait.
» Enfin mon père, me voyant toujours préoccupé, résolut de me conduire à Londres pour me distraire. Notre ferme n'était distante de la capitale que de dix-huit lieues. On mit le cheval à la carriole, et en un jour et demi le voyage fut accompli.
» Là recommencèrent mes tribulations. Mon père n'avait pas manqué, pour me faire honneur, de m'affubler du costume qu'il m'avait fait faire, et qui, depuis longtemps n'était plus de mode à Londres, même pour les personnes âgées. Tous les enfants que je rencontrais portaient un habit analogue à leur âge, moi seul semblais une caricature grotesque d'une autre époque. Je sentis que j'étais profondément ridicule, et cela redoubla encore ma gaucherie ; je ne savais que faire de mes jambes si minces et de mes bras si longs ; ma figure passait, dix fois en un quart d'heure, de la pâleur la plus blême au cramoisi le plus foncé. Quant à mon père, il ne voyait rien de ce qui se passait en moi, et il se tenait à quatre pour ne pas arrêter les passants et leur dire :
» - Vous voyez bien ce grand et beau garçon-là, il n'a que quinze ans, n'est-ce pas ? eh bien, c'est déjà un puits de science.
» Le second jour de notre arrivée, nous traversions Regent Street pour nous rendre à Saint-James ; je produisais mon effet accoutumé sur tout ce qui m'entourait ; la sueur me coulait du front, selon mon habitude, lorsqu'à travers le nuage dont la honte couvrait ma vue, je crus, dans une voiture qui venait à nous, reconnaître Jenny : c'était bien la même petite tête blonde et rosée, le même teint blanc, le même regard limpide. La vision approchait ; il n'y avait plus de doute, c'était elle, c'était Jenny... Je m'arrêtai, ne pouvant plus continuer ; il me sembla que tout mon sang s'élançait à mon visage... Je tendis les bras vers la voiture en criant d'une voix étouffée :
» - Jenny !... Jenny !...
» Sans m'entendre, elle m'aperçut, et, me montrant aussitôt à son père qui était près d'elle :
» - Ah ! papa, s'écria-t-elle en riant, regarde donc ce petit garçon tout noir comme il est drôle...
» Et la voiture passa, entraînée par le galop de deux chevaux magnifiques, emportant ma vision et me laissant le cœur profondément percé de l'effet que j'avais produit sur la jeune fille qui, sans s'en douter, avait acquis une si grande influence sur ma vie.
» Cette rencontre fut le seul événement remarquable qui arriva pendant mes vacances. Le temps fixé pour leur durée s'écoula, et le jour vint de repartir pour l'université. Mon père ne manqua pas d'ajouter à mon trousseau le maudit costume qui m'avait été si fatal, et je repartis pour continuer cette éducation dont l'auteur de mes jours avait été privé, et sur laquelle il comptait tant pour donner à son fils une considération de laquelle, grâce à son ignorance, il n'avait jamais joui.
» Je fus accueilli par mes maîtres avec le même empressement et par mes camarades avec la même antipathie. Nous rentrâmes en classe, et, comme d'habitude, à l'heure de la récréation, chacun se précipita dans la cour ; moi seul je restai courbé sur mon pupitre. à peine la porte fut-elle fermée, que je commençai à rétablir mon échafaudage ; cependant, mon cœur battait horriblement. Les vacances de la pension contiguĆ« à la nôtre étaient-elles finies ? et, si elles l'étaient, Jenny était-elle revenue ? Je restai quelque temps debout sur ma table et n'osais monter ; enfin je me précipitai, j'arrivai au faîte de ma pyramide, je jetai les yeux vers le jardin ; je respirai, des larmes coulèrent de mes joues : Jenny était au milieu de ses compagnes, elle était revenue ; j'avais devant moi dix mois de bonheur.
» Cinq ans s'écoulèrent ainsi, pendant lesquels mon éducation s'acheva. Je savais le grec comme Homère et le latin comme Cicéron ; je parlais parfaitement le français, l'italien et un peu l'allemand ; j'étais de première force en mathématiques et en algèbre. Toutes ces choses réunies, et plus encore mon malheureux caractère, m'avaient déterminé à suivre la carrière du professorat. Le directeur de la pension où j'avais été sept ans m'offrit de m'associer à son entreprise, et, sauf l'agrément de mon père, j'acceptai, ne me rendant pas compte, au fond du cœur, que la véritable cause qui influait sur cette détermination était le désir de continuer de voir Jenny, qui ne m'avait jamais vu, elle, que le jour malencontreux où mon aspect grotesque avait excité son hilarité.
» Tous ces projets faits et arrêtés dans ma tête, je partis pour prendre mes dernières vacances d'écolier, ne devant reparaître dans l'institution qu'avec le titre de maître.
» Mais, comme vous dites, vous autres Français, l'homme propose et Dieu dispose. »
- Sommes-nous à la fin du premier chapitre ? interrompis-je.
- Justement, me répondit sir Williams.
- Eh bien, alors, un verre de punch ; cela vous donnera la force d'aborder les situations terribles que je prévois dans l'avenir.
Sir Williams poussa un soupir et avala un verre de punch.
- J'arrive à la ferme de mon père avec la résolution bien arrêtée de mettre à exécution le projet que je viens de vous raconter, lorsque deux événements inattendus changèrent complètement l'état de mes affaires : mon pauvre père mourut, et il m'arriva un oncle des Indes.
« J'avais très rarement entendu parler de cet oncle, que tout le monde croyait mort depuis longtemps, et qui arriva justement pour fermer les yeux de son frère. Comme il y avait trente ans que mon père et lui s'étaient quittés, sa douleur ne fut pas grande ; quant à moi, j'étais inconsolable. Bien des fois, cependant, j'avais souffert de l'ignorance de mon père, de la position inférieure qu'il occupait dans la société, et de la mise et des habitudes patriarcales qu'il avait conservées ; mais ce digne vieillard mort, le côté matériel disparut, et, en face de cette ombre si dévouée et si aimante, tout autre souvenir s'effaça. Je me rappelai alors avec une douleur poignante les moindres sujets de peine que je lui avais donnés, et, chaque fois qu'un nouveau souvenir de ce genre se représentait à ma mémoire, je fondais en larmes. Mon oncle ne comprenait rien à cette douleur exagérée ; mais comme, selon lui, elle était l'indice d'un bon cœur, et qu'il n'avait aucun parent au monde, il porta sur moi le peu d'affection qu'il était capable de distraire de la somme d'amour qu'il se réservait pour lui-même. Un jour que j'étais plus triste encore que d'habitude, il m'offrit de faire avec lui une promenade. Je le suivis machinalement ; mais, si préoccupé que je fusse, je le vis cependant prendre la route d'un château distant d'une lieue et demie de notre ferme, et qui était resté, parmi mes souvenirs d'enfance, une espèce de palais de fée que je voyais toujours resplendissant à travers le voile mouvant des grands arbres qui s'élevaient autour de lui. Arrivé à une petite porte du parc, je vis mon oncle tirer une clef de sa poche et ouvrir cette porte. Je l'arrêtai en lui demandant ce qu'il faisait.
» - J'entre, me dit-il.
» - Comment ! vous entrez ? Mais ce château...
» - Est à un de mes amis.
» - Mais, mon oncle, m'écriai-je en devenant cramoisi, mais je ne le connais pas, votre ami, moi ! Je ne suis pas préparé à voir un grand seigneur... Je vous laisse, je m'en vais, je me sauve.
» - Allons donc ! allons donc ! dit mon oncle en m'attrapant par le bras ; tu es fou, je crois. Le propriétaire de ce château est un brave homme sans façon, comme moi, qui te recevra à merveille, et dont tu seras content, je l'espère.
» - Impossible, mon oncle, impossible. Je vous supplie... Mais que faites-vous ?
» Mon oncle fermait la porte derrière nous.
» - Je suis dans un négligé...
» Mon oncle mettait la clef dans sa poche.
» - Et s'il y avait des dames... mais j'en mourrais de honte !
» Mon oncle marchait devant en sifflant le God save the king. Force me fut donc de le suivre ; mais je sentis mes genoux se dérober sous moi, le sang me monta à la figure, et je ne vis plus les objets qui m'environnaient qu'à travers un nuage. En arrivant sur le perron, j'aperçus un grand monsieur en habit vert, resplendissant de broderies, avec d'énormes épaulettes au cou et un sabre au côté. Je le pris pour un général, et je le saluai jusqu'à terre. Mon oncle passa devant lui sans se découvrir, me laissant confondu de son impolitesse. Cependant, ce monsieur en habit vert ne parut pas blessé de cet oubli ; il se mit à notre suite et entra dans le château avec nous. Dans le vestibule, nous trouvâmes un autre monsieur dont le visage était noir, mais dont le costume oriental était si riche, qu'il me rappela un des rois mages qui apportèrent des présents à l'enfant Jésus. Je cherchais déjà dans ma mémoire de quelle manière on abordait les rajahs de l'Inde, et j'allais mettre les genoux en terre et m'incliner en joignant mes deux mains au-dessus de ma tête, lorsque mon oncle ôta sa redingote, et la jeta sans façon sur les bras du sectateur de Vichnou. Cette dernière action troubla toutes mes idées : je ne savais pas où j'étais : je vivais mécaniquement, je croyais faire un rêve. Mon oncle marchait toujours et je le suivais. Enfin nous arrivâmes à un charmant pavillon se composant d'un appartement complet de la plus grande élégance.
» - Que penses-tu de ce logement ? me dit mon oncle.
» - Mais, répondis-je tout ébloui, je pense que c'est une demeure royale.
» - Ainsi, il te convient.
» - Comment, mon oncle ?
» - Tu l'habiterais volontiers ? je veux dire.
» Je restai sans répondre, la bouche ouverte et la tête complètement perdue. Mon oncle prit naturellement mon silence admiratif pour un consentement.
» - Eh bien, continua-t-il en me frappant sur l'épaule, cet appartement est le tien.
» - Mais, mon oncle, fis-je, rappelant toutes mes forces, mais à qui est donc ce château ?
» - à moi, pardieu !
» - Vous êtes donc riche, mon oncle ?
» - J'ai cent mille livre de rente.
» Pour le coup, je sentais que mon cerveau était près de sauter ; j'appuyai mon front sur le marbre de la cheminée. Quant à mon oncle, enchanté de l'effet inattendu qu'il avait produit sur moi, il se retira en me disant que, si j'avais besoin de quelque chose, je n'avais qu'à sonner, et que son chasseur et son nègre étaient à mes ordres.
» Si je vous ai donné une idée de la timidité de mon caractère, vous pouvez vous représenter ma situation : je restai une demi-heure accablé sous le poids d'un événement aussi imprévu, puis enfin je me levai. Au premier pas que je fis dans la chambre, je vis mon individu reproduit par trois ou quatre glaces immenses ; et, je l'avouerai en toute humilité, plus je le vis, plus je le trouvai indigne d'habiter le lieu où il se trouvait. Non seulement ma mise était celle d'un paysan, mais encore, comme malgré mes vingt et un ans je grandissais toujours, mes vêtements, qui avaient été faits au commencement de l'année précédente, étaient devenus trop courts, mes manches avaient cessé d'être en proportion avec mes bras, et mon pantalon avec mes jambes. Quant à mon gilet, il laissait, comme un pourpoint d'Albert Durer ou d'Holbein, voir non seulement ma chemise, mais encore les pattes de mes bretelles ; tout cela était bien, tout cela était bon, tout cela était naturel dans la pauvre petite ferme de mon père ; mais, dans ce palais magique, tout cela présentait avec les objets dont j'étais entouré une anomalie tellement révoltante, que je cherchais un endroit où me fuir moi-même, et qu'à peine l'eus-je trouvé, je m'y blottis comme un lièvre dans son gîte, et, qu'une fois blotti, je restai là à songer.
» Je ne sais combien de temps je demeurai ainsi. Enfin le chasseur que j'avais pris pour un rajah vint m'annoncer que le dîner était servi, et que mon oncle m'attendait. Je descendis ; heureusement, il était seul ; je respirai.
» à la fin du repas, lorsqu'on lui eut apporté son punch, et que son nègre lui eut allumé sa pipe, il congédia les domestiques, et nous restâmes seuls. Pendant quelque temps, mon oncle, qui paraissait préoccupé, aspira et poussa sa fumée sans rien dire ; mais, tout à coup, rompant le silence :
» - Eh bien, Williams ? me dit-il.
» Je n'étais pas préparé ; je bondis sur ma chaise.
» - Eh bien, mon oncle ? balbutiai-je.
» - Il faut enfin que nous parlions un peu de toi, mon enfant. Quand je suis venu, ton pauvre père avait assez à s'occuper de lui.
» Je me mis à pleurer.
» - De sorte que je ne pus pas lui demander ce qu'il comptait faire de toi. Eh bien, voilà que tu sanglotes ? Allons donc, toi qui sors du collège, tu devrais être ferré sur la philosophie. Hier, c'était mon pauvre frère ; demain, ça sera moi ; dans huit jours, toi peut-être ; il faut prendre la vie pour ce qu'elle vaut et pour ce qu'elle dure, vois-tu ; toutes tes larmes ne feront pas revenir le pauvre Jack Blundel ; ainsi, crois-moi, essuie tes yeux, bois un verre de punch, prends une pipe, et causons comme deux hommes.
» Je remerciai mon oncle quant au punch et à la pipe ; mais j'essuyai mes yeux et je m'efforçai de ne pas pleurer.
» - Maintenant, me dit mon oncle en jetant sur moi un regard de côté, voyons, quels sont tes plans d'avenir ?
» - Mais, dis-je, je voulais me consacrer à l'éducation, et je crois que les études que j'ai faites me rendent capable de cette sainte mission.
» - Ta, ta, ta, dit mon oncle, ce langage-là était bon quand tu étais le fils d'un pauvre fermier. Mais maintenant, tu es le neveu d'un riche nabab, cela change bien la thèse. Je n'ai pas d'enfant, et Dieu merci ! comme je ne compte pas me marier, je n'en aurai probablement jamais ; tout ce que je possède te reviendra donc. Ce serait une chose curieuse que de voir un maître d'école ayant cent mille livres de rente ; tu comprends que cela ne se peut pas. Voyons, cherchons au-dessus de cela, monsieur le gentleman.
» - Que voulez-vous, mon oncle ! Je ne puis vous dire, moi ; je ne suis qu'un pauvre savant qui ne connais pas le monde, qui ne suis bon à rien qu'à mener une vie de travail et d'études, et, avec votre permission, je crois que ce que j'ai de mieux à faire, c'est d'en revenir à mes premières idées.
» - à tes premières idées ! Mais tu es fou, mon ami : avec ta fortune ou avec la mienne, ce qui est la même chose, tu peux, selon que tu seras avare ou vaniteux, aspirer aux plus riches partis de Londres ou bien t'allier à quelque famille noble ou ruinée qui t'apportera de la considération.
» - Moi, mon oncle, moi me marier ! m'écriai-je.
» - Et pourquoi pas ? As-tu fait des vœux ?
» - Moi, me marier !... Je pourrais me marier.. Je pourrais épouser...
» Je m'arrêtai... Le nom de Jenny était sur mes lèvres... C'était la première fois que je concevais l'idée d'un pareil bonheur... Posséder cette blonde et charmante jeune fille qui depuis six ans était tout pour moi! épouser Jenny ! Jenny être ma femme ! Cela était possible ! Mon oncle me disait qu'avec sa fortune je pouvais aspirer à tout. Rien que l'espoir, c'était déjà plus de bonheur que je n'en pouvais supporter. Je sentis que j'étouffais, que j'allais me trouver mal. Je me précipitai hors de l'appartement, et je m'élançai dans le jardin, cherchant de la fraîcheur et de l'air. Mon oncle crut que j'étais fou ; mais, pensant que, lorsque ma folie serait passée, je reviendrais, il demanda d'autre tabac et d'autre punch, bourra pour la deuxième fois sa pipe, remplit pour la sixième fois son verre, et continua de boire et de fumer.
» C'était un homme de grand sens que mon oncle. Quand j'eus fait deux ou trois fois le tour du parc en courant et en me livrant à mes rêves, je rentrai un peu plus calme, et le retrouvai assis à la même place, achevant sa troisième pipe et son deuxième bol, et aspirant et expirant sa fumée avec le même calme et la même volupté.
» - Eh bien, me dit-il, veux-tu toujours être instituteur ?
» - Mon oncle, lui répondis-je, quoique ce soit ma vocation réelle, je crois que Dieu a décidé qu'il en serait autrement ; mais, continuai-je, j'ai vu quelque fois passer devant moi de ces jeunes gens qu'on appelle du monde et qui sont faits pour aller dans la société et plaire aux femmes ; et je vous avouerai, mon oncle, que, plus je me les rappelle, plus je les crois d'une autre espèce que moi et susceptibles d'un perfectionnement que je ne puis atteindre...
» Mon oncle se mit à rire.
» - Vois-tu, Williams, me dit-il lorsque l'accès fut passé, toute la différence qu'il y a entre eux et toi, c'est qu'ils ont la tête pleine de termes de chasse, de course et de paris, et toi de mots hébreux, grecs et latins. Quand tu auras oublié ce que tu sais pour apprendre ce qu'ils savent, tu feras un cavalier tout aussi inutile, tout aussi impertinent, et par conséquent tout aussi présentable que pas un d'entre eux. Laisse-moi faire seulement, je me charge de diriger ton éducation.
» Je remerciai mon oncle de ses bontés pour moi, et, comme huit heures venaient de sonner à la pendule, je lui demandai la permission de remonter à ma chambre, n'ayant pas l'habitude de veiller plus tard. Mon oncle me fit signe de la main que je pouvais me retirer, ralluma sa pipe, qui s'était éteinte pendant son accès d'hilarité, et sonna le rajah pour avoir un troisième bol de punch.
» On devine facilement que, si je me retirai dans mon appartement, ce n'était pas pour dormir. Je passai une partie de la nuit à rêver les yeux ouverts, et, quand le sommeil vint, il continua les rêves de la veille. Le lendemain, je fus réveillé sur les neuf heures du matin par un monsieur élégant qui, conduit par le valet de chambre de mon oncle, entra dans ma chambre, suivi de son groom qui portait un paquet.
» - Le tailleur de monsieur, dit le valet de chambre.
» Je regardai la personne qu'on m'annonçait sous ce titre, et j'avoue que, si je n'avais pas été prévenu, je n'aurais jamais cru qu'un homme d'un extérieur aussi distingué professât une condition si humble. Je doutais même encore de ce qu'avait dit le valet de chambre, lorsque l'homme au groom, voyant que je le regardais sans bouger et sans dire un mot, crut qu'il était de son devoir de m'adresser la parole.
» - J'attends le bon plaisir de milord, me dit-il.
» - Pour quoi faire ? répondis-je.
» - Pour lui essayer différents habits que je lui apporte tout faits, et pour prendre la mesure de ceux qu'il me fera l'honneur de me commander !
» - Eh bien, dis-je, ayez la bonté de les poser là, je les essayerai.
» - Milord n'y pense pas, me dit le tailleur ; il faut que ce soit moi-même qui juge de la manière dont ils iront. Si le pantalon était d'un pouce trop étroit ou trop large, si le gilet ne descendait pas juste à son point, et si l'habit faisait un seul pli, je serais un homme déshonoré.
» - Mais, continuai-je avec hésitation... je vais donc être forcé de me lever ?...
» - Milord n'est forcé à rien, mon devoir est d'attendre qu'il soit prêt ; j'attendrai.
» Et, en effet, il resta debout et attendait.
» Comme je vis qu'effectivement il était décidé à attendre et que je n'osais lui dire de passer dans une chambre à côté, je me décidai, quoi qu'il m'en coûtât, à descendre du lit devant lui ; il ne jeta qu'un coup d'œil rapide sur moi, et, se tournant vers son groom :
» - Le no 1, dit-il ; milord est de première taille.
» Le groom tira un costume noir complet. Le tailleur me l'essaya ; on eût dit qu'il était fait pour moi, tant il allait miraculeusement à ma longue personne. Puis, m'ayant pris immédiatement les mesures nécessaires pour m'exécuter toute une garde-robe, il se retira. Je le reconduisis jusqu'à la porte en le remerciant de la peine qu'il avait prise.
» Je rentrai dans ma chambre, fort empressé de voir quel changement mon nouveau costume avait apporté dans mon individu.
» Je n'étais pas reconnaissable, et je commençai à croire que mon oncle avait raison, et que, si jamais je parvenais à dompter cette malheureuse timidité qui était la source de toutes mes peines, j'arriverais à être un homme comme un autre.
» J'étais, je dois l'avouer, assez content de mon examen, lorsque le valet de chambre rentra, suivi d'un gentleman en tenue complète de bal. Comme je n'étais pas préparé à cette visite de cérémonie, elle commença par me troubler prodigieusement, et je ne savais si je devais avancer vers l'étranger, lorsque le valet de chambre annonça :
» - Le maître de danse de monsieur !
» Le nouveau venu vint à moi avec une grâce parfaite, jeta un coup d'œil complaisant sur l'écolier qu'il allait avoir à former, et, arrêtant un regard appréciateur sur la partie inférieure de ma personne :
» - Je suis enchanté, milord, me dit-il, d'avoir été choisi pour faire l'éducation d'une aussi belle paire de jambes.
» Je n'étais pas habitué à m'entendre faire des compliments sur mon physique ; aussi celui-ci me démonta-t-il complètement. Je voulus répondre, je balbutiai. J'essayai de faire un pas, et j'emmêlai si bien l'une dans l'autre ces belles jambes qui faisaient l'admiration de mon maître, que je pensai tomber de tout mon long. Il me retint.
» - Bien ! dit-il, bien ! Je vois que nous n'avons reçu aucun principe. Cela vaut mieux, nous n'aurons pas de mauvaises habitudes à rompre.
» - Le fait est, répondis-je, qu'à l'exception de ce que j'ai les genoux et la pointe des pieds un peu en dedans, je crois que, quant au reste du corps, je ne manque pas... je possède... je...
» - Bon! bon ! s'écria mon optimiste, je vois que milord n'a pas la parole facile ; tant mieux ! cela prouve que l'intelligence s'est portée aux extrémités. Soyez tranquille, milord, nous la développerons si elle y est, et, si elle n'y est pas, nous l'y ferons descendre. Allons, milord, commençons.
» Je serais bien en peine de dire ce qui se passa dans cette première leçon. Tout ce dont je me souviens, c'est que ma science approfondie des mathématiques me fut d'un prodigieux secours pour conserver mon équilibre et garder le centre de gravité dans les cinq positions. Quand mes pieds sortirent de l'instrument de torture dans lequel ils firent leur apprentissage, ils se refusaient, littéralement, à porter mon corps, si mince qu'il fût, et je boitais des deux jambes lorsque je descendis dans la salle à manger, où mon oncle m'avait fait prévenir qu'il m'attendait pour déjeuner.
» - Ah ! ah ! me dit-il en me regardant des pieds à la tête, te voilà, Williams ? Sur mon honneur, tu as l'air d'un véritable dandy ; on voit déjà à tes pieds que tu as pris une leçon de danse ; il n'y a plus que tes bras qui sont toujours bêtes ; mais sois tranquille, avec quelques leçons d'armes, cela se passera.
» - Comment ! mon oncle, vous voulez que j'apprenne à tirer l'épée ? et pour quoi faire ?
» - Pour te battre si on se moque de toi, pardieu !
» Il me passa un frisson par tout le corps.
» - Est-ce que tu ne serais pas brave, par hasard ?
» - Je ne sais pas, mon oncle, répondis-je, je n'ai jamais pensé à cela.
» - Enfin, si on insultait une femme que tu aimasses, que ferais-tu ?
» - Si on insultait...
» J'allais nommer Jenny ; je me retins.
» - Oui, oui, mon oncle, je me battrais ! soyez tranquille, répondis-je vivement.
» - à la bonne heure ! Mais tu as fait de l'exercice ce matin, tu dois avoir faim, déjeunons.
» Nous nous mîmes à table. Nous venions de prendre le thé, lorsque le maître d'armes arriva. C'était un des plus renommés de Londres. Il ne parut pas d'abord aussi content de mes bras que le maître de danse l'avait été de mes jambes ; mais je fis tant d'efforts à la seule pensée que peut-être un jour Jenny serait insultée devant moi, et que j'aurais le bonheur de la défendre, qu'il me quitta moins mécontent que je n'avais osé l'espérer.
» J'étais, comme vous le voyez, en bon chemin d'amélioration, lorsqu'un matin que mon oncle ne descendait pas à son heure habituelle, je montai dans sa chambre et le trouvai mort dans son lit.
» Il avait été frappé pendant la nuit d'une apoplexie foudroyante. »
Sir Williams s'arrêta à ces mots, et, cette fois, je ne lui versai pas un verre de punch ; je lui tendis la main.
- Cette mort fut un coup terrible pour moi, continua sir Williams après un instant de silence. Je ne pensai pas un instant à l'immense fortune dont elle me rendait maître ; je ne vis que l'isolement auquel elle me condamnait. Mon oncle, sans me faire oublier mon père, l'avait remplacé près de moi ; c'était peut-être le seul homme qui, par son originalité, pouvait me guérir de la terrible maladie morale dont j'étais attaqué ; lui mort, le mal était incurable, et, pour être tout entier à ma douleur, je donnai congé au maître d'armes et au maître de danse.
» Il faudrait avoir ma fatale organisation pour comprendre à quel point je me trouvai seul et isolé ; je n'avais jamais de ma vie su donner un ordre, et ce furent le général et le rajah, comme mon pauvre oncle les appelait depuis ma méprise, qui continuèrent à mener la maison. Cependant, comme c'étaient deux bons domestiques parfaitement dressés, tout marcha comme d'habitude, et je n'eus malheureusement à m'occuper de rien que de vivre ; de sorte qu'au bout de deux ou trois mois, à l'exception de ma mise, j'étais redevenu le même homme qu'auparavant.
» Le château que mon oncle avait acheté tout meublé était muni d'une fort belle bibliothèque ; c'était là que je passais une partie de ma journée ; parfois aussi, je prenais un Homère ou un Xénophon, j'allais me coucher et lire sur la lisière d'un petit bois qui formait la limite de mes propriétés. Et souvent je m'oubliais tellement dans le siège de Troie ou dans la retraite des Dix Mille, que le rajah ou le général était obligé de venir m'y annoncer que le dîner était prêt.
» Un jour que j'étais assis comme d'habitude au pied de mon arbre, lisant un de mes auteurs favoris, je fus tiré de ma préoccupation guerrière par un bruit de cor qui résonna à quelque distance de moi. Je levai la tête, et, au même instant, un renard passa à quelques pas, se glissant dans les herbes. Au même instant, j'entendis les aboiements des chiens, qui venaient de retrouver sa piste, et je vis paraître le limier, puis toute la meute. Ils passèrent à l'endroit même où le renard avait passé ; et, comme j'augurais qu'ils ne tarderaient pas à être suivis à leur tour par les chasseurs, je me retirais pour ne pas me trouver sur leur route, lorsque j'entendis le cor à cinquante pas à peine de moi, et que, de la lisière d'un bois voisin de celui où j'étais, je vis déboucher toute la chasse, emportée par le galop des chevaux.
» Parmi cette troupe, il y avait une femme qui se maintenait à la tête des chasseurs, menant son cheval avec l'habileté d'une parfaite amazone ; elle était vêtue d'une longue robe collante partout, et avait la tête couverte d'un petit chapeau d'homme autour duquel flottait un voile vert. Je regardais avec étonnement cette hardiesse dont, tout homme que j'étais, je me sentais si loin, lorsqu'en s'approchant du côté où j'étais, une branche accrocha son voile et son chapeau tomba ; je vis alors cette tête rosée et ces cheveux blonds qui m'étaient si connus. Je sentis mes jambes s'affaiblir, je m'appuyai contre un arbre... C'était Jenny. Elle passa comme une vision sans s'arrêter, et laissant à un piqueur le soin de ramasser son chapeau, tant elle était ardente à cette course. En une seconde, tout avait disparu, et, n'étaient les aboiements des chiens, le bruit du cor et les cris des chasseurs, j'aurais cru que je venais de faire un rêve. Tout à coup, en reportant les yeux de l'endroit où j'avais cessé de la voir à celui où elle m'avait apparu, j'aperçus, au bout d'une branche, un lambeau de voile vert ; je m'élançai vers lui, et, grâce à ma longue taille, je parvins à l'atteindre ; je le pris, je le baisai, je le mis sur mon cœur ; j'étais heureux comme jamais je ne l'avais été.
» En ce moment, j'aperçus le rajah qui venait me chercher. Je m'étais oublié, selon mon habitude ; mais, cette fois, tout le monde en eût fait autant. Nous retournions ensemble au château, lorsqu'en passant près d'une haie, nous aperçûmes de l'autre côté de cette haie un homme étendu, et, près de lui, un cheval traînant sa selle ; je reconnus à l'instant l'uniforme des chasseurs que je venais de voir passer. Celui-ci s'était écarté de sa route, et, comme il franchissait tout, ainsi que dans une course au clocher, il n'avait pas vu un saut-de-loup qui était de l'autre côté de la haie, avait voulu le franchir, son cheval s'était abattu, et il était resté évanoui sur place. Nous le relevâmes aussitôt, et, comme nous n'étions qu'à quelques pas du parc, nous le transportâmes au château. Aussitôt arrivé, je renvoyai le rajah chercher le cheval, et j'ordonnai au général de se mettre en quête d'un médecin.
» Heureusement, les soins du docteur étaient peu nécessaires ; aux premières gouttes d'eau que je lui avais jetées au visage, et aux premiers sels que je lui avais fait respirer, le jeune chasseur était revenu à lui ; de sorte que, lorsque le médecin arriva, il trouva son malade sur pied. Soit qu'il jugeât précautionnellement la chose nécessaire, soit qu'il voulût utiliser son voyage, le docteur n'en fit pas moins une saignée, en recommandant au chasseur deux ou trois heures de repos. J'offris aussitôt à mon hôte d'envoyer un courrier chez lui pour calmer l'inquiétude que pourraient concevoir ses parents. Comme il demeurait à deux heures de chemin à peine, il accepta, écrivit à sa sœur qu'ayant perdu la chasse, il était resté à dîner dans un château voisin, et la pria de rassurer son père, si toutefois il avait conçu quelque crainte. La lettre terminée, il la plia, écrivit l'adresse, et me la remit. En la donnant au général, qui devait la porter, je lus machinalement la suscription ; elle portait le nom de Jenny Burdett ; ce jeune homme, c'était son frère !... La lettre s'échappa de mes mains... je balbutiai une excuse... et je sortis sous prétexte d'ordres à donner.
» Lorsque je rentrai, je trouvai sir Henry tout à fait bien ; mais, par compensation, c'était moi qui étais fort mal. La manière dont je l'avais rencontré, la crainte que j'avais éprouvée que l'accident ne fût sérieux, le plaisir que j'avais ressenti en voyant que je m'étais trompé : tout cela m'avait fait oublier un instant ma timidité ; mais elle était revenue plus forte que jamais en apprenant quel lien étroit de parenté unissait sir Henry à celle qui, depuis si longtemps, absorbait toutes mes pensées. Cependant, soit politesse, soit préoccupation, sir Henry ne parut s'apercevoir de rien, et, tout le temps du dîner, il fit les frais de la conversation avec cette facilité élégante que j'aurais donné la moitié de ma fortune et de ma vie pour posséder. Puis, vers les neufs heures du soir, il se retira, s'excusant de l'embarras qu'il m'avait causé, en me demandant la permission de revenir me remercier de mon hospitalité.
» Lorsqu'il fut parti, je respirai ; toute notre conversation de deux heures, confuse dans ma tête, commença à se classer. D'après ce qu'il m'avait dit de sa famille, je vis que sir Thomas Burdett possédait à peu près deux cent mille livres de rente ; ce qui, en supposant, selon toutes les probabilités, qu'il en gardât la moitié pour lui, faisait trente à trente-cinq mille francs de dot à chacun de ses trois enfants. Du côté de la fortune, je pouvais donc aspirer à la main de miss Jenny, c'est-à-dire être aussi heureux qu'un homme, à mon avis, pouvait l'être sur la terre ; d'un autre côté, sir Henry m'avait laissé entrevoir que son père, retenu habituellement trois mois de l'année dans son fauteuil par la goutte, et habitué, pendant ce temps d'épreuve, à être distrait par la société de ses enfants, tenait à les marier autant que possible dans son voisinage. Comme on l'a vu, nos deux châteaux n'était qu'à cinq ou six milles de distance, et, sous ce rapport comme sous l'autre, il m'était donc permis de conserver quelque espoir.
» Malheureusement, seul comme je l'étais, il me fallait faire toutes les démarches moi-même, et je sentais qu'à la seule idée de me trouver en face de Jenny, de lui parler, de lui donner le bras, soit pour la conduire à table, soit pour la mener à la promenade, j'étais tout près de défaillir ; d'un autre côté, si je ne me présentais pas, Jenny étant l'aînée des filles de sir Thomas, un prétendant plus hardi que moi pouvait être plus heureux. Alors Jenny m'échappait, Jenny devenait la femme d'un autre ; cette seule idée était capable de me rendre fou. Je passai une partie de la nuit entre des velléités de courage et des accès d'abattement. Enfin, sur les deux heures du matin, écrasé de plus de fatigue que si, comme Jacob, j'avais passé mon temps à lutter avec un ange, je parvins à m'endormir.
» Je fus réveillé par le rajah, qui entra dans ma chambre pour me remettre une lettre. Je l'ouvris avec un tremblement pressentimental ; elle était de sir Thomas ; il avait appris l'accident de son fils, les soins que je lui avais donnés. S'il n'avait pas beaucoup souffert encore de son dernier accès de goutte, il serait venu lui-même me remercier ; mais, désirant le plus tôt possible s'acquitter de ce qu'il regardait comme un devoir pour toute la famille, il m'invitait à dîner pour le lendemain.
» J'aurais lu mon arrêt de mort, que je ne serais pas devenu plus pâle. La lettre s'échappa de mes mains, et je retombai sur mon oreiller si accablé, que le rajah crut que je me trouvais mal. Je lui demandai d'une voix éteinte si le courrier attendait sa réponse ; il me répondit qu'il était parti. Cela me rendit quelque courage ; je n'étais plus obligé de prendre une résolution instantanée.
» La journée se passa dans des alternatives de force et de faiblesse : je me disais bien que cette invitation allait au-devant de tous mes désirs, et qu'elle comblerait de joie tout autre homme se trouvant à ma place et avec les mêmes sentiments ; qu'elle m'introduisait naturellement dans la maison, et cela sous un excellent aspect, celui d'un service rendu ; mais aussi je savais que, chez les femmes surtout, le sentiment qu'elles conservent d'un homme dépend presque toujours de la manière dont il se présente à la première entrevue. Or, je ne me dissimulais pas que, si j'avais quelques qualités essentielles, ce n'était malheureusement pas de celles qui sautent aux yeux : loin de là, pour être estimé ce que je valais véritablement, j'avais besoin d'une investigation profonde et d'une longue intimité. Je me rappelai combien peu m'avait été favorable le coup d'œil que Jenny jeta sur moi lorsqu'elle m'avait rencontré, il y avait six ans, avec mon costume de docteur ; il n'y avait, certes, aucune crainte qu'elle me reconnût, elle avait probablement oublié cette circonstance ; mais moi, je me souvenais de tout, et ce souvenir, c'était pis qu'un remords
» Enfin l'heure du dîner vint. Je me mis machinalement à table ; mais je ne pus manger. Je pensai que le lendemain, à la même heure, je serais chez sir Thomas, en face de Jenny, et qu'alors mon sort se déciderait pour un malheur ou pour une félicité éternelle, et cela sur une gaucherie ou une maladresse que je me verrais faire, et que cependant je ne pourrais pas m'empêcher de faire. Un pareil état n'était pas supportable. Je demandai une plume et de l'encre. J'écrivis à sir Thomas qu'une indisposition subite me privait de l'honneur d'accepter son invitation ; j'appelai le général, et je lui ordonnai de porter cette lettre. Mais, à peine fut-il sorti avec elle, que je sentis ma poitrine se serrer. Je montai dans ma chambre, je me jetai sur mon tapis, et je me mis à pleurer.
» Oui, à pleurer, à verser des larmes amères, des larmes d'adieu au bonheur dont je n'étais pas digne, puisque je ne me sentais pas la force de le cueillir sur l'arbre de la vie ; des larmes de douleur, car cette occasion perdue de voir Jenny, je ne la retrouverais peut-être jamais ; des larmes de honte enfin, car je sentais qu'il était honteux à un homme d'être ainsi l'esclave de sa sotte timidité et de sa misérable faiblesse.
» Je passai une nuit affreuse ; je formai vingt projets, tous plus ridicules les uns que les autres. Je voulais écrire à Jenny directement, lui avouer mon amour, lui raconter ma faiblesse, lui dire qu'il n'y avait que deux chances pour moi au monde : vivre près d'elle et vivre éternellement heureux, ou vivre loin d'elle et mourir dans le désespoir. Oh ! je sentais qu'une lettre pareille, je la ferais douloureuse, éloquente, passionnée ; je sentais que je l'écrirais avec mes larmes. Mais comment lui faire remettre une pareille missive ? Puis, une fois remise, si Jenny la prenait du côté ridicule, j'étais un homme perdu ; je ne pouvais plus me présenter devant ses parents, devant elle ; mieux était encore d'attendre les événements, qui semblaient m'avoir pris sous leur protection et pouvaient me conduire à bien : le hasard est souvent notre meilleur ami, et je résolus de m'en rapporter au hasard.
» La journée se passa ainsi, ramenant avec elle un peu de courage. Plus l'heure à laquelle j'aurais dû me rendre chez sir Thomas approchait, plus je trouvais ma terreur de la veille ridicule et exagérée. Il me semblait que, si je n'avais pas refusé son invitation, j'aurais eu le courage de m'y rendre. Puis, quand sonnèrent dix heures du soir, je me dis qu'à cette heure tout serait fini ; que j'aurais vu Jenny et ses parents ; que je serais un ami de la maison, pouvant y retourner à ma fantaisie ; que, sans doute, Jenny m'aurait dit un mot d'encouragement ; enfin que peut-être à cette heure je serais au comble de la joie au lieu d'être un des hommes les plus malheureux de la terre. Le résultat de ce raisonnement fut une résolution formelle d'accepter la première invitation qu'on me ferait. Sur ce, je baisai le lambeau de son voile, et je me couchai.
» Cette victoire sur moi-même me donna une nuit tranquille. Je m'éveillai calme et presque heureux. La journée était magnifique. Aussi, à peine eus-je déjeuné, que je pris mon Xénophon, et que, par mon sentier habituel, je gagnai mon arbre. J'étais plongé au plus profond de ma lecture, lorsque je me sentis toucher l'épaule. C'était sir Henry !
» - Eh bien, mon cher philosophe, me dit-il, toujours sauvage et retiré ? Je vous préviens qu'il y a conspiration contre votre misanthropie ; car ne pensez pas que personne de nous ait cru à votre indisposition.
» Je voulus balbutier quelques excuses.
» - Non, continua sir Henry, vous nous avez pris pour des gens à grande cérémonie ; vous vous êtes trompé, et la preuve, c'est que je suis venu aujourd'hui moi-même vous dire exprès qu'on vous attendait sans façon à dîner.
» - Comment ! m'écriai-je, moi ? Aujourd'hui ?
» - Oui, vous, aujourd'hui ; et je vous préviens qu'on ne recevra aucune excuse, qu'on vous attendra jusqu'à ce que vous veniez, et que, si vous ne venez pas, on ne dînera pas. Voyez si vous voulez prendre sur vous de faire jeûner toute une famille.
» - Non, certainement, répondis-je.
» Je fis un effort.
» - Et j'irai... ajoutai-je en soupirant.
» - à la bonne heure, dit sir Henry, voilà qui est parler. Que lisiez-vous donc là ? un roman de Walter Scott, des poésies de Thomas Moore, un poĆ«me de Byron ?
» - Non, répondis-je, je lisais...
» Je ne sais quelle mauvaise honte me retint au moment où j'allais prononcer le nom du grand capitaine pour lequel cependant j'avais une vénération presque divine. De sorte que je tendis le livre. Sir Henry y laissa tomber un regard.
» - Du grec ! s'écria-t-il. Eh ! mon cher voisin, comment voulez-vous que je lise cela ? Depuis que je suis sorti du collège, Dieu merci ! je n'ai pas jeté les yeux sur un seul de ces grands hommes dont la collection a pensé me faire mourir d'ennui, à commencer par le divin Homère et à finir par le sublime Platon ; de sorte que je puis dire sans fatuité que je me crois maintenant incapable de distinguer l'alpha de l'oméga.
» Je voulus me lever.
» - Non, non, ne vous dérangez, pas, continua sir Henri, je ne fais que passer.
» - Comment ! m'écriai-je, ne m'attendez-vous pas ? ne retournons-nous pas ensemble chez vous ? ne me présentez-vous point à votre famille ?
» - Ne m'en parlez pas, répondit sir Henry ; je suis au désespoir que vous ne soyez pas venu hier ; mais j'ai aujourd'hui un combat de coqs dans lequel je suis engagé pour une somme considérable. On m'attend, et je n'y puis manquer ; mais soyez tranquille, je ferai diligence, et j'arriverai pour le dessert.
» Si je n'avais pas été assis, je serais tombé. Tout mon courage m'était venu de l'idée que j'entrerais dans le salon de ces dames avec sir Henry. J'avais compté sur un introducteur, et voilà que j'étais obligé de me présenter moi-même, ne connaissant de toute la maison que Jenny... Je laissai tomber mon Xénophon avec un sentiment profond de découragement. Si Henry ne s'en aperçut pas, et, avec la même aisance et la même facilité qu'il m'avait abordé, il prit congé de moi, me laissant consterné de la promesse que j'avais faite et qu'il n'y avait plus moyen de rétracter.
» Je restai ainsi une heure, accablé, anéanti ; puis je songeai tout à coup que j'avais le temps à peine de m'habiller si je voulais arriver chez sir Thomas à l'heure du dîner. Je me levai vivement, et je revins en courant vers le château.
» Je trouvai sur le perron le général et le rajah, qui, m'ayant aperçu de loin, étaient venus au-devant de moi, fort inquiets de l'allure que j'avais prise, et qui ne m'était pas habituelle. Ils m'avaient cru poursuivi par quelque chien enragé, et accouraient à mon aide.
» Je montai à ma chambre, et retournai toute ma garde-robe ; enfin je jetai mon dévolu sur un pantalon café au lait, sur un gilet de soie broché et sur un habit vert-bouteille ; c'était un choix de couleur qui me semblait des plus harmonieux ; et, lorsqu'elles furent assemblées sur ma personne, je fus assez content de leur ensemble. J'ordonnai alors au rajah d'aller faire seller mon cheval, enchanté d'avoir un moment de solitude pour répéter devant ma glace le salut que m'avait appris mon maître de danse. Je vis avec satisfaction que je le possédais encore assez agréablement pour m'en servir avec honneur si je ne perdais pas la tête au moment de le faire. Cependant, je ne fus que médiocrement rassuré par cette répétition, car je ne me dissimulai pas quelle distance infinie il y a entre la théorie et la pratique. J'en étais à mon septième ou huitième essai lorsque le rajah rentra et me dit que le cheval était sellé. Je jetai les yeux sur la pendule : il n'y avait plus moyen de reculer, l'aiguille marquait quatre heures ; j'avais cinq milles à faire, et ma science de l'équitation n'était pas assez grande pour me permettre, si pressé que je fusse, une autre allure que celle du pas allongé ou du petit trot. Je rappelai en conséquence tout mon courage, et je descendis d'un pas assez délibéré, en essayant de siffler un air de chasse et en me fouettant les mollets avec ma cravache. »
- Je prévois, dis-je, interrompant le narrateur, qu'il va se passer de telles choses, qu'un verre de punch n'est pas de trop pour vous donner la force de les raconter.
- Hélas ! dit sir Williams en tendant son verre, quelque chose que vous prévoyiez, vous n'approcherez jamais de la vérité !...
« J'enfourchai donc assez courageusement mon poney, continua sir Williams, et je me mis en route. Pendant la première heure, la préoccupation que me causait naturellement la nécessité de conserver mon équilibre ne permit pas trop à mon esprit de s'occuper de soins étrangers ; mais, à mesure que je pris mon aplomb, mon inquiétude me revint, plus cruelle que jamais ; de temps en temps, cependant, j'étais rappelé au soin de ma sûreté personnelle par un mouvement plus vif de ma monture. Cela tenait à ce que mes études de danse, ayant radicalement vaincu la disposition naturelle que j'avais à tenir mes pieds en dedans et m'ayant jeté dans l'excès contraire, mes talons faisaient, avec le ventre de ma monture, un angle aigu dont mes éperons formaient l'extrême pointe ; il en résultait que, si peu caracoleur que fût mon cheval, il se fatiguait cependant à la longue de ce chatouillement continuel, et prenait parfois un temps de trot, mouvement qui avait pour résultat de chasser toute pensée étrangère à la situation précaire dans laquelle il me mettait. Mais, à peine avions-nous repris une allure un peu plus douce, que la réaction s'opérait, et que le danger à venir, bien autrement terrible que le danger passé, se pressait devant moi plus menaçant à mesure que j'approchais du terme de mon voyage.
» Tout à coup, au détour de la route, j'aperçus, à un quart de lieue devant moi, à moitié caché par un massif d'arbres verts, le château de sir Thomas. En même temps, une cloche sonna ; je crus que c'était celle du dîner. L'idée d'avoir à m'excuser d'un retard produisit sur moi un tel surcroît d'anxiété, qu'oubliant que je ne tenais à mon cheval qu'en vertu d'une espèce de transaction par laquelle je m'étais engagé à ne pas le frapper et lui à ne pas courir, je lui appliquai en même temps mes éperons au ventre et ma cravache sur le cou. L'effet produit par cette crânerie fut aussi prompt que la pensée : sans ménagement et sans transition, mon poney, dont l'ardeur était depuis longtemps contenue, prit immédiatement le galop ; au bout de cent pas, je perdis un étrier, au bout de deux cents pas, je perdis l'autre. Je lâchai aussitôt la bride, et, m'accrochant des deux mains à la selle, je parvins, grâce à cette manœuvre, à conserver mon équilibre ; mais, tout entier à cette préoccupation, je ne distinguais plus rien autour de moi. Les arbres couraient comme des insensés, les maisons tournaient comme des folles. Je voyais cependant, au milieu de tout cela, le château de sir Thomas, qui semblait venir au-devant de moi avec une rapidité incroyable. Enfin le tourbillon qui m'emportait s'arrêta tout court, de sorte que, continuant le mouvement d'impulsion que j'avais reçu, je sautai naturellement par-dessus mes mains comme un enfant qui joue au cheval fondu. Je me crus perdu ; mais, en ce moment, je sentis que je glissais doucement sur un plan incliné, et je me trouvai sur mes deux jambes, aux grandes acclamations de lady Burdett et de sa fille, qui, m'ayant aperçu de loin, étaient accourues à la fenêtre à temps pour me voir exécuter mon dernier tour de voltige.
» En me sentant sur un terrain solide, je repris quelque courage ; si peu que je comptasse sur mes jambes, j'avais toujours la conscience qu'elles étaient plus disposées à m'obéir que celles de mon quadrupède. Je rappelai donc mes esprits, et, levant les yeux, j'aperçus devant moi sir Thomas Burdett ; cette vue me donna la force fiévreuse que doit donner à un condamné l'aspect de l'exécuteur. Je marchai assez courageusement à lui, et, les premières paroles de politesse échangées, il me fit passer devant et nous entrâmes. Il n'y avait plus à dire, il fallait payer d'audace. J'enfilai d'un pas rapide une suite d'appartements dont les portes étaient ouvertes et qui conduisaient à la bibliothèque, où m'attendait lady Burdett ; je l'aperçus debout, Jenny était près d'elle. J'entrai dans la chambre. Puis, arrivé à la distance que je crus convenable, j'assemblai mes jambes à la troisième position, et, reportant le pied droit en arrière, je le posai de toute la lourdeur de ma personne et avec toute la force de mon aplomb géométrique sur le gros orteil gauche du baron, qui jeta un grand cri : c'était justement celui où il avait la goutte. Je me retournai rapidement pour lui faire mes excuses ; mais sir Thomas me rassura aussitôt par son air calme et digne, et j'admirai la force stoïque que lui donna sa bonne éducation pour supporter ce pénible accident. Nous nous assîmes.
» L'air gracieux de lady Burdett, la figure angélique de miss Jenny, la conversation facile de sir Thomas me remirent un peu, et je commençai à hasarder quelques paroles. La bibliothèque où nous étions était nombreuse et richement reliée ; je compris que le baronnet était un homme instruit ; j'avançai quelques opinions littéraires qu'il partagea complètement, et je m'étendis alors sur la magnifique collection de classiques grecs que publiait en ce moment le libraire Longmann. Au milieu de l'éloge que j'en faisais, j'aperçus sur un rayon une édition de Xénophon en seize volumes : comme la plus complète que je connaissais n'en formait que deux, cette nouveauté bibliographique excita si vivement ma curiosité, qu'oubliant ma honte habituelle, je me levai pour examiner avec quelles matières inconnues on avait pu remplir les quatorze volumes de supplément. Sir Burdett, comprenant mon intention, se leva de son côté pour me prévenir que ce que je voyais n'était qu'une planche rapportée sur laquelle on avait cloué des dos de reliure pour ne pas interrompre la symétrie de la bibliothèque. Je crus qu'il voulait au contraire m'offrir un de ces volumes, et, désirant lui en épargner la peine, je me précipitai sur le tome huit, et, quelque chose que pût me dire le baronnet, je tirai si bien, que j'entraînai la planche, laquelle, en tombant sur une table, fit choir à son tour un encrier de porcelaine dont le contenu se répandit aussitôt sur un magnifique tapis turc. à cette vue, je poussai un cri de détresse. En vain sir Thomas Burdett et ces dames m'assurèrent-ils qu'il n'y avait pas de mal, je ne voulus entendre à rien ; je me jetai à plat ventre sur le plancher, et, tirant un mouchoir de batiste, je m'obstinai à étancher l'encre jusqu'à la dernière goutte.
» Cette opération terminée, je mis mon mouchoir dans ma poche, et, ne me sentant point la force de regagner mon fauteuil, je me laissai tomber sur celui qui était le plus proche de moi.
» Une plainte étouffée qui sortit de dessous le coussin au moment où je pesais dessus de toute ma lourdeur me causa une nouvelle alarme. Sans doute, je venais de m'asseoir sur un être animé, et il était évident que cet être, quel qu'il fût, était trop soigneux de sa conservation pour me laisser ajouter impunément le poids de ma personne à celui du coussin sous lequel il était allé chercher un asile. En effet, mon siège fut bientôt agité de mouvements convulsifs pareils à ceux qui secouent le mont Etna lorsque Encelade se retourne. Certes, le mieux eût été de me lever aussitôt et de laisser la retraite libre à l'animal que je comprimais d'une façon si abusive ; mais, en ce moment, la fille cadette de sir Thomas entra inquiète et préoccupée en demandant à sa sœur si elle n'avait pas vu Misouf. Je compris à l'instant même que j'étais assis sur l'animal égaré, et que moi seul pouvais donner de ses nouvelles ; mais j'avais tardé trop longtemps à me lever pour me lever à cette heure. Un baronnet boiteux, un tapis taché, un chat ou un chien, car je ne connaissais encore l'animal que par son nom et non pas son espèce, un chat ou un chien, dis-je, estropié pour le reste de ses jours, c'était pour une personne seule trop de méfaits en dix minutes ; je me décidai à dérober au moins à tous les yeux mon dernier crime. La position extrême où je me trouvais me rendit féroce. Je me cramponnai sur les bras de mon fauteur, et à mon poids naturel j'ajoutai toute la pression musculaire dont le désespoir me rendait capable. Mais j'avais affaire à un ennemi résolu de me disputer chèrement son existence ; aussi la résistance devint-elle digne de l'attaque : je sentais l'animal, quel qu'il fût, se replier, se rouler et se tordre comme un serpent. Au fond du cœur, je ne pouvais m'empêcher de rendre justice à sa belle défense ; mais, s'il combattait pour sa vie, je combattais pour mon honneur, je combattais sous les yeux de Jenny. Je sentais que les forces commençaient à manquer à mon adversaire, et cela redoublait les miennes. Malheureusement, la dignité qu'était obligée de conserver la partie supérieure de ma personne m'ôtait une partie de mes avantages ; je fis une fausse manœuvre. Mon ennemi parvint à dégager une patte, et je sentis quatre griffes, quatre épingles, quatre aiguillons m'entrer dans les chairs. J'étais fixé : c'était un chat.
» Soit satisfaction de savoir à quel ennemi j'avais affaire, soit puissance sur moi-même, il fut impossible aux assistants de deviner sur mon visage ce qui se passait vers la partie opposée de ma personne ; la douleur que m'avait causée la griffe de Misouf déchargeait même ma poitrine d'un grand poids. Ce n'était plus un être faible et sans défense que j'égorgeais injustement, c'était un ennemi qui m'avait blessé et dont je me vengeais en toute justice ; ce n'était plus un lâche assassinat que je commettais, c'est un duel franc et loyal dans lequel chacun employait les armes qu'il avait reçues de la nature, et où le vaincu ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même de sa défaite. J'éprouvai alors tout ce que peut donner de force, dans une situation critique, la conscience de son droit ; je me sentis, comme Hercule, la puissance d'étouffer le lion de Némée ; je fis un dernier effort de pression, et je m'aperçus avec joie qu'il était couronné d'un plein succès ; les mouvements cessèrent, le calme se rétablit : mon ennemi était mort ou dompté. En ce moment, un domestique annonça qu'on était servi ; cinq minutes plus tôt, j'étais perdu.
» Le sentiment de ma victoire me donna une espèce d'exaltation grâce à laquelle j'eus le courage d'offrir le bras à lady Burdett. Nous traversâmes les appartements dans lesquels j'avais déjà passé, et nous arrivâmes sans encombre à la salle à manger. Lady Burdett me fit asseoir entre elle et miss Jenny, à qui je n'avais pas encore eu le courage d'adresser la parole, et sir Thomas et miss Dinah, son autre fille, s'assirent en face de nous. Quoique depuis l'aventure du Xénophon mon visage fût resté rouge comme un tison ardent, je commençai cependant à me remettre et à sentir que je rentrais dans une température confortable, lorsqu'un nouvel accident vint de nouveau me faire monter la rougeur au front. J'avais respectueusement placé le plus près possible du bord de la table l'assiette pleine de potage que lady Burdett venait de m'offrir, lorsqu'en m'inclinant pour répondre à un compliment que miss Dinah me faisait sur le bon goût de mon gilet, je pesai sur l'assiette, qui, faisant immédiatement la bascule, renversa sur moi tout ce qu'elle contenait d'un bouillon si brûlant, que personne encore n'avait osé en porter une cueillerée à sa bouche. La douleur m'arracha un cri ; le potage avait inondé mon pantalon et coulait jusque dans mes bottes. Malgré le secours de ma serviette et de celles de lady Burdett et de miss Jenny, qui s'empressèrent de venir à mon aide, l'effet du liquide bouillant fut prodigieux ; j'avais la partie inférieure du corps comme dans une fournaise ; mais, me rappelant la puissance que sir Thomas avait eue sur lui-même lorsque je marchai sur son pied goutteux, je renfonçai mes plaintes, et je supportai la torture en silence, au milieu des éclats de rire étouffés des dames et des domestiques.
» Je ne vous parlerai pas de mes gaucheries pendant le premier service : la saucière renversée, le sel répandu sur la table, un poulet que l'on me passa à découper par déférence ou par trahison, et dont je ne pus jamais trouver les joints, continuèrent à donner à sir Burdett et à sa famille une idée avantageuse du convive qu'ils avaient admis à leur table. Enfin le second service arriva ; c'était là que m'attendait la troisième série des malheurs à laquelle je devais définitivement succomber.
» Parmi les plats du second service, on avait apporté un pudding au rhum tout allumé. Lady Burdett avait eu l'adresse de m'en servir une portion sans qu'il s'éteignît, et j'étais en train d'alimenter, à l'aide d'un morceau piqué au bout de ma fourchette et imbibé d'alcool, la flamme qui brûlait sur l'autel placé devant moi. En ce moment, miss Dinah, qui semblait avoir juré ma perte, me pria de lui passer un plat de pigeons qui était près de moi. Dans mon empressement à lui obéir, je me hâtai de fourrer le morceau de pudding tout enflammé dans ma bouche ; autant aurait valu y mettre les charbons ardents de Porcie : il n'y a pas de paroles pour vous faire comprendre une pareille agonie ; mes yeux sortaient de leur orbite. Je poussai une espèce de rugissement nasal qui devait être déchirant à entendre. Enfin, en dépit de ma résolution, de mon courage et de ma honte, je fus forcé de rejeter sur mon assiette la cause première de mon tourment. Sir Thomas, sa femme et ses filles éprouvaient, je le voyais bien, une compassion réelle pour mon infortune et y cherchaient quelque remède, car j'avais l'intérieur de la bouche complètement brûlé ; l'un proposait de l'huile d'olive ; l'autre, de l'eau ; une troisième, et c'était encore miss Dinah, affirma que le vin blanc était ce qu'il y avait de mieux en pareille circonstance. La majorité se réunit à cette opinion. Aussitôt, un domestique m'apporta un verre plein de la liqueur demandée ; par obéissance plutôt que par conviction, je portai le verre à ma bouche, et je la remplis machinalement. Je crus avoir mis du vitriol sur mes brûlures ; soit mauvaise plaisanterie, soit erreur, le sommelier m'avait envoyé un verre de la plus forte eau-de-vie. Sans aucune habitude des liqueurs fortes, je ne pouvais avaler le gargarisme infernal, qui cependant brûlait mon palais et ma langue. Je sentis que, malgré moi, j'allais rejeter l'eau-de-vie comme j'avais rejeté le pudding. Je portai mes deux mains à ma bouche, et je les croisai convulsivement sur mes lèvres ; mais le liquide, repoussé par les convulsions de la nature, s'élança violemment à travers mes doigts comme à travers le crible d'un arrosoir, et aspergea les dames et tous les plats de la table. Des éclats de rire partirent à l'instant de tous côtés ; vainement Sir Thomas réprimanda ses valets et lady Burdett et ses filles. Je comprenais moi-même qu'il était impossible de ne pas éclater, et cette conviction ajoutait encore à mon martyre ; la sueur de la honte me monta au front ; je sentais une goutte d'eau couler de chacun de mes cheveux. Je perdis alors complètement l'esprit. Pour mettre fin à cette intolérable transpiration, je tirai mon mouchoir de ma poche, et, sans me souvenir ni sans voir qu'il était tout trempé de l'encre du Xénophon, je m'essuyai le visage, qui fut à l'instant barbouillé de noir dans toutes les directions. Pour cette fois, personne n'y tint plus : lady Burdett se renversa en pâmoison sur sa chaise ; sir Thomas tomba en convulsions sur la table ; les jeunes demoiselles étaient près de suffoquer. En ce moment, je jetai les yeux sur une glace qui se trouvait en face de moi, et je me vis !... Je sentis que tout était perdu ; je m'élançai, désespéré, hors de la salle à manger ; je me précipitai dans le jardin. En ce moment, sir Henry rentrait. Voyant un homme fuir à toutes jambes, il me prit pour un voleur, et se mit à ma poursuite en me criant d'arrêter ; mais la honte me donnait des ailes : je franchis le fossé comme un daim effarouché, et, à travers champs, en droite ligne, sans suivre aucune route tracée, je me dirigeai vers Williams-House, et vins tomber haletant et sans force à la porte du château.
» Je fis une maladie de trois mois, pendant laquelle la famille de sir Burdett eut le bon goût de ne pas même envoyer demander de mes nouvelles. à peine pus-je me lever, que je fis venir une voiture avec des chevaux de poste, et que je quittai l'Angleterre sans dire adieu à personne, emportant pour toute consolation ce lambeau de voile que je conserverai toute ma vie, et que je veux qu'on mette dans ma tombe après ma mort.
» Maintenant, vous devinez pourquoi vous m'avez vu, l'autre jour, descendre si rapidement le Righi ; c'est que j'appris à moitié route que, parmi les voyageurs qui me précédaient, il y avait un compatriote, à qui mon nom et mes aventures pouvaient être connus ; car voilà la vie que je mène, fuyant toute société, dévoré de l'idée que je dois tous mes malheurs à moi-même, et écrasé de la conviction qu'il n'y a pas de félicité possible pour moi dans ce monde ! »
Malheureusement, il n'y avait pas la plus petite chose à répondre à cela ; c'était clair comme le jour et vrai comme l'évangile. En conséquence, au lieu de me perdre en banalités philosophiques, je fis venir un second bol de punch, et, au bout d'une demi-heure, j'eus la satisfaction de voir sir Williams, sinon consolé, du moins hors d'était de sentir momentanément toute l'étendue de son malheur.

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